N° 885

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 juillet 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur les suites de la conférence sur l'avenir de l'Europe,

Par Mme Gisèle JOURDA et M. Jean-François RAPIN,

Sénatrice et Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin, président ; MM. Alain Cadec, Cyril Pellevat, André Reichardt, Didier Marie, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, André Gattolin, Pierre Laurent, Mme Colette Mélot, M. Jacques Fernique, Mme Véronique Guillotin, vice-présidents ; M. François Calvet, Mme Marta de Cidrac, M. Jean-Yves Leconte, Mme Amel Gacquerre, secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, Mme Florence Blatrix Contat, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Valérie Boyer, MM. Jean-Pierre Corbisez, Pierre Cuypers, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Ludovic Haye, Jean-Michel Houllegatte, Patrice Joly, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Pierre Louault, Victorin Lurel, Franck Menonville, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Louis-Jean de Nicolaÿ, Pierre Ouzoulias, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger.

L'ESSENTIEL

Lancée à l'initiative du Président de la République, M. Emmanuel Macron, et destinée à offrir aux citoyens européens l'occasion de débattre des priorités de l'Europe et des défis auxquels elle est confrontée, la Conférence sur l'avenir de l'Europe, qui s'est déroulée de mai 2021 à mai 2022, a été un exercice démocratique inédit.

Il en est résulté 49 propositions citoyennes réparties en plus de 300 mesures concrètes pour faire évoluer l'Union européenne (UE). Pour certaines, une modification des traités serait nécessaire, initiative soutenue par le Parlement européen, mais aussi par la Présidente de la Commission européenne et également par le Président Macron.

Un an après, le présent rapport vise à présenter un état des lieux du suivi de la Conférence et aborde l'hypothèse d'une révision des traités, ou du recours éventuel aux « clauses passerelles » ou aux autres formes de souplesse institutionnelle. Signé des deux sénateurs ayant représenté le Sénat à la Conférence sur l'avenir de l'Europe, il a été présenté à la commission des affaires européennes du Sénat, qui l'a adopté le 12 juillet 2023.

Réviser les traités ? Une procédure longue à l'issue incertaine

Plusieurs voix se sont exprimées en faveur d'une révision des traités. Le Parlement européen a adopté, le 4 mai 2022, une résolution en ce sens et a saisi formellement le Conseil de l'UE d'une demande de convocation d'une convention chargée de réviser les traités. La Présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, s'est prononcée, dans son discours sur l'état de l'Union du 9 mai 2022, en faveur d'une réforme de l'UE, y compris « en changeant les traités si nécessaire ». Le Président de la République, M. Emmanuel Macron, après avoir indiqué que la « révision des traités n'était ni un totem ni un tabou », s'est également prononcé en faveur de cette révision, dans son discours en clôture de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, le 9 mai 2022.

Cependant, une révision des traités semble aujourd'hui peu réaliste. Elle nécessiterait, en effet, d'être approuvée à l'unanimité au Conseil et ratifiée par l'ensemble des États membres selon leurs règles constitutionnelles respectives (en France, par la voie du Congrès ou par referendum). Or, les États membres sont profondément divisés sur l'opportunité et sur le contenu d'une éventuelle révision des traités, certains pays, comme la Pologne ou la Hongrie, étant hostiles à plus d'intégration. Lancer un processus de révision des traités risquerait d'ouvrir la « boîte de Pandore » et de provoquer des divisions entre les États membres, notamment sur les questions sensibles de droit de vote ou de compétences. Pour ne citer qu'un seul exemple, le Président Macron a proposé de modifier les traités européens pour y inscrire le droit à l'avortement mais plusieurs pays, comme la Pologne ou Malte, s'y opposent fortement.

De plus, se lancer dans des discussions institutionnelles pourrait sembler actuellement inopportun alors que l'Union européenne doit prioritairement faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine. Enfin, l'issue de la procédure de ratification, notamment par referendum, est très incertaine, comme l'ont montré les précédents des traités de Maastricht (avec le non danois), du traité constitutionnel (avec les non français et néerlandais) ou du traité de Lisbonne (avec le non irlandais).

