LES
RECOMMANDATIONS
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE
Recommandation n° 1 : Élargir l'interdiction de l'application TikTok aux personnels identifiés comme devant jouer un rôle important en cas de crise au sein des opérateurs d'importance vitale (OVI). Après l'entrée en vigueur de la directive européenne NIS 2, élargir le champ d'application de l'interdiction de TikTok à certaines entités visées par la nouvelle directive, après une évaluation des risques au cas par cas.
Recommandation n° 2 : Demander à TikTok de détailler publiquement les nouvelles mesures de transparence et de modération mises en oeuvre afin de répondre aux critiques de l'ARCOM ; d'accroître les moyens de la modération francophone et de préciser ceux dédiés à la lutte contre la désinformation, d'assurer un retrait proactif des fausses informations, de renforcer la labellisation des contenus issus de médias d'États ou altérés par l'intelligence artificielle, d'assurer la transparence sur la manière dont sont attribués les « bonus » à la visibilité des contenus et inversement sur les techniques d'invisibilisation, enfin d'appliquer un processus d'amplification algorithmique pour les contenus fiabilisés par une certification telle que la Journalism Trust Initiative (JTI).
Recommandation n° 3 : Au niveau européen, organiser, dès le 17 février 2024, une supervision ciblée sur quelques très grandes plateformes, dont TikTok, avec l'aide des régulateurs nationaux volontaires.
Recommandation n° 4 : Demander à la Commission européenne de décider dès aujourd'hui du schéma de « réponse graduée » face à des fournisseurs de très grandes plateformes en ligne non coopératifs.
Recommandation n° 5 : Exiger de TikTok la négociation d'un accord satisfaisant et équitable avec la société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) afin de lutter plus efficacement contre la piraterie audiovisuelle et les atteintes quotidiennes aux droits d'auteur à l'oeuvre sur la plateforme. De même, demander à TikTok de faire évoluer le premier accord négocié avec la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) afin de rémunérer plus justement les éditeurs de musique dont les oeuvres originales contribuent au succès de la plateforme.
Recommandation n° 6 : En matière d'application du RGPD, mieux encadrer le mécanisme de coopération entre l'autorité de contrôle chef de file et les autorités de contrôle concernées, en particulier en fixant des délais pour réduire la durée des procédures transfrontalières et en incluant les procédures de règlement amiable dans son champ.
Recommandation n° 7 : Maintenir la possibilité pour les autorités de contrôle concernées de contrôler et de sanctionner le respect du futur règlement ePrivacy, en particulier en matière de cookies.
Recommandation n° 8 : Demander à TikTok d'apporter aux autorités nationales et européennes une démonstration plus précise et plus convaincante que les données des utilisateurs européens de TikTok seront protégées par le projet Clover.
Recommandation n° 9 : À défaut, proposer une alternative avec des garanties de sécurité supplémentaires suffisantes pour protéger les données des législations extraterritoriales, en désignant un « opérateur de confiance » immatriculé sur le territoire de l'UE et en recourant à des logiciels de traitement de données développés par des sociétés européennes également immatriculées sur le territoire de l'UE. Exiger de TikTok un délai précis pour la mise en oeuvre de ces garanties afin d'éviter toute annonce dilatoire similaire à celles des projets Texas et Clover, ce délai ne pouvant être supérieur à un an.
Recommandation n° 10 : Exiger de
Bytedance Ltd, maison mère de TikTok et société
immatriculée au sein du paradis fiscal des Iles Caïmans, la
transparence sur ses statuts et sur les droits de
vote à son conseil d'administration.
S'il
s'avère que la société est contrôlée par les
fondateurs chinois, demander à la Commission européenne d'exiger
de Bytedance, soit que les statuts de la société soient
modifiés pour mettre fin à ce contrôle des fondateurs, soit
que les parts de ceux-ci soient vendues.
Recommandation n° 11 : Exiger de TikTok que la société crée des API et y ouvre un large accès à l'ensemble des organismes de recherche qui le souhaiteraient, en communiquant sur cette politique afin que le monde académique et la société civile puissent évaluer le respect de ses obligations au regard du RSN.
