II. UNE RÉFORME DU RÉGIME DES CULTES QUI N'A PAS PRODUIT LES EFFETS ESCOMPTÉS S'AGISSANT DE LA RESTRUCTURATION DES CULTES EN FRANCE OU DE LA LUTTE CONTRE LE SÉPARATISME
La loi du 24 août 2021 a été dénoncée comme une remise en cause de compromis qui avaient été nécessaires pour apaiser la querelle religieuse en France à la suite de la loi du 9 décembre 1905. Rejeté par le culte catholique, ce régime ne s'est imposé que très progressivement, moyennant un aménagement spécifique destiné à préserver les spécificités de l'organisation hiérarchique de l'Église romaine.
La création, en 1924, des associations diocésaines70(*), assimilées par la jurisprudence à celles relevant de la loi de 1905, est l'aboutissement d'assouplissements considérables des contraintes posées à l'exercice d'un culte. L'article 4 de la loi du 2 janvier 1907 concernant l'exercice public des cultes avait ainsi permis la création d'associations ayant un but cultuel sur le fondement de la loi du 1er juillet 1901 sur le contrat d'association. L'État avait même admis, loin de l'intransigeance des premières discussions de la loi de Séparation, que les réunions pour l'exercice du culte puissent être tenues sur la base d'initiatives individuelles sur le fondement de la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion.
Or la loi du 24 août 2021 est revenue sur une part importante de ces assouplissements en alignant de fait, par son article 73, le régime de la partie cultuelle des associations dites mixtes relevant de la loi de 1907 sur celui des associations relevant de la loi de 1905, obligeant notamment à la tenue d'une comptabilité, et donc d'un compte bancaire, séparé de celle des activités culturelles ou sociales.
Cette augmentation des contraintes administratives avait pour ambition de rendre plus attractif le régime de la loi de 1905, qui ouvre la possibilité d'obtenir des dons et legs assortis d'avantages fiscaux pour les donateurs, régime complété par la possibilité nouvelle d'administrer des immeubles acquis à titre gratuit, c'est-à-dire de louer des biens reçus par donation et non affectés au culte et d'en tirer des revenus. Elle était présentée comme nécessaire pour la transparence des activités des associations cultuelles et ainsi éviter les dérives.
Mais le régime de 1905 a été lui-même soumis à un contrôle plus étroit, créant des bouleversements qui n'ont pas à ce jour produit les effets escomptés, tout en créant un climat de défiance regrettable avec les cultes.
A. UNE MISE EN CONFORMITÉ EN DEÇÀ DES OBJECTIFS
Les nouvelles obligations imposées aux cultes demeurent un défi pour le ministère de l'intérieur lui-même. Si l'administration centrale du ministère s'est réformée et étoffée pour élaborer puis mettre en oeuvre les dispositions de la loi CRPR, le bureau central des cultes, structure administrative créée en 1911 et relevant désormais de la nouvelle sous-direction des cultes et de la laïcité, n'a pu encore faire face à l'ampleur de la tâche réglementaire et pédagogique pour mettre en oeuvre la réforme du régime des cultes.
De plus, l'administration centrale a dû composer avec les difficultés auxquelles ont fait face les bureaux des cultes des préfectures, marqués par une longue période de désintérêt avant de se voir placés au coeur de la politique publique de lutte contre le séparatisme. Insuffisamment dotés en moyens matériels et humains, souvent trop peu ou pas formés aux nouvelles règles qu'ils devaient appliquer, les bureaux préfectoraux, au contact des bénévoles sollicitant la reconnaissance d'une association cultuelle, ont dans plusieurs départements appliqué de manière disparate et parfois même contraire aux textes les mesures que l'administration cherchait pourtant à clarifier en lien avec les cultes.
Face à la masse de dossiers à traiter, nombre de préfectures n'ont donc pas pu se concentrer sur les associations les plus éloignées du régime de 1905 et qu'il convenait d'accompagner. Certaines préfectures y sont cependant parvenues et elles s'imposent dès lors comme des modèles à suivre.
