N° 352

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 février 2024

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur l'enquête
de la
Cour des comptes sur les missions de l'Agence de la biomédecine
après la dernière loi de bioéthique,

Par M. Philippe MOUILLER,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Mouiller, président ; Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale ; Mme Pascale Gruny, M. Jean Sol, Mme Annie Le Houerou, MM. Bernard Jomier, Olivier Henno, Xavier Iacovelli, Mmes Cathy Apourceau-Poly, Véronique Guillotin, M. Daniel Chasseing, Mme Raymonde Poncet Monge, vice-présidents ; Mmes Viviane Malet, Annick Petrus, Corinne Imbert, Corinne Féret, Jocelyne Guidez, secrétaires ; Mmes Marie-Do Aeschlimann, Christine Bonfanti-Dossat, Corinne Bourcier, Céline Brulin, M. Laurent Burgoa, Mmes Marion Canalès, Maryse Carrère, Catherine Conconne, Patricia Demas, Chantal Deseyne, Brigitte Devésa, M. Jean-Luc Fichet, Mme Frédérique Gerbaud, M. Khalifé Khalifé, Mmes Florence Lassarade, Marie-Claude Lermytte, Monique Lubin, Brigitte Micouleau, M. Alain Milon, Mmes Laurence Muller-Bronn, Solanges Nadille, Anne-Marie Nédélec, Guylène Pantel, M. François Patriat, Mmes Émilienne Poumirol, Frédérique Puissat, Marie-Pierre Richer, Anne-Sophie Romagny, Laurence Rossignol, Silvana Silvani, Nadia Sollogoub, Anne Souyris, MM. Dominique Théophile, Jean-Marie Vanlerenberghe.

AVANT PROPOS

Mesdames, Messieurs,

En application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, qui dispose que « la Cour des comptes peut être saisie par les commissions parlementaires saisies au fond des projets de loi de financement de la sécurité sociale, de toute question relative à l'application des lois de financement de la sécurité sociale », Catherine Deroche, alors présidente de la commission des affaires sociales du Sénat a, par courrier du 20 décembre 2022, saisi le Premier président de la Cour des comptes d'une demande d'enquête portant sur les missions de l'Agence de la biomédecine (ABM) après la loi de bioéthique du 2 août 2021. Cette demande a donné lieu à l'enquête qui figure en annexe du présent rapport, transmise par le Premier président de la Cour des comptes le 22 décembre 2023.

L'ABM, créée par la loi de bioéthique du 6 août 2004, est une agence de l'État placée sous la tutelle du ministère de la santé. Touchant aux questions sensibles de bioéthique, ses missions évoluent au gré des avancées médicales et scientifiques autant que des transformations sociétales. Elles couvrent trois grands domaines : le prélèvement et la greffe d'organes et de tissus ; le prélèvement et la greffe de cellules souches hématopoïétiques ; la procréation, l'embryologie et la génétique humaine.

L'ABM a connu un élargissement de ses compétences suite à la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, qui a introduit d'importantes évolutions en matière d'assistance médicale à la procréation (AMP)1(*). C'est dans ce contexte que les travaux de la Cour des comptes ont été menés.

L'enquête jointe constitue donc à la fois un rapport d'évaluation de l'ensemble des missions de l'ABM et un premier bilan de la mise en oeuvre des dispositions de la loi du 2 août 2021 précitée. Dès à présent, il faut rappeler la prudence qu'impose le faible recul dont il est possible de se prévaloir concernant l'évaluation des conséquences de cette loi. Publiée il y a deux ans et demi seulement, elle n'a, en outre, pu être mise en oeuvre que progressivement en raison de la publication échelonnée de divers textes réglementaires d'application. Dans ce contexte, les premières tendances observées ne peuvent être considérées comme définitives - en particulier le volume des demandes de consultations des nouveaux publics pour entrer dans un parcours d'AMP et d'autoconservation des gamètes en dehors de tout motif médical.

