B. DES DISPOSITIFS DE CONTRÔLE DE L'ACTION DES COLLECTIVITÉS LOCALES INSUFFISAMMENT MOBILISÉS PAR LES ACTEURS
1. Une appropriation des obligations liées à la lutte contre le séparatisme encore très variable selon les collectivités
a) La loi CRPR a introduit de nouvelles obligations pour les collectivités territoriales
Outre l'obligation de désigner un référent laïcité prévue par l'article 3 de la loi CRPR, cette dernière a introduit plusieurs autres obligations à destination des collectivités territoriales.
(1) L'obligation de respect des principes de neutralité et de laïcité par les élus municipaux agissant en qualité d'agents de l'État
L'article 6 de la loi CRPR impose aux maires, à leurs adjoints et aux membres du conseil municipal disposant d'une délégation du maire de respecter les principes de neutralité et de laïcité lorsqu'ils agissent au nom de l'État.
Cette disposition, codifiée à l'article L. 2122-34-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT), consacre ainsi dans la loi une obligation largement reconnue par la jurisprudence.
De manière générale, les élus locaux ne sont pas tenus de respecter le principe de neutralité dans l'exercice de leurs fonctions. La Cour de cassation a par exemple jugé « qu'aucune disposition législative (...) ne permet au maire d'interdire aux élus de manifester publiquement, notamment par le port d'un insigne, leur appartenance religieuse30(*) ». À cette occasion, elle a ainsi estimé qu'un maire ayant privé de son droit de parole, lors d'un conseil municipal, une élue qui portait un insigne manifestant ostensiblement son appartenance à la religion chrétienne, avait commis une discrimination.
En revanche, les élus sont tenus de respecter le principe de neutralité lorsqu'ils exercent leurs attributions au nom de l'État.
Les missions exercées par les maires au nom de l'État
En tant qu'agents de l'État, les maires exercent des missions variées :
- Les maires sont chargés de la publication et de l'exécution des lois et des règlements ou encore de l'exécution des mesures de sûreté générale31(*) ;
- Ils sont officiers de police judiciaire32(*) et peuvent à ce titre constater des infractions ou encore conduire des enquêtes préliminaires ;
- Ils sont officiers d'état civil33(*) et sont à ce titre chargés de tenir les registres d'état civil, d'enregistrer les naissances, les mariages ou encore les décès, de délivrer des copies d'actes d'état civil, etc. ;
- Les maires sont enfin chargés de l'organisation des élections et sont notamment en charge de l'établissement des listes électorales.
Ce principe a été régulièrement rappelé par la jurisprudence. Dans une décision de 201334(*), le Conseil constitutionnel a ainsi relevé que les maires et leurs adjoints sont tenus de respecter le principe de neutralité lorsqu'ils agissent en tant qu'officiers d'état civil - notamment pour la célébration des mariages - et ne peuvent faire valoir une clause de conscience en la matière.
(2) L'avis obligatoire du préfet sur les demandes d'autorisation d'urbanisme concernant des projets relatifs à des constructions destinées à l'exercice du culte
D'abord, l'article 7 de la loi CRPR, introduit en première lecture à l'initiative du Sénat35(*), a prévu un avis préalable et obligatoire du préfet de département pour la délivrance des permis de construire, d'aménager ou de démolir par les maires ou les présidents d'établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) compétents « lorsque le projet porte sur des constructions et installations destinées à servir à l'exercice d'un culte ».
L'objectif de cette mesure, désormais codifiée à l'article L. 422-5-1 du code de l'urbanisme, était selon le sénateur Philippe Dallier de « faire tomber la pression qui repose sur les maires ». Il apparaissait en effet que dans de nombreuses communes, des collectifs ou des associations cultuelles faisaient pression sur le maire - notamment au cours des périodes de campagnes électorales - afin que celui-ci délivre des autorisations d'urbanisme pour ce type de projets.
La portée de cette disposition a été précisée par le Conseil d'État dans une décision rendue le 25 juillet 202236(*). Le Conseil d'État a notamment précisé que la consultation du préfet, pour avis simple, par le maire ou par le président de l'EPCI était obligatoire pour les projets créant des constructions ou installations destinées à l'exercice d'un culte ainsi que pour les projets étendant de telles constructions ou installations de manière significative. L'avis du préfet doit donc être recueilli dans le cas d'un permis modificatif.