1. Un processus complexe pour des administrations territoriales souvent trop peu préparées
L'article 69 de la loi CRPR constitue une évolution majeure des relations entre l'État et les cultes en imposant une reconnaissance préalable obligatoire du caractère cultuel des associations qui souhaitent relever du statut prévu par la loi de 1905. L'article 88 entraînait l'obligation de déposer ce dossier de cultualité avant le 30 juin 2023 pour les associations constituées avant le 25 août 2021.
Cette mesure était centrale au projet de loi. Elle avait un double objectif. Le premier était de police administrative : s'assurer que les avantages fiscaux et financiers liés au statut d'association cultuelle ne bénéficient pas à des officines séparatistes. Le second, plus essentiel, était de favoriser la restructuration du culte en France en utilisant les dispositions combinées des articles 69 et 7371(*) de la loi pour inciter à la transformation des associations mixtes, privilégiées par les nouvelles spiritualités et le culte musulman, en associations relevant de la loi de 1905.
Les résultats obtenus, au prix d'importantes difficultés administratives, ne sont pas à la hauteur des attentes. Sans entraîner, au moins pour le moment, de bascule vers le régime de 1905, la nouvelle procédure de déclaration préalable a essentiellement conforté le sentiment de défiance des cultes, cette impression étant même partagée désormais par ceux qui étaient les plus engagés dans l'élaboration de la loi.
Les chiffres communiqués aux rapporteures font état de plus de 3 000 associations cultuelles actuellement reconnues ou dont le dossier est en cours d'instruction, dont 300 relevant du culte musulman. Or il existait préalablement à la loi de 2021 environ 5 000 associations cultuelles (les plus nombreuses étant les protestantes).
Les auditions conduites par les rapporteures ont permis de constater le traitement très disparate selon les préfectures des procédures de déclaration préalable et une multitude d'obstacles administratifs liés à l'impréparation des préfectures, sans doute faute d'information et de formation. Cela a abouti à des demandes non conformes à la loi, comme la convocation de ministres des cultes par la police ou la demande de signature des contrats d'engagement républicains. La méconnaissance des spécificités des associations cultuelles a aussi pu entraîner des incompréhensions, comme la demande de modification par certaines préfectures du statut des associations diocésaines qui leur était soumis, alors que ceux-ci sont définis par un accord international. La charge administrative pesant sur les membres des associations s'est donc révélée particulièrement pesante, ainsi que l'avait anticipé le Sénat lors de la discussion du texte. La difficulté pour les bureaux en charge des cultes au sein des préfectures de faire face à l'afflux des demandes (plus de 1 800 dossiers instruits entre début 2022 et juin 2023 plus de 1 200 nouvelles demandes entre juin 2023 et février 2024) s'est traduite dans de nombreuses instances, partout sur le territoire, par des délais particulièrement longs pour obtenir l'attestation de qualité cultuelle que les associations sont en droit de demander.
Ainsi que le Sénat l'avait adopté en 2021, les rapporteures souhaitent donc que le renouvellement de la reconnaissance du statut cultuel des associations puisse se faire par tacite reconduction à la suite de la réception des demandes, les préfectures conservant la possibilité de soumettre à nouveau l'association à la procédure de déclaration.
Extrait du rapport de la commission des
lois
sur l'article 27 du projet de loi CRPR
« La commission des lois a jugé pertinent l'objectif recherché par le Gouvernement, qui souhaite pouvoir ainsi s'assurer qu'une association cultuelle bénéficiant d'importants avantages fiscaux respecte bien les règles de fonctionnement qui s'imposent à elle et ne trouble pas l'ordre public. Il serait inconcevable que la générosité publique et le contribuable financent par ce biais des entreprises séparatistes.
« Toutefois, elle a également été sensible aux critiques exprimées par de nombreux représentants des cultes, qui craignent qu'un tel excès de formalisme confine à la suspicion généralisée contre les croyants et nuise à l'activité ou au financement d'associations bien installées et parfaitement respectueuses des lois de la République.
« En outre, comme l'ont relevé les rapporteures pendant leurs auditions, il n'est pas établi que les services des préfectures disposent réellement des moyens suffisants pour faire face à l'afflux de dossiers qu'il leur faudra désormais instruire chaque année, eux qui peinent déjà à répondre dans un délai raisonnable aux demandes de rescrits administratifs déposées par les associations cultuelles. Alors que l'étude d'impact évoque un quintuplement des demandes, aucune hausse de moyens correspondante n'a, semble-t-il, été prévue.
