D. DES FAITS AVÉRÉS ALTÉRANT DURABLEMENT LA RÉPUTATION DE TIKTOK ET LA CONFIANCE DE L'OPINION PUBLIQUE
1. L'espionnage de journalistes révélé par plusieurs médias internationaux
a) À l'origine, des fuites internes à TikTok prouvant l'accès à des données d'utilisateurs américains depuis la Chine
Les analyses précédentes (cf. partie I,C,3,c) ont montré comment, malgré les affirmations de ses dirigeants, TikTok reste structurellement lié de multiples manières (dirigeants, technologies, propriété intellectuelle, personnels) avec les entités chinoises du groupe ByteDance. Or, plusieurs épisodes ont corroboré cette proximité persistante de la manière la plus concrète qui soit dans un passé récent. L'analyse de ces liens structurels étant toujours valable au moment où le présent rapport est publié, rien ne garantit que ce type de faits ne se reproduise pas à l'avenir.
Ainsi, le 17 juin 2022, la journaliste américaine Mme Emily Baker-White révèle, dans un article publié pour BuzzFeed News50(*), que des fuites d'enregistrements audio de 80 réunions internes à TikTok prouvent que des données non publiques d'utilisateurs américains ont été consultées depuis la Chine à plusieurs reprises entre septembre 2021 et janvier 2022. Ces enregistrements contiennent notamment quatorze déclarations de neuf employés différents de TikTok expliquant que de telles données sont accessibles par des ingénieurs basés en Chine. Parmi les extraits des enregistrements publiés dans cet article, figurent notamment les déclarations suivantes :
- selon un auditeur externe engagé par TikTok : « j'ai l'impression que presque tous ces outils comportent une porte dérobée permettant d'accéder aux données des utilisateurs » ;
- selon un membre de l'équipe « Trust & Safety » : « tout est vu en Chine » ;
- selon une experte en science des données : « je reçois mes instructions du bureau principal à Pékin ».
b) Par la suite, une enquête interne conduisant à la surveillance avérée et reconnue de plusieurs journalistes américains
À la suite de ces révélations, TikTok a décidé de mener une série d'enquêtes et d'audits internes, connue sous le nom de « projet Raven », dont l'un des objectifs est d'identifier les sources des fuites de documents et d'enregistrements audio internes à l'entreprise.
Afin d'accéder aux « sources » des journalistes américains ayant exploité ces documents et publié les extraits accablants des enregistrements audio diffusés, les équipes chargées de l'audit interne à TikTok ont géolocalisé plusieurs journalistes américains, en accédant de façon indue à leurs adresses IP et à leurs données d'utilisateurs, comme l'a révélé Emily Baker-White dans un article publié le 22 décembre 2022 pour Forbes51(*).
Sous couvert « d'audit interne », le dispositif de surveillance mis en place par TikTok et supervisé par des employés de ByteDance depuis la Chine, a notamment permis de suivre trois journalistes de Forbes qui travaillaient auparavant pour BuzzFeed News : Mme Emily Baker-White elle-même, Mme Katharine Schwab et M. Richard Nieva. Le Financial Times a également révélé que l'une de ses journalistes, Mme Cristina Criddle, avait aussi été suivie par ce dispositif de surveillance52(*).
Si les dirigeants de TikTok et de ByteDance n'ont pas nié les faits, ils ont toutefois cherché à minimiser la portée de ce dispositif de surveillance, regrettant des initiatives et des mauvais choix individuels et reconnaissant ainsi les failles existantes dans les protocoles d'accès aux données :
- selon le mail interne envoyé par M. Erich Andersen, avocat général et responsable des affaires publiques pour ByteDance et TikTok, aux salariés de l'entreprise : « nous avons appris depuis qu'un plan malavisé avait été élaboré et mis en oeuvre par quelques personnes du service d'audit interne au cours de l'été dernier dans le cadre d'une enquête sur d'importantes fuites d'informations confidentielles de l'entreprise par des employés aux médias »53(*) ;
- ensuite, selon la réponse envoyée par M. Rubo Liang, PDG de ByteDance : « j'ai été profondément déçu lorsque j'ai été informé de la situation décrite par Erich dans son courriel, et je suis sûr que vous ressentez la même chose. La confiance du public, que nous avons mis beaucoup d'efforts à construire, va être considérablement ébranlée par la mauvaise conduite de quelques individus »54(*) ;
- enfin, selon la réponse envoyée par M. Shou Zi Chew, PDG de TikTok : « les personnes impliquées ont abusé de leur autorité pour obtenir l'accès aux données des utilisateurs de TikTok »55(*).
