B. LE DÉVELOPPEMENT DES NTG POURRAIT FAIRE TOMBER DE NOMBREUSES VARIÉTÉS DANS LE CHAMP DES BREVETS, SOULEVANT DES ENJEUX INÉDITS EN TERMES DE CONCENTRATION DU MARCHÉ, D'ACCÈS AUX RESSOURCES GÉNÉTIQUES ET DE SÉCURITÉ JURIDIQUE POUR LES OBTENTEURS ET LES AGRICULTEURS
1. Un risque avéré de concentration du marché faisant peser une menace vitale sur la filière semencière française
Aux États-Unis, la brevetabilité des techniques de recombinaison génétique et des séquences génétiques a été l'un des moteurs de la concentration de l'industrie des semences au cours des vingt dernières années.
Ainsi, les trois premiers groupes (Bayer, Corteva et Syngenta) détiennent 71 % des brevets concernant les plantes qui ont déposés aux États-Unis entre 1976 et 2021. Par conséquent, comme l'a relevé le Comité aux enjeux sociétaux de Semae dans un avis de décembre dernier sur les semences et la propriété intellectuelle, les deux leaders (Bayer et Corteva) se partagent désormais plus du quart des marchés mondiaux ; ces deux groupes représentent 72 % des ventes sur le marché américain des semences de maïs. Le marché des traits n'échappe pas à ce phénomène, puisque selon le département de l'Agriculture aux États-Unis, les traits détenus initialement par Monsanto sont utilisés sur 95 % des surfaces de soja transgénique, 81 % du maïs et 79 % du coton. In fine, les six plus grandes entreprises semencières représentent désormais 40 % des marchés mondiaux.
Or, comme l'a souligné le comité scientifique du Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées (CTPS), les procédés d'édition génomique - qui font d'ores et déjà très majoritairement l'objet d'une protection par brevet, à l'instar de la voie CRISPR/Cas - sont également détenus par une poignée d'entreprises semencières, la seule firme américaine Corteva détenant ainsi la quasi-totalité des droits de licence en matière de production agricole végétale.
De surcroît, dans la mesure où les NTG sont protégées par une multitude de brevets, portant sur les techniques, mais également sur les différentes applications, le recours à ces technologies risque d'être très onéreux, favorisant leur accaparement par de grands groupes mondiaux, au détriment des PME d'obtention végétale. La menace d'un tel verrou financier à l'usage des NTG a été évoquée par de nombreuses parties prenantes.
En parallèle, l'Office européen des brevets a confirmé en août 2023 qu'à défaut d'une refonte du droit européen, les traits de variétés issues des NTG pourraient être brevetés. Les techniques d'édition génomique permettant d'introduire simultanément plusieurs traits, elles pourraient à terme entraîner une multiplication des caractères brevetés au sein d'une même variété
Le Comité aux enjeux sociétaux de Semae estime en définitive qu'un recours massif aux NTG - permettant d'introduire une multiplicité de gènes édités au sein d'une variété, à l'aide de plusieurs technologies différentes de manipulation génique - se traduirait par un « empilement de caractères », rendant impossible leur suppression et faisant définitivement tomber la variété créée dans le champ des brevets. Une telle situation imposerait aux sélectionneurs le paiement de redevances exorbitantes auprès des différents détenteurs de brevets - de l'ordre de 4 à 5 % du chiffre d'affaires généré par brevet - tout en générant une grande incertitude.
Partant, force est de constater que le caractère brevetable des techniques d'édition génomique ainsi que des séquences qui en sont issues pourrait à l'avenir restreindre l'accès des sélectionneurs aux technologies et ressources génétiques et de ce fait créer des barrières à l'entrée pour les petites et moyennes entreprises, tout en renforçant le pouvoir de marché des grandes entreprises semencières.
Dès lors, comme l'a indiqué M. Paul Vialle, de l'Académie d'agriculture, lors de son audition : « il faut être pleinement conscient que le présent règlement peut servir de cheval de Troie aux grandes firmes semencières mondiales pour tuer la concurrence des PME européennes via des séquences brevetées un peu partout, fussent-elles inutiles ».
En l'état, il a donc été indiqué aux rapporteurs que la proposition de règlement faisait peser une menace vitale sur la semencière française, qui à rebours de la tendance à la concentration au niveau mondial, compte plus d'une soixante d'entreprises de sélection, dont une majorité de petites et moyennes entreprises. La mise en oeuvre de ce texte soulève ainsi des enjeux colossaux, s'agissant de l'avenir de l'industrie semencière européenne et plus largement, de la possibilité pour l'Union de mettre en oeuvre ses propres politiques agricoles, alimentaires et environnementales, sans dépendre d'intérêts étrangers aux objectifs européens. Comme l'a résumé M. Paul Vialle : « accepter tel quel le texte, sans perspective autre qu'aléatoire de modification vigoureuse, serait obérer un pan entier de notre avenir stratégique ».