« La commission a, dès lors, souhaité introduire plus de souplesse lors du renouvellement des demandes des associations dont la qualité cultuelle aura déjà été reconnue pour une première période de cinq ans (...) ».
Proposition n° 10 : Conformément au vote du Sénat lors de la discussion du projet de loi, introduire plus de souplesse lors du renouvellement des demandes des associations dont la qualité cultuelle aura déjà été reconnue pour une première période de cinq ans :
- Si, informée de la volonté d'une association de voir la reconnaissance de sa qualité cultuelle prolongée pour cinq nouvelles années, l'administration ne lui répond pas, la prolongation sera automatique par tacite reconduction ;
- Si, à l'inverse, l'administration souhaite disposer de plus d'informations pour exercer son contrôle, elle peut décider de soumettre à nouveau l'association à la procédure de déclaration, et se réserve ainsi le moyen de former opposition au vu du nouveau dossier qui lui sera soumis.
2. Des effets paradoxaux qui demandent un travail de concertation et une mobilisation des services de l'État pour accompagner les structures les plus éloignées du cadre de la loi de 1905
La nouvelle procédure a également entraîné un effet paradoxal mais sans doute inévitable : l'obligation faite à des associations bénéficiant depuis parfois plusieurs décennies du statut d'association 1905 de se séparer d'une partie de leurs activités considérées comme sociales ou culturelles et dont la nature ou l'ampleur faisaient qu'elles ne pouvaient être considérées comme accessoires à l'activité cultuelle.
L'objet des associations cultuelles relevant de la loi de 1905 obéit en effet à un principe de spécialité exclusive. Créée pour « subvenir aux frais, à l'entretien et à l'exercice public d'un culte »72(*), l'association ne doit et ne peut être consacrée qu'à des activités en lien avec l'exercice public de ce culte. Il convient de relever que la loi de 1905 ne concerne que cet exercice public et non l'exercice privé du culte. D'autre part, faute de définition explicite dans la loi de 1905, c'est à la jurisprudence qu'il est revenu de fixer les contours de la notion de culte. Le culte est défini comme « la célébration de cérémonies organisées en vue de l'accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques »73(*). Le respect de cette condition d'exclusivité s'apprécie tant au regard non seulement des stipulations statutaires de l'association (son objet), mais aussi de ses activités réelles.
Il existe cependant la possibilité pour une association cultuelle relevant du régime de 1905 d'exercer d'autres activités, si celles-ci se rattachent directement à l'exercice du culte et présentent un caractère strictement accessoire.
Soumises à l'examen nécessaire à la reconnaissance de leur qualité cultuelle, des associations relevant de la loi de 1905 se sont donc trouvées face à l'obligation de créer des structures relevant de la loi de 1901 pour ne pas se voir refuser le caractère cultuel. C'est sous la seule forme d'associations de loi de 1901 qu'elles pourront continuer à conduire des activités qu'elles assumaient historiquement, notamment dans le champ social. Ces cas, auxquels s'ajoute l'incertitude liée à la notion d'activité accessoire, susceptible d'être interprétée différemment selon les préfectures, ont renforcé le sentiment d'associations de se trouver soumises à des contraintes disproportionnées au regard de l'ancienneté de leur engagement républicain.
Tant la Fédération protestante de France que le Grand Rabbin ont fait part à vos rapporteures de difficultés techniques et juridiques persistantes. Certaines sont susceptibles de faire obstacle à la location des biens immobiliers, possibilité qui découle de la loi CRPR (article 71), d'autres sont relatives à la difficulté de mobiliser les fonds destinés à la rénovation des bâtiments religieux.
Au regard des difficultés rencontrées par les associations, il est également important que le ministre de l'intérieur puisse envisager avec les cultes des solutions aux difficultés liées à l'utilisation des dons pour la rénovation des bâtiments, à la location des immeubles et aux activités sociales historiques des associations cultuelles.