2. Du déni public à une timide reconnaissance d'une possibilité d'accéder à distance aux données des utilisateurs de TikTok depuis la Chine
À la suite des premières révélations de BuzzFeed News56(*), les dirigeants de TikTok et de ByteDance ont été contraints de reconnaître la possibilité d'accéder aux données d'utilisateurs de TikTok depuis la Chine alors que l'application y est interdite, sans toutefois affirmer explicitement l'existence de transferts de données directement vers la Chine, tout en cherchant à minimiser l'ampleur de cet accès et en insistant sur les garanties de sécurité supplémentaires que permettraient le « projet Texas » pour les États-Unis et le « projet Clover » pour l'Union européenne.
3. Des mesures avérées de censure et de désinformation au bénéfice de la Chine
a) Des cas de censure au service de la pérennité du régime chinois
Depuis désormais plusieurs années, des fuites de documents internes à TikTok et au groupe ByteDance, ainsi que les résultats de diverses enquêtes journalistiques internationales, ont mis en évidence des cas de censure avérés sur l'application TikTok, qui illustrent particulièrement les priorités, les craintes et les préoccupations intérieures du régime chinois, accréditant ainsi la thèse d'une imbrication toujours plus grande entre les politiques intérieure et étrangère de la République populaire de Chine.
Dès le mois de septembre 2019, un article du journal britannique The Guardian57(*) révélait que plusieurs consignes avaient été transmises aux équipes de modération de TikTok, soit pour supprimer certains contenus, soit pour en réduire la visibilité. Ainsi, parmi les contenus ayant vocation à être supprimés, il est par exemple fait référence :
- aux « critiques/attaques contre les politiques, les règles sociales de tout pays, telles que la monarchie constitutionnelle, la monarchie, le système parlementaire, la séparation des pouvoirs, le système socialiste, etc. » ;
- à « la diabolisation ou la déformation de l'histoire locale ou d'autres pays, comme les émeutes de mai 1998 en Indonésie, le génocide cambodgien, les incidents de la place Tiananmen » ;
- aux « sujets hautement controversés, tels que le séparatisme, les conflits entre religions et sectes, les conflits entre groupes ethniques, par exemple l'exagération des conflits entre sectes islamiques, l'incitation à l'indépendance de l'Irlande du Nord, de la République de Tchétchénie, du Tibet et de Taïwan ».
En novembre 2019, une autre enquête du journal américain The Washington Post58(*) révélait, après des entretiens menés auprès de six anciens employés de ByteDance aux États-Unis, qu'il y avait bien une obligation « de suivre les règles établies par les responsables du siège de ByteDance à Pékin, comme la rétrogradation et la suppression de contenus liés à des sujets sociaux et politiques, y compris ceux qui sont censurés par le gouvernement chinois »59(*).
En résumé, comme le synthétise M. Paul Charon : « On dispose donc désormais d'un certain nombre de preuves, suffisamment importantes, qui montrent que le contrôle des contenus sur TikTok n'est ni accidentel ni marginal, mais que c'est une pratique qui tend à se systématiser »60(*).
b) Une « tolérance coupable » envers du contenu de désinformation
En plus des cas avérés de censure de contenus sur TikTok, l'application est également très critiquée pour son manque de transparence et d'efforts en matière de lutte contre la désinformation et la mésinformation, ce qui est d'autant plus préjudiciable que TikTok comporte désormais des fonctionnalités de recherche assimilables à celles d'un navigateur Internet, ce qui en fait aujourd'hui l'une des premières sources d'information des jeunes utilisateurs.
Ainsi, lors de son audition, la députée européenne Mme Nathalie Loiseau, qui préside également la sous-commission de défense et de sécurité du Parlement européen, avait par exemple relevé que « le groupe Wagner est présent sur TikTok et n'est pas sanctionné », expliquant que « TikTok est un outil d'influence, émanant d'un État autoritaire, qui ne nous laisse voir que ce qui est validé et pas ce qui ne l'est pas. C'est un outil de propagande d'une part et de censure d'autre part. Cette propagande est massive, avec des influenceurs répétant les mêmes éléments de langage sur la plateforme »61(*).
