II. COMPTE RENDU DES TABLES RONDES DU 2 MARS 2023
M. Serge Babary, président. - Mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd'hui pour une deuxième séquence d'auditions en réunion plénière dans le cadre de la mission sur le thème Formation, compétences, attractivité. Nos rapporteurs se sont donnés pour objectif d'approfondir les travaux relatifs aux tensions sur les recrutements et aux pénuries de compétences que rencontrent les entreprises françaises. En 2019 et 2020, nous avons publié un rapport intitulé Des compétences de toute urgence pour l'emploi et les entreprises. Il a appelé à un sursaut pour s'assurer que notre économie, à l'heure des grandes transitions et de la relocalisation, trouve les talents dont elle a besoin. En 2021, la délégation a également adopté un rapport sur l'évolution des modes de travail et les défis managériaux visant à tirer les conséquences des changements profonds du travail et des formes d'emploi et à mieux accompagner les entreprises et les travailleurs. Nous souhaitons aujourd'hui faire le point sur la situation, alors que les difficultés de recrutement persistent, surtout dans certains secteurs comme la construction ou l'industrie. Par ailleurs, le concept de grande démission s'est invité dans le débat. La quête de sens apparaît encore plus forte.
Afin de mener cette réflexion, nous avons le plaisir d'accueillir trois invités :
- Mme Glenda Quintini, économiste senior à l'OCDE, spécialiste des questions d'emploi et de travail, notamment des questions de compétences. Madame, vous avez étudié les systèmes de formation des adultes en comparaison internationale et la structure du marché du travail au regard des qualifications. Nous sommes ravis de vous entendre à nouveau aujourd'hui, car nous vous avions déjà sollicitée en novembre 2019 pour intervenir sur les compétences à l'heure de l'intelligence artificielle ;
- M. Tristan Dupas-Amory, chercheur associé au centre d'études et de recherches sociologiques, chargé d'enseignement à l'ESCP Business School. Vous avez publié plusieurs articles sur la manière dont les jeunes abordent le marché du travail, sur la grande démission et le sens du travail ;
- M. Philippe Dole, inspecteur général des affaires sociales honoraire, qui est auteur du rapport Résorption des tensions de recrutement : bilan de la démarche systémique engagée par six branches professionnelles, rendu en novembre dernier au ministre du Travail. Ce rapport fait état des efforts et initiatives menés par les entreprises de différents secteurs. Il pourra nous présenter ses recommandations à cet égard.
Avec trois regards croisés, nous souhaiterions répondre aux questions suivantes : les difficultés actuelles sont-elles une conséquence normale d'une période de quasi plein emploi et des bouleversements liés à la crise économique et sanitaire de 2020 ? Ou traduisent-elles des phénomènes plus profonds, qu'il s'agisse d'une évolution sociétale du rapport au travail ou d'inefficacité structurelle de nos systèmes de formation et de soutien à l'emploi ? Quel doit être, selon vous, le rôle et la réponse des pouvoirs publics ?
Mme Glenda Quintini, économiste senior à l'OCDE. - Je placerai la France dans un contexte international. Les mégatendances continuent de transformer les besoins de compétences. Nous observons des changements structurels sur le marché du travail, qui font évoluer les besoins de compétences.
La crise du Covid-19 a accéléré l'adoption de nouvelles technologies et a changé la formation. Par ailleurs, la crise du coût de la vie affecte particulièrement certains secteurs. Toutes ces mégatendances ont également augmenté les inégalités qui existaient déjà auparavant. Ces évolutions affectent la demande et l'offre de compétences et génèrent des déséquilibres.
Je me focaliserai sur deux tendances en particulier : d'un côté, les avancées technologiques, et de l'autre, la transition verte.
Nous avons mis à jour l'étude que je vous ai présentée en 2019, en nous concentrant spécifiquement sur l'intelligence artificielle. Nous avons observé, au cours des dernières années, que de plus en plus de tâches sont automatisées.