L'évaluation de la mise en oeuvre de la loi du 2 août 2021 sera consolidée dans les prochains mois. En effet, celle-ci prévoit :

- la remise d'un rapport d'évaluation du Gouvernement au Parlement avant le 31 décembre 2025, portant sur les dispositions de l'article 1er, c'est-à-dire sur les conditions d'accès et de mise en oeuvre de l'AMP (article 1, III) ;

- la remise d'un rapport d'évaluation du Gouvernement au Parlement avant le 31 décembre 2025, portant sur les dispositions de l'article 5, c'est-à-dire sur les droits des enfants nés d'une AMP (article 5, IX) ;

- dans un article non normatif, un nouvel examen de la loi par le Parlement dans un délai de sept ans à compter de sa promulgation et, dans un délai de quatre ans, une évaluation de son application par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (article 41).

La Cour des comptes, dans son rapport relatif à l'application des lois de financement de la sécurité sociale d'octobre 2019, avait consacré à l'AMP un chapitre IX, intitulé « L'assistance médicale à la procréation : une efficience à renforcer ». Elle y soulignait les marges de progression possibles pour améliorer les performances de l'ABM dans le champ de l'AMP, tout en relevant l'importance des moyens consacrés à cette activité par l'assurance maladie. Dans un autre chapitre, la Cour avait porté une attention à l'organisation de la chaîne de la greffe d'organes et de tissus, autre versant des missions de l'ABM, en détaillant ses fragilités2(*). Quatre ans après la publication de ce rapport, on constate que nombre des préoccupations qu'exprimait la Cour en 2019 sont à nouveau formulées, traduisant la persistance des difficultés déjà relevées.

À mi-chemin du quatrième contrat d'objectifs et de performance (COP) portant sur la période 2022-2026, ce nouveau rapport se penche sur l'accomplissement de ses missions par l'ABM et constitue un bilan d'étape au regard des divers objectifs fixés à horizon 2026.

I. L'ÉLARGISSEMENT DES COMPÉTENCES DE L'ABM EN MATIÈRE D'AMP INTERVIENT DANS UN CONTEXTE DE FRAGILITÉS PRÉEXISTANTES

En 2019, la Cour des comptes soulignait les « résultats médiocres » des activités de procréation médicalement assistée (PMA) avec don de gamètes en considérant, dans un contexte de recours croissant à ces procédures, que les enjeux d'efficience étaient insuffisamment pris en compte.

L'activité de PMA souffre depuis plusieurs années de la faiblesse des dons d'ovocytes. Cette situation, qui concerne principalement des couples hétérosexuels, engendre des procédures particulièrement longues et des fuites importantes de patients vers l'étranger3(*).

En 2023, force est de constater que la situation du don d'ovocytes en France ne s'est pas améliorée. Bien que certaines mesures aient contribué à augmenter sensiblement le nombre de dons4(*), leur volume reste très en deçà des besoins nationaux. L'appréciation de la Cour selon laquelle « la rareté des ressources en gamètes impose de demeurer attentif à l'effectivité des droits reconnus aux personnes confrontées à un problème d'infécondité nécessitant le recours à un tiers donneur », formulée en 2019, demeure donc pleinement d'actualité.

A. UN ENJEU : GARANTIR UN ACCÈS EFFECTIF ET ÉGAL AUX NOUVEAUX DROITS RECONNUS PAR LA LOI DU 2 AOÛT 2021

La loi du 2 août 2021 a permis trois avancées principales : elle a ouvert l'AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées, autorisé l'autoconservation des gamètes en dehors de tout motif médical et créé un droit d'accès aux origines pour les personnes conçues à partir d'un don de gamète. Pourtant, les difficultés liées à la mise en oeuvre de ces dispositions fragilisent l'effectivité et l'égalité d'accès à ces nouveaux droits pour les personnes.

Les données chiffrées relatives aux nombres de consultations témoignent de l'attente sociétale à laquelle la loi du 2 août 2021 a répondu. En 2022, 90 % du total des premières consultations d'AMP réalisées concernaient les nouveaux publics éligibles, soit 9 519 sur un total de 10 516 consultations.

La même année, 10 080 demandes de premières consultations ont été enregistrées pour un projet d'autoconservation des gamètes contre 1 464 en 2021 (+ 588 %), et 4 451 consultations réalisées contre 414 en 2021 (+ 975 %)5(*). Un tel volume n'avait pas été anticipé et l'étude d'impact du Gouvernement accompagnant le projet de loi s'était bien gardé d'avancer la moindre estimation. C'est ce qui a conduit à la situation de « mise sous tension des acteurs du secteur » et plus particulièrement, à l'allongement des délais d'accès à ces prestations6(*). Il en résulte une problématique d'accès effectif aux nouveaux droits reconnus par la loi, qu'esquisse le rapport de la Cour des comptes.