Recommandation n° 12 : S'assurer de la légalité et de la sécurité des algorithmes d'ordonnancement des contenus, de modération et d'adressage de la publicité utilisés par les plateformes en ligne en mettant en place, au niveau européen, des normes minimales en matière d'éthique et de respect des droits fondamentaux, obligatoires pour tous les algorithmes, dès leur création (sécurité et légalité par construction ou « safety and legacy by design »).
Recommandation n° 13 : D'ores et
déjà, traiter en éditeur TikTok à travers son fil
« Pour Toi » et tenir la société
responsable de son contenu.
Recommandation n° 14 : Créer un nouveau régime européen de responsabilité renforcée pour les fournisseurs de services intermédiaires utilisant des algorithmes d'ordonnancement des contenus, à raison de cette utilisation.
Recommandation n° 15 : Demander à la plateforme Pharos de prendre davantage en compte les infractions liées à la diffusion de fausses informations et adapter le formulaire internet de déclaration d'infractions en conséquence.
Recommandation n° 16 : Exiger des plateformes numériques une modération a priori en cas de graves troubles à l'ordre public et d'utilisation de ces plateformes par les auteurs de ces troubles pour les organiser ou y inciter. Prévoir la possibilité, pour l'autorité administrative, s'il est constaté des émeutes et des incitations manifestes à la violence contre des personnes, à la dégradation des bâtiments ou des installations publiques ou à l'intrusion en leur sein, d'émettre des injonctions de retrait à l'encontre de tout service de réseau social en ligne pour retirer ou bloquer l'accès de ces contenus, à l'instar des dispositions qui existent déjà pour lutter contre la pédopornographie ou le terrorisme en ligne.
Recommandation n° 17 : Soutenir les recherches sur les effets sanitaires et psychologiques de l'application TikTok.
Recommandation n° 18 : En cas de danger avéré, mettre en oeuvre l'article 66 du RGPD pour suspendre l'application.
Recommandation n° 19 : Exiger de TikTok la mise en place d'un système performant de vérification de l'âge, prévoyant un tiers vérificateur indépendant.
Recommandation n° 20 : Instaurer pour les mineurs un blocage de l'application au bout de 60 minutes d'utilisation.
Recommandation n° 21 : Demander au
Gouvernement de suspendre TikTok en France et de demander sa suspension au sein
de l'UE à la Commission européenne pour des raisons de
sécurité nationale :
- si TikTok, avant le
1er janvier 2024, n'a pas répondu aux principales questions
soulevées par la Commission d'enquête (capital et statuts de la
maison-mère ByteDance ; propriété intellectuelle et
localisation des ingénieurs qui élaborent l'algorithme ;
nature des entités chinoises avec lesquelles TikTok est en relation
permanente ; nature des données des utilisateurs
transférées en Chine et raison de ces transfert ; capacité
du projet Clover à mettre fin à ces transferts de données
; nom des entreprises qui mettront en oeuvre le projet Clover ; raison de la
collecte massive de données ; nombre de mineurs qui cessent
réellement
d'utiliser l'application au bout d'une heure) ;
- si TikTok, dans le même délai, n'a pas pris les principales
mesures demandées par le présent rapport : clarification des
statuts et de l'actionnariat de la maison-mère Bytedance et
séparation effective avec la Chine ; mise en conformité avec les
prescriptions du DSA, incluant la mise en place d'une modération et
d'une lutte contre la désinformation enfin efficaces, ainsi que la
création d'interfaces de programmation ouvertes et transparentes ;
présentation de garanties supplémentaires pour le projet Clover ;
mise en place d'un contrôle effectif de l'âge et de mesures
concrètes pour lutter contre l'utilisation excessive par les adolescents
et contre leur enfermement dans des « bulles de filtres » ;
fin de la « piraterie ».
La participation de TikTok aux travaux de la
commission d'enquête :
« La transparence dans
l'opacité »
Le phénomène qui a le plus frappé les membres de la Commission d'enquête tout au long de ses travaux est le contraste saisissant entre, d'une part, les proclamations permanentes de transparence des dirigeants de TikTok et, d'autre part, le jugement de toutes les autres personnes et institutions rencontrées, régulateurs, chercheurs, journalistes, responsables politiques, dont le sentiment, entendu à chaque audition se résume à un mot : l'opacité.
