D. LA PERSISTANCE D'INÉGALITÉS ENTRE INDIVIDUS ET COMMUNAUTÉS, SIGNE DES DIFFICULTÉS DU PROCESSUS DE RÉÉQUILIBRAGE TERRITORIAL

L'accord de Nouméa portait en lui la promesse d'un rééquilibrage entre provinces mais aussi entre individus et communautés en réponse aux retards de développement observés particulièrement en province Nord et des Iles, à forte majorité peuplées de Kanaks. S'il a incontestablement permis des avancées économiques, sociales, sanitaires et culturelles afin d'améliorer les conditions de vie des Calédoniens, en particulier des Kanaks, les rapporteurs constatent, avec regret, qu'il n'a pas tenu l'ensemble de ses promesses et, par suite, résorbé les inégalités entre les individus.

Sur le plan économique, comme l'a révélé le bilan de l'accord de Nouméa, « des progrès sensibles en matière de rééquilibrage économique » ont été opérés mais ils « demeurent à approfondir »44(*).

En effet, « les écarts de PIB par habitant se sont considérablement réduits entre 1996 et 2019 45(*)» puisque le PIB par habitant en province Nord, après avoir été inférieur de 54 % à celui de la province Sud, n'est plus inférieur que d'un tiers ; de la même manière, pour la province des Iles, après avoir été inférieur de 65 % au PIB par habitant moyen en Nouvelle-Calédonie, il a progressé jusqu'à être inférieur de 46 % en 2019.

Écarts de PIB par habitants par province par rapport
à la moyenne de la Nouvelle-Calédonie entre 1989 et 2019

Source : Bilan de l'accord de Nouméa, mai 202346(*)

Un processus de convergence économique est donc en marche, mais ses effets demeurent insuffisants.

Au niveau social, s'il est incontestable qu'un rattrapage de l'indice du développement humain observé en provinces des Iles et Nord par rapport à celui de la province Sud existe, celui-ci masque de fortes disparités dans l'accès à certains services publics tels que le numérique ou l'éducation comme le montrent les graphiques ci-dessous.

Indice de développement humain des provinces Nord (à gauche)
et des Iles (à droite) en % de l'indice de développement humain
de la province Sud en 1996, 2009, 2014 et 2019

Source : Bilan de l'accord de Nouméa, mai 202347(*)

Ainsi, les rapporteurs font leurs les constats avancés dans le bilan de l'accord de Nouméa, qui rappelle que : « l'effort d'investissement, porté par les contrats de développement, a favorisé le rééquilibrage social entre les provinces. Une réduction des écarts entre les provinces en matière d'accès aux services publics (soins, raccordement aux réseaux, éducation) est manifeste. Ces effets sont plus limités sur les écarts de niveau de vie, (...) les écarts demeurent importants et [le] rythme [de rattrapage] peut être perçu comme insuffisant ».

Enfin, sujet primordial en Nouvelle-Calédonie, le processus de rééquilibrage devait permettre une meilleure reconnaissance de l'identité kanak ainsi que l'émergence d'une culture calédonienne tenant compte de toutes les composantes de la société calédonienne.

Sur ces deux points, les rapporteurs constatent que, malgré des manifestations visibles et tangibles d'une meilleure reconnaissance de l'identité kanak - l'institution d'un sénat coutumier, la création d'un statut civil kanak, la répartition des terres, la restitution de l'acte de possession - comme d'une culture calédonienne commune - la levée des deux drapeaux et l'adoption d'un hymne calédonien -, les progrès en la matière ne peuvent être objectivement mesurés. En effet, à l'inverse, la faculté pour la Nouvelle-Calédonie de se doter d'un nouveau nom, pourtant prévue par l'article 5 de la loi organique de 1999 précitée, n'a pas été exercée, faute de consensus. De la même manière, les sénateurs coutumiers rencontrés par les rapporteurs ont unanimement déploré le chemin encore à parcourir pour assurer la pleine reconnaissance, par tous les individus et non plus seulement l'État, de l'identité kanak.

Ainsi, les rapporteurs rappellent que nombreux sont les responsables qu'ils ont rencontrés à leur avoir fait part d'un besoin non seulement de réconciliation mémorielle mais aussi d'émergence d'une culture calédonienne réellement commune, prenant racine dans une citoyenneté calédonienne pleinement affirmée et aboutie qui serait forte de sa diversité tout en postulant un destin commun.

La voie tracée par l'accord de Nouméa, dans le droit fil des accords de Matignon, est celle d'un avenir partagé par les nouvelles générations afin de couronner le processus de réconciliation de la société civile que la Nouvelle-Calédonie a entamé depuis plusieurs années. Au regard de situations comparables dans la région du Pacifique sud, ce processus est à certains égards exemplaire mais il n'est pas encore pleinement achevé.

En 2013 déjà, dans leur rapport, Ferdinand Mélin-Soucramanien et Jean Courtial soulevaient cette difficulté s'agissant de la citoyenneté calédonienne : « la constitution d'une citoyenneté infra-étatique n'est pas nécessairement le stade précurseur d'une nationalité et, vice-versa, la constitution d'une nationalité n'est en rien solide et durable si, dans l'un et l'autre cas, la citoyenneté ou la nationalité n'est pas assise sur une communauté réelle qui se ressent comme telle48(*) ».

C'est pourquoi, outre la nécessaire reconnaissance, à sa juste valeur, et protection de l'identité kanak qui doivent être assurément consolidées, les rapporteurs considèrent que la construction d'une identité calédonienne commune passe par la recherche de symboles, valeurs, et expériences communs, qui n'est pas, à ce jour, parachevée.


* 44 Op. cit., bilan sur l'accord de Nouméa, mai 2023, p. 42.

* 45 Ibidem, p. 43.

* 46 Op. cit., p. 47.

* 47 Op. cit., p. 49.

* 48 Rapport de Jean Courtial et Ferdinand Mélin-Soucramanien précité, p. 25.