Concernant les consultations pour les parcours de PMA, l'ouverture de ce droit à de nouveaux publics a paradoxalement conduit à une augmentation corrélative des demandes de procédures à l'étranger, principalement en Espagne. Celles-ci ont en effet augmenté de 26 % depuis 2021. Cette tendance, qui préexistait à la loi de 2021, n'a donc pas été inversée et apparaît directement liée à la longueur des délais qui complexifie l'accès à certaines procédures d'AMP.

En matière d'autoconservation des gamètes, l'absence de critères nationaux pour prioriser et réguler le flux des demandes est d'autant plus problématique que ces procédures sont encadrées par des conditions d'âge strictes7(*). Ce point, qui fait l'objet d'une recommandation de la Cour, est crucial dès lors qu'il met en jeu l'égalité de traitement des demandeurs et induit un risque de non-accès.

On observe donc que si la loi a répondu à une attente sociale forte, elle échoue aussi à accueillir l'ensemble des demandes.

Enfin, les modalités de mise en oeuvre du nouveau droit d'accès aux origines placent également les personnes concernées dans une situation d'inégalité devant la loi. En effet, le consentement à la communication de son identité ou de ses données non identifiantes par le donneur constitue désormais une condition préalable à tout don de gamète ou d'embryon. Tel n'était pas le cas sous l'empire de la précédente loi de bioéthique et l'archivage de ces données pour les filiations antérieures à 1994 n'était pas prévu.

La reconnaissance du droit d'accès aux origines motive la destruction prochaine du stock actuel de paillettes, lequel représente l'équivalent des trois quarts du stock total. Celle-ci interviendra le 31 mars 2025 et aura des conséquences probables sur la disponibilité des dons de sperme pour les futurs parcours de PMA, alors que les stocks actuels sont à peine suffisants pour couvrir les besoins8(*). D'ici là, la consigne d'attribuer en priorité les dons collectés avant le 1er septembre 2022, cohérente du point de vue de la gestion du stock, aura pour effet de rendre peu opérant le droit d'accès aux origines, compte tenu des difficultés associées à la recherche des donneurs et de leur droit à préserver leur anonymat9(*).

En définitive, pour garantir au mieux l'effectivité des nouveaux droits reconnus par la loi du 2 août 2021, les difficultés rencontrées depuis près de deux ans et demi devront trouver des réponses rapides.


* 1 La diversité des champs de compétences de l'ABM, en particulier sa compétence en matière d'AMP, la distingue de ses homologues étrangers, dont le périmètre est le plus souvent restreint aux prélèvements et aux greffes d'organes et de tissus.

* 2 Cour des comptes, Rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, Chapitre VIII : La politique des greffes : une chaîne de la greffe fragile à mieux organiser et Chapitre IX : L'assistance médicale à la procréation : une efficience à renforcer, octobre 2019

* 3 Les patients qui sollicitent une PMA à l'étranger bénéficient d'un remboursement des actes réalisés par l'assurance maladie sous réserve d'une procédure d'entente préalable sollicitée auprès du Centre national des soins à l'étranger (CNSE) et à condition que le couple remplisse les conditions d'une prise en charge en France.

* 4 L'ouverture du don de gamètes à des personnes sans enfant, prévue par la loi de bioéthique du 7 juillet 2011, est entrée en vigueur en 2015 seulement.

* 5 La prise en charge intégrale des actes d'AMP et des actes liés au prélèvement des gamètes par l'assurance maladie contribue certainement au succès de ces dispositions, au-delà de l'attente sociétale évidente à laquelle elle répond.

* 6 S'agissant des procédures d'AMP, le délai s'établissait à 14,4 mois fin 2022. Pour l'autoconservation des gamètes, il s'établissait à 7 mois en moyenne à l'échelle nationale, mais à 24 mois en Île-de-France.

* 7 L'autoconservation des gamètes peut être réalisée entre 29 ans et 37 ans pour les femmes et entre 29 ans et 45 ans pour les hommes.

* 8 Les estimations conduisent à anticiper un épuisement de l'ancien stock de paillettes d'ici à décembre 2024.

* 9 En septembre 2023, le nouveau registre des donneurs géré par l'ABM ne contenait les informations que de 54 donneurs.

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