TikTok a répondu à trois questionnaires envoyés par le rapporteur. Deux de ses dirigeants, M. Éric Garandeau, directeur des affaires publiques et Mme Marlène Masure, directrice générale des opérations France, Benelux et Europe du Sud, ont été entendus en auditions et ont répondu aux questions du rapporteur et des membres de la commission d'enquête pendant plus de trois heures chacun.
Toutefois, tout au long de ces échanges, l'entreprise et ses représentants se sont efforcés de maintenir cette opacité à laquelle le groupe TikTok est habitué et de retenir toute information qui ne serait pas déjà publique.
Le document transmis en réponse à une demande de fournir au secrétariat de la commission d'enquête un organigramme de la société TikTok SAS en est un exemple révélateur : il ne faisait apparaître aucun nom de responsables à l'exception de Mme Marlène Masure, déjà publiquement identifiée comme directrice générale des opérations.
Organigramme transmis par TikTok SAS à la commission d'enquête
M. Éric Garandeau - qui n'apparaissait pas
lui-même sur ce document - a justifié ce format comme une
mesure de sécurité, pour « ne pas
exposer les salariés à des risques de menaces, chantage ou
harcèlement de la part d'utilisateurs mécontents de
décisions de modération ». La seule information
qu'il a consenti à révéler est que « ce
sont des personnes françaises, qui opèrent
depuis nos bureaux parisiens, et plutôt junior car elles gèrent
des portefeuilles de partenaires et ont été recrutées
depuis peu ». Ce n'est qu'après plusieurs
échanges écrits qu'un organigramme complet a finalement
été fourni... complet à l'exception d'une seule personne
que le rapporteur a dû identifier lui-même car elle ne figurait
dans aucun des documents remis. Il s'agissait pourtant de la Présidente
de la société : Mme Zhao Tian...
De même, le rapporteur a souhaité disposer de l'ensemble des conditions générales d'utilisation, des politiques de confidentialité et autres règles contractuelles applicables aux utilisateurs français et a demandé à TikTok de présenter les différentes versions de celles-ci, pour en comprendre les évolutions au cours du temps.
Dans sa première réponse, la société TikTok a renvoyé aux conditions générales d'utilisation et à la politique de confidentialité en ligne, sachant que la politique de confidentialité a été actualisée le 4 mai 2023 au cours des travaux de la commission d'enquête. Elle a également éludé la question sur les évolutions dans le temps en indiquant que « TikTok réexamine régulièrement ses conditions et politiques et, le cas échéant, les met à jour (par exemple, pour se conformer à de nouvelles obligations légales ou pour refléter les meilleures pratiques de l'industrie) ». Elle a simplement donné quelques exemples ponctuels d'évolutions, sans en fournir le détail ni être exhaustive.
C'est pourtant derrière sa politique de confidentialité, très incomplète sur ce sujet, que TikTok s'est retranché pour refuser de répondre aux demandes précises du rapporteur concernant les données à caractère personnel collectées auprès des utilisateurs.
Extrait des réponses de TikTok
Enfin, lors de leurs auditions, les représentants de TikTok SAS n'ont pas répondu à certaines questions précises du rapporteur, préférant apporter ultérieurement des compléments par écrit. Ces compléments effectivement communiqués ont maintenu l'opacité sur plusieurs sujets. Ainsi, concernant le stockage et les transferts à l'étranger des données des utilisateurs, et sur les raisons de ces transferts, TikTok a choisi de maintenir le secret. TikTok n'a pas non plus répondu aux questions sur les « équipes produit ingénierie » situées dans le monde entier, notamment aux États-Unis, en Europe, à Singapour et en Chine, ou, comme on le verra, sur le nom des entités du groupe situées en Chine avec lesquels l'entreprise travaille. Autre exemple, aucune information n'a été apportée sur le nombre de mineurs qui arrêtent effectivement de regarder le fil « Pour Toi » après l'alerte apparaissant au bout de 60 minutes, mesure pourtant mise en avant comme la « mesure phare » pour lutter contre l'utilisation excessive de l'application par les jeunes.