Recourir aux « clauses passerelles » ?
Une option qui ne paraît pas réaliste actuellement

Le traité de Lisbonne comprend des dispositions lui permettant de s'adapter aux circonstances sans avoir à être modifié. Il prévoit ainsi, en plus de la procédure normale de révision des traités, des procédures de révision simplifiée et des « clauses passerelles » ouvrant des flexibilités de procédure.

En réalité, on distingue plusieurs types de « clauses passerelles ».

Dans le cadre des politiques communes, lorsqu'il est prévu que le Conseil des ministres décide à l'unanimité, le Conseil européen statuant à l'unanimité peut ainsi autoriser le passage au vote à la majorité qualifiée. Cette possibilité est toutefois écartée pour les décisions ayant des implications militaires ou relevant du domaine de la défense.

De même, lorsqu'une procédure législative spéciale est prévue (donc dans les cas où le Parlement européen n'a pas le pouvoir de codécision), le Conseil européen statuant à l'unanimité peut décider que s'appliquera la procédure législative ordinaire (à savoir la codécision).

Le traité prévoit que le recours à une « clause passerelle » est notifié aux parlements nationaux. La décision ne peut entrer en vigueur que si aucun parlement national n'a fait connaître son opposition dans un délai de six mois. Ainsi, chaque parlement national dispose d'une sorte de droit de veto sur le recours aux « clauses passerelles ».

Toutefois, dans certains domaines particuliers, le Conseil européen ou le Conseil des ministres peut, à l'unanimité, décider d'appliquer le vote à la majorité qualifiée ou la procédure législative ordinaire, sans que les parlements nationaux aient un droit d'objection. Ces domaines sont : le cadre financier pluriannuel de l'Union ; certaines mesures concernant la politique sociale ou l'environnement ; certaines décisions de politique étrangère.

Le Parlement européen, le chancelier allemand, puis le Président de la République française, se sont prononcés pour le recours à ces « clauses passerelles » afin de passer de l'unanimité au vote à la majorité qualifiée au Conseil et supprimer ainsi le droit de veto, notamment en matière de politique étrangère.

De fait, dans une Europe à vingt-sept États membres, le maintien de l'unanimité au Conseil présente déjà un risque de paralysie, puisqu'il accorde un droit de veto à chaque État membre. Risque qui se trouverait accru en cas d'élargissement de l'Union.

À titre illustratif, il s'agirait de prévoir que les sanctions de l'Union européenne (par exemple contre la Russie) puissent être adoptées à la majorité qualifiée au Conseil et non à l'unanimité, comme c'est le cas aujourd'hui, ce qui permettrait de surmonter les réticences de la Hongrie par exemple.

Le recours aux « clauses passerelles » nécessite toutefois un accord unanime des États membres.

Or, il semblerait qu'il n'y ait pas de consensus sur ce point. De nombreux États membres de l'UE seraient opposés à ce passage de l'unanimité au vote à la majorité qualifiée. Parmi ces pays figurent des pays attachés à leur souveraineté, comme la Pologne et la Hongrie, mais aussi des « petits pays », comme Chypre ou Malte, qui sont très attachés à leur droit de veto.

Ainsi, malgré la demande du Parlement européen et le souhait du Président de la République et du chancelier allemand, le recours aux « clauses passerelles » paraît aujourd'hui peu réaliste.

Des progrès sont possibles à traités constants

On peut relever qu'il existe dans les traités d'autres formes de souplesse institutionnelle, qui peuvent permettre de faire avancer la construction européenne, sans passer par la procédure de révision.

Ainsi, le traité de Lisbonne a prévu la possibilité de plafonner le nombre de commissaires européens, avec un système de rotation égalitaire. Les États membres y ont renoncé en raison du referendum négatif irlandais, pour revenir à la règle d'un commissaire par État, mais, en théorie, il est possible de plafonner ce nombre sans réviser les traités.