(3) L'information du préfet de la garantie par une collectivité territoriale d'un emprunt contracté pour la construction d'un lieu de culte
Introduit par un amendement du Gouvernement37(*) lors de l'examen en première lecture de la loi CRPR au Sénat, avec un avis favorable de la commission des lois, l'article 70 de la loi précitée crée un mécanisme d'information du préfet sur les garanties que les communes et les départements peuvent accorder aux emprunts contractés par les associations cultuelles pour financer la construction des lieux de culte, en étendant par la même occasion le champ des garanties pouvant être octroyées par les communes et les départements38(*). L'objectif de de dispositif est de permettre au préfet de vérifier que l'association concernée répond toujours aux critères des associations cultuelles.
b) L'application de ces obligations demeure imparfaite, avec d'importantes disparités entre les collectivités territoriales
Les obligations applicables aux collectivités territoriales demeurent imparfaitement appliquées à l'heure actuelle.
Si l'application de l'obligation de respect des principes de neutralité et de laïcité par les élus municipaux agissant en qualité d'agent de l'État ne semble pas soulever de difficultés particulières, il en va autrement des autres obligations introduites par la loi CRPR.
Ainsi, s'agissant de l'avis obligatoire du préfet sur les projets relatifs à des constructions destinées à l'exercice du culte, si la DLPAJ a indiqué que le dispositif est désormais connu des préfectures, les collectivités territoriales n'ont pas encore parfaitement identifié cette nouvelle obligation et d'importantes disparités semblent exister. À titre d'exemple, si le préfet de Seine-Saint-Denis indiquait à l'été 2023 que cette procédure était pleinement mise en oeuvre, le préfet de l'Isère n'avait quant à lui été saisi que de trois dossiers à ce sujet :
- le premier dossier, relatif à une demande de permis de construire concernant un lieu de culte musulman, a fait l'objet d'un recours gracieux du préfet pour absence de consultation du préfet. La commune concernée a ensuite consulté le préfet et obtenu un avis favorable ;
- le second dossier concernait un permis de construire relatif à la construction d'un bâtiment avec démolition concernant un lieu de culte musulman, transmis régulièrement à la préfecture et encore en cours d'instruction à l'été 2023 ;
- le troisième dossier concernait un permis d'aménager un local en lieu de culte, pour transformer un local à usage commercial en un local destiné à l'exercice du culte musulman, qui était également en cours d'instruction à l'été 2023.
Concernant le mécanisme d'information du préfet de la garantie par une collectivité territoriale d'un emprunt contracté pour la construction d'un lieu de culte, si le préfet de l'Isère avait indiqué avoir adressé un courrier à l'ensemble des collectivités territoriales de son département pour les informer de cette nouvelle obligation, il n'avait été informé, à l'été 2023, d'aucun projet en ce sens, de même que le préfet de Seine-Saint-Denis. Les administrations centrales n'ont quant à elles pas été en mesure de fournir des données chiffrées à ce sujet.
Ces obligations demeurent donc mal connues des collectivités territoriales, avec toutefois des disparités importantes. Si la DLPAJ a à cet égard indiqué que les préfectures seraient prochainement invitées à renforcer l'information des collectivités territoriales de leur département sur ces procédures, il apparaît indispensable que les associations d'élus diffusent aussi des informations sur ces nouvelles obligations et édictent des positions communes en matière de défense contre les atteintes à la neutralité du service public et aux principes de la République.
Proposition n° 4 : Encourager les associations d'élus à prendre des positions communes en matière de défense contre les atteintes à la neutralité du service public et contre les pratiques associatives contraires aux principes de la République.
2. Une administration insuffisamment réactive face aux situations les plus problématiques
a) Le « déféré laïcité »
L'article 5 de la loi CRPR a créé un « déféré laïcité », afin de mieux contrôler le respect du principe de laïcité par les collectivités territoriales.
À cet effet, il a en fait étendu la procédure de déféré « accélérée », préexistante, aux actes des collectivités territoriales de nature à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.
Le déféré-suspension en cas
d'acte d'une collectivité territoriale
de nature à
compromettre l'exercice d'une liberté publique ou
individuelle
Aux termes des articles L. 2131-6, L. 3132-1 et L. 4142-1 du CGCT, le préfet peut déférer au juge administratif un acte pris par une collectivité territoriale et de nature à compromettre l'exercice d'une liberté publique ou individuelle.
Dans le cadre de cette procédure, le président du tribunal administratif prononce la suspension de l'acte attaqué dans les quarante-huit heures. Cette décision est susceptible d'appel devant le Conseil d'État dans les quinze jours suivant sa notification ; en cas d'appel, le président de la section du contentieux du Conseil d'État statue également dans les quarante-huit heures.
Désormais, le préfet peut donc demander la suspension d'un acte, pris par une collectivité territoriale et portant gravement atteinte au principe de laïcité ou au principe de neutralité du service public. Cette demande de suspension doit impérativement être accompagnée d'une requête au fond. Le juge administratif est alors tenu de se prononcer dans les quarante-huit heures, ce qui permet d'éviter que l'atteinte ne se prolonge.