Proposition n° 11 : Répondre, en lien avec la sous-direction en charge des cultes et les ministères concernés, aux difficultés liées à l'utilisation des dons pour la rénovation des bâtiments, à la location des immeubles et aux activités sociales des associations cultuelles.
Il apparaît également indispensable que le travail engagé avec le bureau des cultes du ministère de l'intérieur se poursuive pour publier au plus vite les textes réglementaires et fiches pédagogiques nécessaires à la bonne appropriation par les associations cultuelles de leurs nouvelles obligations. La Fédération protestante de France, particulièrement investie dans le dialogue avec le bureau des cultes a souligné ce point à plusieurs reprises et avec force notamment auprès des rapporteurs.
L'accompagnement des associations mixtes vers le statut de 1905 doit être une mission prioritaire mobilisant l'action des préfectures. Les exemples de la Seine-Saint-Denis et du Val-d'Oise, où les préfets ont mené une politique active d'incitation, et parfois de sanction avec le prononcé d'astreintes en cas de non mise en conformité des statuts, mais aussi d'accompagnement, montrent que des actions de ce type sont efficaces. Cela exige la mobilisation des services de l'État.
Ce travail est d'autant plus nécessaire que, face à la complexité des démarches à accomplir, une activité de conseil et d'accompagnement s'est développée au sein du secteur, qui ne peut que renforcer la crédibilité et le poids de ceux qui s'y consacrent. Or si ce travail est utile et pleinement légitime s'agissant des fédérations interlocutrices habituelles de l'État, ou du groupe de travail constitué au sein du Forum de l'islam de France, il est susceptible de poser question s'agissant de structures moins établies, voire de favoriser l'entrisme.
Proposition n° 12 : Publier au plus vite les textes réglementaires et fiches pédagogiques nécessaires à la bonne appropriation par les associations cultuelles de leurs nouvelles obligations.
3. Une structure de dialogue avec l'islam de France encore en mal de légitimité : le forum de l'islam de France (FORIF)
Parallèlement à la loi du 24 août 2021, le Président de la République a souhaité relancer le dialogue avec le culte musulman et rompre avec une « personnalisation trop forte » des structures précédentes, dans l'« objectif de faire aboutir concrètement des projets portés par des acteurs de terrain et de faciliter la structuration d'un Islam de France, émancipé des ingérences étrangères et de l'entrisme de ceux qui s'opposent à la République et sont des propagateurs de haine ». Lancé en février 2022 au palais d'Iena, réuni au Palais de l'Élysée en février 2023 et au ministère de l'intérieur en février 2024, le FORIF est une structure dont le devenir interroge les rapporteures. Constitué de groupes de travail, le forum se voit appelé par l'État à se pencher sur des sujets d'une particulière importance, les violences anti-musulmanes ou le statut des imams par exemple. Il doit même être le porteur d'un projet de fédération des associations musulmanes, selon le souhait du ministre de l'intérieur formulé lors de son discours du 26 février dernier.
Pourtant, comme l'indique le ministre, le FORIF est une méthode et non une structure ; ni sa composition, ni les modalités de participation de ses membres ne sont connues, malgré des demandes répétées. Sans minimiser l'intérêt des travaux qui peuvent être conduits par les groupes de travail du FORIF, la transition d'une méthode fluide vers une fédération solide est un défi qui appelle plus de transparence de la part de l'État.
Les rapporteurs souhaitent donc que la composition du FORIF soit rendue publique dans les meilleurs délais.
Proposition n° 13 : Publier dans les plus brefs délais la composition du Forum de l'Islam de France et garantir la transparence de son fonctionnement.
* 70 Le statut de ces associations découle d'un accord international par échange de lettre à l'origine entre le Président de la République et le nonce apostolique à Paris, il a été actualisé depuis plusieurs fois par la même procédure, le ministre en charge des cultes représentant la France.
* 71 L'article 73 a soumis les activités cultuelles des associations dites mixtes relevant de la loi de 1907 aux mêmes obligations comptables que celles des associations loi 1905 sans leur accorder les avantages fiscaux et financiers.
* 72 Article 18 de la loi de 1905
* 73 CE, Assemblée, 24 octobre 1997, avis contentieux, Association locale pour le culte des témoins de Jéhovah de Riom