En outre, on peut mentionner deux articles des traités susceptibles de jouer un rôle non négligeable pour renforcer l'intégration européenne.

Le premier est l'article 352 du traité sur le fonctionnement de l'UE : aux termes de cet article, lorsque, dans le cadre d'une des politiques prévues par les traités, une mesure paraît nécessaire pour atteindre l'un des objectifs visés par les traités mais que ceux-ci ne prévoient pas les « pouvoirs d'action » requis à cet effet, le Conseil statuant à l'unanimité peut prendre cette mesure, en accord avec le Parlement européen.

Une clause de ce type a toujours figuré dans les traités européens et a d'ailleurs déjà été largement utilisée, mais son objet était limité aux « mesures nécessaires pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l'un des objets de la Communauté ». Avec un objet élargi, cet article 352 représente aujourd'hui un levier puissant d'extension potentielle du champ d'action européen.

Second article à fort impact possible : l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Celui-ci permet à l'Union européenne de prendre des mesures temporaires en cas de crise. Il permet aux États membres de prendre une décision à la majorité qualifiée - et d'échapper à l'unanimité qui est parfois requise, notamment en matière de fiscalité - et, surtout, sans que le Parlement européen soit associé.

Cet article a permis à la Commission, depuis trois ans, de faire adopter, dans des délais record, des propositions législatives comme l'achat en commun de vaccins contre le Covid-19, la création d'un prélèvement sur les superprofits des producteurs d'énergie, le plafonnement du prix du gaz ou encore l'achat en commun de gaz.

On peut enfin mentionner la possibilité de recourir, dans le cadre des traités ou en dehors, à des formes de géométrie variable, permettant à ceux des États qui le souhaitent de progresser dans la voie de l'intégration sans en être empêchés par d'autres.

On peut distinguer plusieurs formes :

- les formes de géométrie variable en dehors des traités (par exemple le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance - TSCG de 2012) ;

- les formes à géométrie variable prévues par les traités eux-mêmes (espace Schengen, zone euro) ;

- les coopérations renforcées prévues dans le cadre des traités et avec certaines conditions (utilisées par exemple pour la création du Parquet européen, en matière de divorce ou pour le brevet communautaire).

Selon le traité de Lisbonne, les coopérations renforcées ne peuvent être lancées qu'en dernier ressort et doivent associer au moins neuf des États membres. L'autorisation de lancer la coopération renforcée est accordée par le Conseil statuant à la majorité qualifiée ; la Commission et le Parlement ont un droit de veto et participent au fonctionnement de la coopération renforcée avec tous les membres qui s'y sont associés. Toutefois, dans le cas de la politique extérieure et de sécurité commune, le Parlement et la Commission sont simplement consultés, et l'autorisation est accordée par le Conseil statuant à l'unanimité.

Dans une Europe à vingt-sept pays aujourd'hui, peut-être trente ou plus encore demain, la géométrie variable peut « sembler inévitable pour concilier élargissement et approfondissement », pour reprendre les mots de M. Alain Lamassoure, ancien ministre et ancien député français et européen.

Pour conclure, si l'hypothèse d'une révision des traités ou le recours aux « clauses passerelles » ne paraît pas réaliste aujourd'hui, les traités prévoient d'autres possibilités pour faire avancer l'intégration européenne. Selon les analyses, entre 5 et 10 % seulement des propositions de la Conférence sur l'avenir de l'Europe nécessiteraient une révision des traités. Il est donc possible et souhaitable de réaliser des progrès à traités constants. Il s'agit surtout d'une question de volonté politique.

La question de la révision des traités, ou du moins des politiques de l'Union européenne, pourrait toutefois resurgir à l'avenir, avec la perspective d'un futur élargissement de l'Union européenne, notamment aux pays des Balkans, à l'Ukraine ou à la Moldavie, voire plus tard à la Géorgie.

Cette question devrait faire l'objet d'un vaste débat démocratique avec les citoyens européens qui ne peuvent être tenus à l'écart de l'évolution du projet européen, sur lequel ils seront consultés lors des prochaines élections européennes du printemps 2024.

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