Les modalités de mise en oeuvre de ce « déféré laïcité » ont été précisées par une instruction du Gouvernement du 31 décembre 2021 relative au contrôle de légalité des actes portant gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.
Cette instruction précise notamment les actes dont la légalité doit obligatoirement être contrôlée par les services préfectoraux, et le cas échéant déférés au tribunal administratif, en ce qu'ils présentent une sensibilité particulière dans le cadre de la lutte contre les atteintes aux principes de laïcité et de neutralité des services publics. Cela concerne notamment les actes relatifs à l'organisation des services publics locaux, aux subventions ou au soutien aux associations ainsi que ceux relatifs aux recrutements au sein de la fonction publique territoriale.
b) Un dispositif encore trop peu utilisé
Ce « déféré laïcité » demeure malheureusement largement théorique.
Il n'a en effet été utilisé qu'une seule fois avec succès, pour suspendre l'application d'une délibération du conseil municipal de Grenoble portant modification du règlement intérieur des piscines municipales et autorisant le port de certaines tenues de bain. L'article 10 dudit règlement, dans sa nouvelle rédaction, disposait ainsi que seules étaient interdites « les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements etc.), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-short », ce qui autorisait en creux le port de burkinis. Saisi d'un « déféré laïcité », le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a suspendu l'exécution de l'article 10 précité « en tant qu'il autoris[ait] l'usage de tenues de bains non près du corp moins long que la mi-cuisse39(*) ».
Statuant en appel, le Conseil d'État a confirmé la suspension de cet article40(*). Il a estimé qu'il était loisible au gestionnaire d'un service public, lorsqu'il définit les règles d'organisation et de fonctionnement de ce service, de tenir compte des spécificités - y compris religieuses - de certains publics pour que le plus grand nombre d'usagers puisse accéder au service public.
Il a cependant précisé que « lorsqu'il prend en compte pour l'organisation du service public les convictions religieuses de certains usagers, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l'ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l'égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l'obligation de neutralité du service public ».
En l'espèce, il a jugé que les modifications du règlement introduites par la commune de Grenoble ne respectaient pas ces critères et ne visaient qu'à autoriser le port du burkini pour satisfaire une revendication de nature religieuse. Il a en conséquence maintenu la suspension de l'acte modifiant l'article 10 du règlement des piscines municipales, au motif que cet acte portait gravement atteinte au principe de neutralité des services publics.
En dehors de ce cas, le préfet de la Seine-Saint-Denis en a également fait usage à l'encontre d'une délibération autorisant la cession d'un terrain communal au bénéfice d'une association cultuelle à un prix considéré trop faible, mais a été débouté de sa demande.
Face au faible nombre de déférés laïcité engagés, la mission d'information ne peut que regretter que les préfectures se soient insuffisamment emparées de cet outil.
Elle appelle donc les préfectures à systématiser le contrôle des atteintes aux principes de laïcité et de neutralité des services publics lors du contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales et à recourir davantage au « déféré laïcité » en présence d'un acte problématique.
Sur le modèle des sous-préfets à la relance, il pourrait également être envisagé de désigner dans chaque département un sous-préfet chargé des missions relatives aux valeurs de la République et au lien avec les associations cultuelles et de nommer un sous-préfet exclusivement dédié à cette tâche lorsque le contexte départemental le justifie.
Proposition n° 5 : Intégrer pleinement les atteintes à la laïcité aux priorités prises en compte dans le contrôle de légalité et systématiser le recours au « déféré-laïcité » en présence d'un acte problématique.
Proposition n° 6 : Envisager la désignation dans chaque département d'un sous-préfet chargé des missions relatives aux valeurs de la République et au lien avec les associations cultuelles. Nommer un sous-préfet exclusivement dédié à cette tâche lorsque le contexte départemental le justifie.
* 30 Cour de cassation, chambre criminelle, 1er septembre 2010, req. n° 10-80.584.
* 31 Article L. 2122-27 du code général des collectivités territoriales.
* 32 Article L. 2122-31 du code général des collectivités territoriales.
* 33 Article L. 2123-32 du code général des collectivités territoriales.
* 34 Décision n° 2013-353 QPC du 18 octobre 2013 relative à la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
* 35 Amendement n° 204 rect. quater de Philippe Dallier.
* 36 Conseil d'État, 25 juillet 2022, Commune de Bagneux, req. n° 463525.
* 37 Amendement n° 686 du Gouvernement.
* 38 Avant l'entrée en vigueur de la loi CRPR, les communes et les départements ne pouvaient octroyer de garantie aux emprunts contractés par les associations cultuelles pour financer la construction des lieux de culte que pour les constructions réalisées dans les agglomérations en voie de développement.
* 39 Tribunal administratif de Grenoble, 25 mai 2022, req. n° 2203163.
* 40 Conseil d'État, 21 juin 2022, req. n° 464648.