Dans le passé, la dextérité manuelle était difficilement automatisable. Désormais, certaines compétences, qui correspondent à des emplois mieux qualifiés, sont automatisables grâce à l'intelligence artificielle. C'est le cas du raisonnement déductif - inductif, de la capacité de lecture et même de la créativité. Cette automatisation affecte davantage les emplois à haut niveau de qualification. Il reste encore des goulots d'étranglement, dont la capacité de résoudre des problèmes complexes, la gestion de haut niveau et les interactions sociales.
Tous les emplois sont donc affectés, même si les emplois peu qualifiés le sont davantage. Tous les emplois incluent des aptitudes et des compétences facilement automatisables et des compétences qui constituent des goulots d'étranglement. Dans les emplois peu qualifiés, les compétences sont facilement automatisables. Sauf exceptions, ils ne risquent pas de disparaître. En revanche, ils évolueront fortement.
En parallèle, certains emplois comportent une grande partie de tâches qui ne sont toujours pas automatisables. Ils sont affectés par l'intelligence artificielle, mais le remplacement par la technologie n'aura pas lieu.
En France, les emplois qui comportent une partie importante de tâches qui peuvent être automatisées constituent environ 10 % des emplois. Ce taux est de 18 % en Hongrie et de 6 % au Royaume-Uni.
Sur le sujet de la transition verte, le discours est encore mixte. Il n'est pas clairement établi si les emplois créés par cette transition sont des emplois à très haut niveau de compétences ou s'il s'agit principalement d'emplois de techniciens. Les études soutiennent que la demande se concentrera sur des compétences plus élevées, sans atteindre les plus hauts niveaux. Nous ignorons quels types d'emplois seront créés.
Les pénuries professionnelles qui résultent de ces tendances sont assez mélangées. Elles sont observées dans la santé, dans l'enseignement, au niveau des ingénieurs et des scientifiques, de même que dans des emplois dont le niveau de qualification est relativement faible.
L'enjeu pour les adultes est relativement important. En France, 20 % d'entre eux présentent un niveau de littératie et de numératie faible. Même s'ils ont un emploi, il est nécessaire de s'interroger sur les moyens à disposition pour assurer leur transition vers des emplois qui demanderont des qualifications plus élevées. Ces adultes peuvent interpréter les chiffres les plus simples, mais ils sont incapables de s'engager sur des tâches plus complexes. Le manque d'action représente un coût pour les individus, pour les entreprises et au niveau national.
Malheureusement, le nombre d'adultes qui participent à la formation reste limité. En France, chaque année, 32 % des adultes participent à la formation. 10 % déclarent qu'ils auraient souhaité y participer, mais ont fait face à des barrières (principalement le manque de temps). Par ailleurs, 12 % des adultes déclarent qu'ils n'ont pas reçu de soutien de leur employeur, contre 5 % dans la moyenne de l'OCDE. 60 % des adultes n'ont pas souhaité participer à une formation. Il se peut qu'ils aient manqué de motivation ; c'est toutefois assez réducteur, car ils peuvent également penser que les barrières sont très élevées. Certains n'ont probablement pas su identifier des formations vraiment adaptées à leurs besoins.
Ceux qui ne se forment pas sont principalement les adultes qui ont le plus besoin d'une formation. Ce sont les moins qualifiés et les plus âgés.
Nous savons également que les formations ne sont pas nécessairement adaptées aux besoins du marché du travail. Les entreprises n'évaluent pas toujours leurs besoins de compétences. Pour des raisons réglementaires, elles assurent uniquement les formations obligatoires. Or, le contenu des formations ne correspond pas aux enjeux stratégiques de l'entreprise.
Nous avons mis en place un cadre d'actions. Certaines ont pour objectif d'augmenter la participation et l'inclusivité de la formation. D'autres éléments visent à augmenter l'alignement de la formation aux besoins du marché du travail. Certaines actions ont été imaginées pour augmenter l'impact et la qualité de la formation.
L'importance du financement et la co-responsabilité de tous les acteurs sont mises en exergue. Il est également nécessaire d'accorder de l'importance à la gouvernance du système. La formation des adultes est plus complexe, à ce niveau, que pour les jeunes. De nombreux acteurs (entreprises, syndicats, particuliers, instituts de formation) doivent collaborer à la gouvernance du système.