La société ByteDance3(*), société-mère de TikTok, a été créée en 2012, par M. Zhang Yiming et M. Liang Rubo, ingénieurs chinois en informatique, à Zhongguaucun, technopole située dans le district de Haidian de Pékin, considérée comme la « Silicon Valley chinoise ».
ByteDance a constitué dès sa création une « App factory »4(*), une fabrique d'applications. En quelques mois, l'entreprise crée ainsi deux applications : Neihan Duanzi (« Plaisanterie sous entendue »), un forum humoristique, et Jinri Toutiao (« Les titres du jour »), un agrégateur d'informations qui repose sur un flux de contenu personnalisé et qui remporte rapidement un succès important.
En septembre 2016, ByteDance investit le domaine des vidéos à format court en créant Douyin (« son d'une vibration »). Cette application s'inspire alors de Musical.ly, une plateforme née en Chine proposant des vidéos musicales et de karaoké, qui fonctionne à l'étranger mais qui reste confidentielle en Chine. En mai 2017, ByteDance lance une version internationale de Douyin, dénommée TikTok. ByteDance rachète Musical.ly en novembre 2017 puis fusionne Musical.ly et TikTok en août 2018.
À partir de 2018, la croissance de TikTok devient exponentielle. Pour favoriser son succès à travers le monde, ByteDance investit massivement dans des campagnes de communication pour promouvoir TikTok sur les autres plateformes. Rien qu'en 2018, la société dépense 1 milliard de dollars en campagnes de publicités sur les sites de ses principaux concurrents comme YouTube, Instagram et Snapchat, afin d'attirer de nouveaux utilisateurs sur TikTok5(*). Le moins qu'on puisse dire est que ceux-ci n'ont rien vu venir...
La pandémie de covid-19 sert d'accélérateur à la croissance de l'application. Alors qu'elle comptait 54 millions d'utilisateurs en janvier 2018, TikTok en cumule plus de 689 millions en juillet 2020. En septembre 2021, l'application passe le cap du milliard d'utilisateurs mensuels. En 2023, TikTok compte 1,7 milliard d'utilisateurs actifs, soit plus de 20 % des 4,8 milliards d'utilisateurs d'internet dans le monde.
En septembre 2021, TikTok est même passé, selon Cloudflare, devant Google en termes de site le plus visité, titre qu'il a depuis perdu pour repasser en troisième position. Avec 3 milliards d'installations, TikTok était en 2022 l'application la plus téléchargée de l'histoire6(*). Les utilisateurs de TikTok ouvrent leur application environ 40 fois par jour7(*). TikTok a été utilisé en 2022 par 22 millions de Français, avec 9 millions d'utilisateurs quotidiens8(*).
Le succès de TikTok est particulièrement impressionnant chez les plus jeunes, l'application étant massivement plébiscitée par les enfants et les adolescents. En 2022, TikTok était le deuxième média social le plus utilisé par les adolescents américains après YouTube. Au moins un tiers des utilisateurs français sont mineurs, ce qui représente plusieurs millions d'adolescents et d'enfants. Selon une récente enquête mondiale de Qustodio, les mineurs passent en moyenne 1h47 par jour sur TikTok9(*).
Application de divertissement, ayant fait son succès à l'origine sur des vidéos musicales et de synchronisation labiale, TikTok est en outre de plus en plus une plateforme choisie par les jeunes pour s'informer. 15 % des 18-24 ans utilisent l'application dans le but de s'informer10(*). Aux États-Unis, plus du quart des 18-29 ans utilisent régulièrement TikTok pour s'informer11(*).
Cependant, depuis ses origines, l'application a suscité de nombreuses polémiques médiatiques mais aussi des inquiétudes sérieuses, conduisant à une interdiction dans certains pays ou à des restrictions d'utilisation sur les terminaux portables d'employés des administrations publiques.
Au premier rang de ces inquiétudes, les liens entre l'entreprise et la Chine font craindre une utilisation possible de l'application à des fins de désinformation ou de collecte de données personnelles des utilisateurs par les autorités de ce pays. Le présent rapport s'efforce à ce sujet d'évaluer la persistance de ces liens malgré les dénégations des représentants de l'entreprise et d'évaluer les risques qui en découlent (I).