En effet, le rapport précité de l'Irsem sur les opérations d'influence chinoises62(*) mentionne notamment une « armée des 50 centimes » composée de 2 millions de commentateurs payés et de 20 millions de trolls à temps partiel rémunérés pour effectuer des opérations de propagande sur les réseaux sociaux, dont TikTok, notamment pendant la crise de la Covid-19.
Corroborant ainsi les critiques formulées par l'ARCOM, la rédactrice en chef de NewsGuard, Mme Chine Labbé, avait également déploré le manque de transparence de la part de TikTok quant aux contenus retirés de façon « proactive » par l'algorithme, estimant que la modération algorithmique n'était pas la méthode la plus appropriée pour lutter contre la désinformation, alors qu'aujourd'hui la politique de modération de TikTok repose avant tout sur une telle modération.
L'entreprise est également régulièrement mise en cause pour le manque de moyens humains alloués à sa politique de modération. Par exemple, TikTok dispose de 600 modérateurs francophones, qui ne sont pas basés en France, appartenant à l'unité mondiale de « Trust & Safety » dotée de 40 000 personnes, mais dont les attributions dépassent largement la seule politique de modération, ce qui paraît bien peu face à la volumétrie considérable de contenus à analyser.
Ce déficit de moyens de modération n'est sans doute pas propre à TikTok : Facebook notamment a déjà été critiqué pour un manque de modérateurs en langue française. Interrogée sur ce point, Mme Chine Labbé soulignait toutefois que : « s'agissant des comparaisons entre telle et telle plateforme en matière de fausses informations, même si l'on manque de données statistiques précises et même si l'on trouve de fausses informations sur toutes les plateformes, le fait est que l'on constate une forte présence de contenus faux sur TikTok ».
c) L'épisode particulièrement inquiétant de la censure du TikTok russe lors de l'invasion de l'Ukraine
Ainsi qu'il a déjà été mentionné, au début de l'« opération spéciale » en Ukraine, à la suite de l'entrée en vigueur de la loi russe sur la désinformation, TikTok a soudainement banni tout contenu international pour les utilisateurs russes, supprimant ainsi totalement la possibilité pour les Russes d'entrer en contact avec le contenu ukrainien russophone critiquant massivement l'invasion russe - les contenus générés en Russie étant quant à eux déjà pour l'essentiel auto-censurés. TikTok n'a même pas prévenu de cette nouvelle politique de modération. Sans que l'on connaisse exactement l'enchaînement des faits et la raison exacte de cette décision de la plateforme, il s'agit d'un premier exemple où TikTok est clairement allé dans un sens favorable à la propagande d'un pays autoritaire soutenu par la Chine. Cet événement fait craindre que, dans les moments critiques, la plateforme ne soit utilisée à des fins de désinformation massive défavorable aux « compétiteurs stratégiques » de la Chine.
* 50 https://www.buzzfeednews.com/article/emilybakerwhite/TikTok-tapes-us-user-data-china-ByteDance-access
* 51 https://www.forbes.com/sites/emilybaker-white/2022/12/22/TikTok-tracks-forbes-journalists-ByteDance/?sh=3ed3f2607da5
* 52 https://www.ft.com/content/e873b98a-9623-45b3-b97c-444a2fde5874
* 53 https://www.theverge.com/2022/12/22/23522808/TikTok-journalists-data-accessed-ByteDance-internal-audit
* 54 Ibid.
* 55 Ibid.
* 56 https://www.buzzfeednews.com/article/emilybakerwhite/TikTok-tapes-us-user-data-china-ByteDance-access
* 57 https://www.theguardian.com/technology/2019/sep/25/revealed-how-TikTok-censors-videos-that-do-not-please-beijing
* 58 https://www.washingtonpost.com/technology/2019/11/05/inside-TikTok-culture-clash-where-us-views-about-censorship-often-were-overridden-by-chinese-bosses/
* 59 Ibid.
* 60 Audition du 20 mars 2023.
* 61 Audition du 13 avril 2023.
* 62 Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les opérations d'influence chinoises : un moment machiavélien », Rapport, Institut de recherche stratégique de l'école militaire, 2021.