M. Tristan Dupas-Amory, chercheur associé au centre d'études et de recherches sociologiques, chargé d'enseignement à l'ESCP Business School. - Je suis chercheur en sciences sociales et on m'a régulièrement demandé de réagir sur le phénomène de grande démission et sur ce qu'il nous dit du rapport à l'emploi.
Cette expression est toujours accompagnée d'un certain flou. Rien n'est plus simple, en réalité, que le début d'une grande démission. Il suffit, à la suite d'une crise sanitaire, d'attirer l'attention sur une hausse des démissions observées dans une grande économie occidentale. Aux États-Unis, 38 millions de salariés ont quitté leur emploi en 2021. Il s'agit ensuite de désigner ce phénomène par plusieurs expressions dont le succès spectaculaire est proportionnel au mystère qui les entoure : the great resignation, the big quit, the great reshuffle. Utilisez-les pour signaler l'augmentation des démissions constatées dans d'autres pays, dont la France. La contamination menaçante du virus du désengagement salarial s'exportera et cette situation inédite deviendra sans frontières. Est-elle liée à un simple effet de rattrapage à la suite d'une crise sanitaire qui a tout figé ? Faut-il plutôt y voir le signe d'une démotivation brutale des salariés, ou d'un désenchantement antérieur, que la crise ne fait que révéler ? Remet-elle en cause des conditions ou une organisation du travail particulières ?
Prenez donc, en somme, un phénomène observable, des noms facilement consommables, une contamination internationale, des interrogations politiques et sociales. La grande démission, au sens de « raz-de-marée imprévu », n'existe pourtant qu'en première analyse. En France, le nombre de démissions est élevé, mais il n'est pas inédit ni inattendu, compte tenu du contexte économique. Comme le rappelle la DARES, le taux de démissions est un indicateur cyclique. Bas durant les crises, il augmente en période de reprise, car les opportunités d'emploi se font plus nombreuses : il est plus aisé de prendre la décision de démissionner. La hausse du taux de démissions apparaît normale, en lien avec la reprise économique.
Le phénomène n'est pas plus avéré aux États-Unis. Des professeurs à la Harvard Business School constatent que, sur une période longue, la tendance des démissions est à la hausse depuis plus d'une décennie. Le sujet n'est donc pas une explosion inédite et subie des démissions. Il s'agit d'une augmentation chronique du taux de démissions. C'est elle qui pose l'énigme du consentement au travail, plutôt que le phénomène ponctuel qui occupe l'espace du débat.
De là, deux hypothèses.
Première hypothèse : le taux croissant de démissions manifeste la vitalité de l'économie et les opportunités offertes par le marché du travail aux salariés.
Deuxième hypothèse, et c'est celle qui est souvent retenue : c'est un marqueur de l'insatisfaction grandissante des salariés vis-à-vis de leur travail et de la relation de travail qui leur est proposée.
Ces deux hypothèses sont probablement vraies dans une certaine mesure. Des questionnements profonds sont devant les entreprises et les organisations, et beaucoup d'entre elles, pour des raisons de performance notamment, apportent un réel soin à comprendre ce qui se joue actuellement pour s'adapter. Au fond, les principaux leviers pour les entreprises sont connus. Ils concernent les conditions transactionnelles (salaire, temps de travail, accès à la formation) et le contenu et l'organisation du travail (intérêt du travail, qualité du management et des relations au travail).
C'est surtout tout le contrat psychologique, c'est-à-dire les conditions subjectives du travail, qu'il faut repenser pour parer cette difficulté croissante à attirer et retenir les salariés. La fin du travail n'est pas pour tout de suite. Dans certaines communautés grecques, seuls ceux qui ne travaillaient pas vivaient vraiment. Malgré le catastrophisme parfois lié à la grande démission, nous n'en sommes pas là. La grande démission n'a que l'allure d'une révolution, au sens de changements brusques. Mais nous devons l'empêcher de se transformer en simple révolution (un tour complet sur soi).