Plus généralement, le rapport montre aussi que TikTok France fait preuve d'une grande opacité dans ses relations avec l'ensemble des institutions en France, en particulier avec celles qui représentent les ayants droit des artistes dont des créations sont réutilisées dans les contenus de la plateforme, sans qu'ils obtiennent nécessairement en échange une juste rémunération (II).
En troisième lieu, il a été reproché à l'entreprise de ne pas respecter le Règlement général sur la protection des données européen (RGPD) en collectant plus de données que nécessaires et en les transférant dans des pays qui n'appliquent pas des règles équivalentes. Le rapport mesure l'étendue de cette collecte de données, en décrit les mécanismes et étudie la réponse apportée par l'entreprise (III).
Il approfondit également la question de l'algorithme (IV) du fil « Pour Toi » de TikTok, qui constitue le coeur de l'application et le premier artisan de son succès, tout en suscitant de nombreuses critiques liées à son opacité.
TikTok a été particulièrement pointée du doigt par l'ARCOM en raison de ses mauvaises performances et de son absence de transparence en matière de lutte contre la désinformation et dans les autres domaines couverts par le nouveau Règlement sur les services numériques (RSN) qui doit entrer en vigueur à partir de l'été 2023. Dans le domaine, le présent rapport recense les faits reprochés à l'application et s'efforce d'en comprendre les causes (V).
Enfin, de nombreux reproches sont faits à l'application du fait de son « addictivité » et des conséquences psychologiques ou sanitaires de son utilisation intensive par les adolescents et les enfants. Cette question, d'une grande importance compte tenu de la diffusion extrêmement large de TikTok au sein de cette population, fait l'objet de la partie VI.
La dernière partie du rapport présente une série de recommandations destinées à prévenir ou à traiter l'ensemble des risques ainsi recensés et analysés (VII).
I. UNE STRATÉGIE VISANT À MINIMISER LES LIENS DE TIKTOK AVEC LA CHINE
Réseau social au succès mondial, TikTok présente la particularité, par rapport aux autres plateformes numériques de cette envergure, d'avoir été créée par une entreprise chinoise, ByteDance, créée par M. Zhang Yiming en 2012 à Pékin.
Depuis plusieurs années, la Chine est engagée dans une stratégie d'influence à grande échelle, qui a fait l'objet de plusieurs rapports12(*). Cette stratégie se décline de manière particulièrement ambitieuse dans le monde numérique. Dans ce contexte, les représentants de TikTok s'emploient à démontrer que leur entreprise est désormais complètement séparée de la branche chinoise de la maison-mère, ByteDance, et qu'elle n'est donc pas soumise au contrôle ni à l'influence des autorités chinoises.
Les investigations menées par les membres de la commission d'enquête montrent cependant que ce postulat ne résiste pas à l'examen. Il peut au contraire être démontré qu'il existe des liens étroits entre TikTok et les entités situées en Chine du groupe ByteDance, tant sur le plan des transferts de données que des technologies utilisées, de la propriété intellectuelle ou encore des relations entre les employés. En outre, des faits concrets illustrant ces liens avec la Chine sont intervenus encore récemment, décrédibilisant le discours des représentants de TikTok sur ce sujet. Les nouvelles décisions de restriction d'usage de l'application qui ont été prises en série aux mois de mars et d'avril 2023 par les gouvernements et institutions de nombreux pays ne font que traduire la prise de conscience des risques que fait peser cette persistance des liens avec la Chine. La réponse de TikTok, le projet Clover, s'avère insuffisante pour mettre fin à ces craintes légitimes.
A. LE CONTEXTE : UNE STRATÉGIE D'INFLUENCE NUMÉRIQUE ASSUMÉE PAR LA CHINE
1. Une « guerre cognitive » au service des intérêts et de la pérennité du régime
Les risques pour la sécurité nationale que peuvent représenter des entreprises chinoises mondialisées telles que Huawei ou TikTok doivent être appréhendés dans le contexte des vastes opérations d'influence menées par la Chine depuis plusieurs années et mobilisant plusieurs leviers d'action, en particulier les entreprises internationales et les réseaux sociaux.