2. Une multiplication des éléments brevetés dans les variétés qui pourrait restreindre l'accès aux ressources phytogénétiques et freiner l'innovation variétale
Une concentration accrue du secteur serait par ailleurs particulièrement préjudiciable à l'agriculture dans son ensemble. En effet, comme l'ont relevé l'Académie des technologies et l'Académie d'agriculture, la multiplicité des entreprises semencières a contribué par le passé à la dynamique de la sélection végétale et au maintien d'une grande diversité génétique.
A contrario, il y a fort à craindre que la concentration du marché des semences ne tende à favoriser la disparition de la biodiversité cultivée. En effet, dans une situation oligopolistique, et dans l'hypothèse où les redevances pour accéder aux NTG s'avèreraient élevées, les grandes firmes risqueraient de concentrer leurs recherches sur un nombre limité de végétaux et de traits, dont la commercialisation serait jugée plus rentable et assurerait un retour financier suffisant. En pratique, seraient privilégiées les grandes cultures comme le maïs, le blé, le riz ou le coton, au détriment non seulement des espèces dites mineures comme les protéagineux, le blé dur ou l'orge, mais également des caractéristiques adaptées à certains marchés locaux, pour lesquelles il serait difficile d'atteindre un retour financier suffisant pour amortir le coût des licences.
En réalité, seules les PME seraient en mesure d'être intéressées par les applications bénéficiant à une biodiversité cultivée la plus étendue possible (espèces secondaires, caractères particuliers à tel usage ou tel contexte).
En parallèle, la multiplication des éléments brevetés au sein des variétés serait susceptible de remettre en cause le libre accès aux ressources phytogénétiques, et donc de restreindre l'innovation variétale. En effet, comme l'a exposé M. Paul Vialle, de l'Académie d'Agriculture, le « mitage possible de l'ADN de variétés végétales par des brevets - on parle de “ buisson de brevets ?, voire de “ champs de mines ? - rendrait inopérants les bénéfices du COV [que sont] l'exception du sélectionneur et le privilège du fermier ».
Or, si les NTG sont amenées à se développer, la réalisation de croisements entre des variétés existantes, qui constituent les ressources phytogénétiques, reste indispensable à l'innovation variétale. Dans ce contexte, les semenciers ont souligné que le maintien du libre-accès aux ressources phytogénétiques devait constituer une priorité.
In fine, alors que la diversité paraît indispensable à l'agriculture pour relever les défis du futur, de nombreuses parties prenantes redoutent que la brevetabilité des génomes et des techniques d'édition génomique ne contribue à accélérer la standardisation des semences.
3. Le manque d'accès à l'information sur les brevets dans les variétés pourrait amener les obtenteurs et les agriculteurs à se placer dans des situations de contrefaçon involontaire
Le respect du droit des brevets suppose une connaissance fine, pour l'obtenteur, des éléments brevetés présents dans les différentes variétés disponibles. Or, les auditions ont mis en exergue le caractère parcellaire des informations disponibles s'agissant des caractères brevetés, étant donné l'absence d'obligation de déclaration des éléments brevetés dans les variétés, mais également le nombre de brevets ainsi que les délais constatés entre le dépôt, la publication et la délivrance de ces derniers. S'il existe une base de données permettant de répertorier les informations disponibles s'agissant des variétés commerciales dépendantes de brevets, cette dernière se fonde sur des contributions volontaires et ne peut donc prétendre à l'exhaustivité.
En parallèle, comme évoqué précédemment, la détection par analyse s'avère souvent difficile, voire impossible dans le cas de gènes édités à l'aide des nouvelles techniques génomiques.
In fine, le cumul de l'impossibilité de détecter les éléments brevetés par des analyses et de l'absence d'obligation déclarative quant à la présence de ces éléments dans les variétés mettrait les agriculteurs et les sélectionneurs dans l'incapacité de se prémunir contre la présence involontaire de matériel breveté dans leurs variétés. Ces derniers pourraient être amenés à utiliser à leur insu des variétés contenant des éléments brevetés pour en créer de nouvelles, se plaçant ainsi dans une situation de contrefaçon involontaire.
Pour de nombreuses parties prenantes, la brevetabilité du vivant constitue ainsi une dérive possible de la présente proposition de législation, puisque des semenciers traditionnels faisant valoir l'enregistrement de variétés antérieurement au dépôt de brevet d'un concurrent sur une information génétique qu'elles contiennent pourraient être menacés de poursuites en contrefaçon. Des précédents existent à ce sujet28(*).
Dès lors, l'augmentation du nombre de variétés contenant des éléments brevetés tendrait à accroître l'incertitude juridique entourant l'activité des obtenteurs, et nécessiterait de mobiliser du temps et des moyens supplémentaires pour sécuriser la sélection variétale - au détriment toujours des petites et moyennes entreprises ne disposant pas des ressources nécessaires.
* 28 En 2017, le semencier français Gautier Semences a ainsi été confronté à un brevet déposé par le néerlandais Rijk Zwann sur une caractéristique génétique présente dans ses semences de salade.