Grande démission et crise sanitaire ont permis le surgissement dans l'actualité des mutations du rapport au travail. C'est dans un processus historique au long cours qu'il s'agit de les réinscrire. Ce que j'ai appelé « la grande rétention » représente la tentation d'empêcher un nouveau rapport au travail de naître, alors même que l'ancien se meurt. De cette tentative parfois désespérée ne peut sortir que l'insensé. Malgré les incompréhensions qui existent entre les aspirations des entreprises et des salariés, la transformation en cours pourrait être conforme à l'intérêt des deux parties. La construction du rapport au travail est individuelle, mais repose également sur la construction de cette relation profondément collective. Ensemble, les salariés dessinent les fondations d'une critique collective du marché du travail et de l'organisation des entreprises, qu'il ne tient qu'à nous d'entendre, de reformuler et d'accepter.
M. Serge Babary, président. - Merci pour cet éclairage. Je propose de passer aux questions de nos rapporteurs.
M. Michel Canévet, rapporteur. - Mme Quintini, vous avez évoqué la question de l'automatisation des tâches. Effectivement, nous percevons un nombre croissant d'automatisations dans l'industrie. Mais les tâches de certains métiers sont difficilement automatisables. Or, pour ceux-ci il apparait une réelle pénurie de main d'oeuvre. Je parle notamment des métiers de l'aide à domicile, de l'aide aux personnes, du travail dans les institutions sociales et médicosociales, des conducteurs routiers, des serveurs et des cuisiniers dans l'hôtellerie et dans la restauration.
Les employeurs nous font état de leurs difficultés à trouver la main d'oeuvre dont ils ont besoin, malgré le fait qu'il y ait 3 millions d'inscrits à Pôle Emploi au sein des catégories A, B et C de demandeurs d'emploi, et 5,4 millions d'inscrits de manière globale. Ce chiffre est considérable.
Jusqu'où pensez-vous que l'on puisse faire baisser le chômage ? À quel niveau situez-vous le plein emploi ?
Mme Glenda Quintini. - Concernant le plein emploi, je ne sais pas spécifiquement pour la France. Je ne m'exprimerai donc pas sur ce point, mais je trouve que vos déclarations sont très intéressantes. Effectivement, nous avons vérifié si l'automatisation pourrait aider les emplois en pénurie. Dans le secteur du soin aux personnes, il est particulièrement difficile de mettre en place des automatisations. Les interactions sociales sont primordiales. La mécanique des soins pourra être automatisée, mais il reste tout l'aspect relationnel. De plus, ces métiers de soins aux personnes âgées et de garde d'enfants incluent un élément d'acceptabilité sociale. Dans les maisons de retraite, certaines tâches peuvent être automatisées, mais dans la plupart des pays, les personnes n'accepteront pas de confier leurs parents âgés ou leurs enfants en bas âge au soin unique automatisé.
Pour les autres catégories d'emplois, la situation varie selon les secteurs. Nous avons vu l'apparition de machines automatiques dans certains restaurants, pour prendre les commandes plus rapidement. J'ai également su qu'il existe à Paris un restaurant dont le cuisinier est un robot. Dans ce contexte, nous devons considérer l'attractivité des emplois. Aux États-Unis, nous avons vu des pénuries très importantes dans le secteur des préparations alimentaires. Nous nous demandons où sont passés les travailleurs, et de quelle manière ils peuvent se permettre de quitter leur travail. Certaines études ont constaté qu'ils sont entrés dans le secteur commercial. La vente en magasin rapporte davantage et les conditions de travail sont meilleures. Les horaires sont plus encadrés.
Les raisons des pénuries sont donc relativement complexes.
M. Michel Canévet, rapporteur. - M. Dupas-Amory, le phénomène de démission que vous avez évoqué dans votre propos introductif est-il plus marqué en France que dans d'autres pays ? Quelles explications pouvez-vous apporter au phénomène observé ?