Selon le rapport de M. Paul Charon et de M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer publié en 2021 pour l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (Irsem), les opérations d'influence chinoises tendent à se complexifier et à se durcir. C'est pourquoi ce rapport fait référence au « moment machiavélien » de la Chine.
Ces opérations poursuivent plusieurs objectifs. D'une part, produire un discours positif sur la Chine, son hégémonie, ses valeurs et son modèle, souvent présenté en opposition avec le modèle de la démocratie libérale qui prévaut aux États-Unis et en Europe. D'autre part, « empêcher tout discours négatif sur le PCC, en prévenant et contrôlant tout discours sur les « cinq poisons » (Ouïghours, Tibétains, Falun Gong, « militants pro-démocratie », « indépendantistes taïwanais »), et plus généralement toute critique du Parti »13(*).
Cette analyse est corroborée par le premier rapport du service européen d'action extérieure (SEAE) sur les menaces de manipulation étrangère de l'information et d'interférences, que les membres de la commission d'enquête ont eu l'opportunité de rencontrer à Bruxelles lors d'un déplacement auprès des institutions européennes le 24 avril 2023.
Sur l'année 2022, l'étude empirique menée par le SEAE décrit un ensemble de comportements, certes généralement non illégaux, qui néanmoins menacent ou peuvent avoir un impact négatif sur les valeurs, les procédures et les processus politiques des pays cibles. Ces comportements sont de nature manipulatrice, menée de manière intentionnelle et coordonnée par des acteurs étatiques ou non étatiques, y compris leurs mandataires, à l'intérieur et à l'extérieur de leur propre territoire.
Cette étude recense ainsi une centaine d'incidents, dont 17 sont attribués directement à la Chine, principalement menés par des acteurs étatiques à destination d'une audience internationale. Il est ainsi établi que « les incidents chinois ont promu la Chine en tant que partenaire fiable et leader mondial, tout en dégradant l'Occident, en soulignant notamment la manière dont les États-Unis déstabilisaient l'Union européenne »14(*).
Afin de mieux comprendre les opérations d'influence menées par la Chine et les risques qu'elles représentent, le rapport de l'Irsem rappelle ainsi l'ancienneté et la densité de la pensée stratégique et militaire chinoise dont les concepts suivants peuvent aujourd'hui être mobilisés pour mieux cerner cette stratégie d'influence et rendre les Européens plus lucides face aux prétentions hégémoniques de la Chine :
- la « guerre de l'opinion publique », qui consiste à « créer un environnement d'opinion publique favorable à l'initiative politique et à la victoire militaire »15(*) ;
- la « guerre psychologique », qui consiste à « utiliser des informations spécifiques et des médias pour des actions de combat qui affectent la psychologie et le comportement du public cible »16(*) ;
- la « guerre cognitive » qui, se situant au croisement de la guerre de l'opinion publique et de la guerre psychologique, consiste à « utiliser la guerre psychologique pour façonner et même contrôler les capacités cognitives de l'ennemi et de prise de décision »17(*).
2. Une « force de frappe internationale » qui intéresse forcément les services chinois
Parmi les différents concepts évoqués ci-dessus, celui de « guerre cognitive » a particulièrement retenu l'attention des membres de la commission d'enquête lors des diverses auditions menées, car il reflète particulièrement bien les inquiétudes exprimées par de nombreux spécialistes quant à l'instrumentalisation possible de TikTok par le régime chinois.
Avec plus d'un milliard d'utilisateurs dans le monde dont 22 millions d'utilisateurs actifs mensuels en France, TikTok est la version internationale à succès d'une autre application, Douyin, qui est une application chinoise seulement autorisée et utilisée en Chine, alors que TikTok y est interdit.
Au regard de sa croissance, du nombre de ses utilisateurs, particulièrement jeunes, et de sa capacité à susciter une utilisation intensive grâce à un algorithme de recommandation dynamique favorisant la succession de vidéos en format court, TikTok apparaît comme un levier potentiel pour contribuer à cette « guerre cognitive » dont « le but ultime est de manipuler les valeurs, l'esprit/l'éthos national, les idéologies, les traditions culturelles, les croyances historiques, etc., d'un pays pour les inciter à abandonner leur compréhension théorique, leur système social et leur voie de développement »18(*).
Pour le chercheur M. Julien Nocetti, « il faut comprendre que les stratégies de subversion sont devenues la norme dans le cadre des relations internationales, plutôt que l'exception. Ce rapport de force dans le domaine cognitif vient finalement exploiter quelque chose d'assez ancien. Mais celui-ci est adapté à des contenus extrêmement personnalisés, et s'insère dans une démarche de répétition, qui, alliée à des contenus courts, permet de capter l'attention de l'utilisateur et de le rendre très dépendant des contenus qu'il consulte »19(*).
Autrement dit, selon certains analystes, TikTok représente une « force de frappe internationale » que le régime chinois pourrait mettre à profit afin « d'affaiblir les résistances » d'une jeunesse mondiale qui constituera, dans quelques années, le principal concurrent à une société et à une force productive chinoises en quête d'hégémonie et d'une plus grande reconnaissance internationale.
Comme l'a expliqué M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » de l'Irsem : « ce que l'on ne sait pas, c'est à quel point le fait de mettre du contenu tendant à abêtir les utilisateurs correspond ou non à une stratégie de la Chine. Est-ce seulement une conséquence néfaste de l'algorithme, surtout conçu a priori pour faire du profit, suivant l'intérêt de TikTok et de ByteDance ? Mais comme la plateforme a du succès, elle intéresse nécessairement les services chinois, qui peuvent être intéressés par la diffusion de contenus »20(*).
Si les doutes subsistent sur les différences réelles entre TikTok et Douyin, les auditions des dirigeants de TikTok SAS France devant la commission d'enquête n'ayant en aucun cas permis de les dissiper, une chose est certaine : il existe en Chine une véritable politique de limitation du temps d'écran et de lutte contre les addictions aux jeux et aux plateformes numériques qui, dans un contexte de « guerre cognitive » assumée, modifie, en notre défaveur, notre rapport de force vis-à-vis de ce pays.
* 3 Le nom ByteDance se référerait au “Bit”, l'unité de base de l'information en informatique ; et Dance décrirait l'objectif artistique de l'entreprise. Steve Jobs, modèle des innovateurs de la tech, rappelait que la magie d'Apple tenait à sa capacité à mêler la technologie et l'art. (Océane Herrero, Le système TikTok. Comment la plateforme chinoise modèle nos vies, avril 2023)
* 4 Rachel Lee, Prudence Luttrell, Matthew Johnson, John Garnaut, TikTok, ByteDance, and their ties to the Chinese Communist Party, Submission to the Senate Select Committee on Foreign Interference through Social Media, mars 2023.
* 5 Rachel Lee, Prudence Luttrell, Matthew Johnson, John Garnaut, TikTok, ByteDance, and their ties to the Chinese Communist Party, Submission to the Senate Select Committee on Foreign Interference through Social Media, mars 2023.
* 6 Rachel Lee, Prudence Luttrell, Matthew Johnson, John Garnaut, TikTok, ByteDance, and their ties to the Chinese Communist Party, Submission to the Senate Select Committee on Foreign Interference through Social Media, mars 2023.
* 7 Par comparaison, l'utilisateur de Twitter ouvre l'application à peu près 15 fois par jour.
* 8 Meltwater, 2023.
* 9 Un temps 60 % plus élevé que le temps passé sur YouTube (From Alpha to Z: raising the digital generations, Annual Data Report, 2022, Qustodio).
* 10 Reuters Institute Digital News report, 2022.
* 11 Pew Research Center, 2022.
* 12 Par exemple : « Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques », rapporteur André Gattolin : https://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-873-notice.html
* 13 Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les opérations d'influence chinoises : un moment machiavélien », Rapport, Institut de recherche stratégique de l'école militaire, 2021.
* 14 European External Action Service, 1st Report on Foreign Information Manipulation and Interference Threat, February 2023.
* 15 Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les opérations d'influence chinoises : un moment machiavélien », Rapport, Institut de recherche stratégique de l'école militaire, 2021.
* 16 Ibid.
* 17 Ibid.
* 18 Ibid.
* 19 Audition du 27 mars 2023.
* 20 Audition du 20 mars 2023.