M. Tristan Dupas-Amory. - Des études comparatives se sont intéressées à cette hausse du taux de démission, à la fois en Europe et aux États-Unis. Une accélération a été observée au Royaume-Uni, en France, et même en Espagne, alors que le chômage y est plus élevé. En revanche, nous avons constaté que dans des pays où la codétermination est un peu plus institutionnalisée au sein des entreprises, l'accélération est plus faible. C'est notamment le cas de l'Autriche et de l'Allemagne.
Il faut toujours se méfier de la cause unique. Je ne peux donc pas garantir que si nous instaurions la culture de la codétermination en France, nous parviendrions à freiner la tendance. Ceci-dit, nous pouvons nous y intéresser.
L'augmentation du taux de démission est notamment due au rattrapage de la crise sanitaire. Les chiffres après la pandémie sont semblables à ceux d'avant la crise.
Intéressons-nous aux secteurs qui concentrent les taux de démission les plus élevés en France. Vous en avez cité quelques-uns. Nous avons le secteur de l'enseignement, de la santé et de l'action sociale, le commerce, la réparation automobile, la fabrication agroalimentaire, et loin devant, le secteur de l'hébergement et la restauration. Ce sont des secteurs où les conditions de travail sont exigeantes, les niveaux de rémunération sont relativement faibles, et la relation d'emploi est peu qualitative. Nous pouvons chercher des raisons extrêmement complexes, mais la réalité est simple. Il me semble important de distinguer le levier des conditions transactionnelles - c'est-à-dire le salaire et le temps de travail (augmentations de salaire, semaine de quatre jours) - des éléments davantage liés à l'organisation du travail.
Cependant, le facteur central est la notion de contrat psychologique. C'est un courant de recherches qui est apparu dans les années 1950. Nous le connaissons très bien en gestion des ressources humaines. Il part de l'hypothèse selon laquelle la motivation du salarié vient d'un équilibre entre ses contributions et ses rétributions. Or, c'est un contrat subjectif. Nous ne pouvons pas nous baser uniquement sur les données économiques et augmenter tous les salaires. Dans de nombreux secteurs, les salaires sont augmentés, et pourtant, le phénomène persiste.
La manière dont nous considérons l'emploi est le levier qui est en train de changer. Or, la tentation de mettre fin à cette évolution peut aboutir à des choix contre-productifs. Le nouveau défi des entreprises est d'attirer et de retenir les salariés. Elles activent différents leviers, notamment au niveau de l'organisation du travail et des salaires. Cependant, retenir un salarié dans une telle situation ne fait que retarder l'échéance, et certains risques psychosociaux apparaîtront.
Les entreprises doivent ainsi composer avec la problématique du « laisser faire » et celle du rééquilibrage. Les salariés, comme les entreprises, essaient d'établir ce nouvel équilibre. La situation est à la fois très simple et très complexe, car nous avons affaire à de la matière humaine et à de la subjectivité.
M. Serge Babary, président. - Une étude a divisé le corps des salariés en trois tiers : un tiers très motivé, proactif et personnellement impliqué, un tiers qui se contente de remplir les missions qui lui sont demandées, et un tiers qui adopte une attitude négative. Disposez-vous d'éléments sur la répartition ? Est-ce une réalité ?
M. Tristan Dupas-Amory. - Je me méfie des typologies, car elles ne sont jamais très fines. En revanche, la crise générale de l'engagement n'est pas nouvelle. Des enquêtes annuelles sont conduites à l'échelle mondiale : depuis plusieurs décennies, les salariés en Europe sont ceux qui se déclarent le moins investis ; en outre, les Français arrivent en dernière position parmi les Européens. L'actualité met en avant une réalité déjà ancienne.
Le premier réflexe pour rééquilibrer le contrat psychologique est d'en faire un peu moins. Cette tendance peut être observée dans des écrits du 19ème siècle.
Il est difficile de répondre à votre question, car il existe des différences selon les groupes professionnels. Par exemple, nous observons des critiques liées à l'overwork (le travail à outrance) chez les surinvestis. Le rapport agonistique au travail est remis en question, notamment par les jeunes générations.
Ce genre de typologie est utile pour échanger, mais je me garderai de confirmer ou d'infirmer une proportion.
Mme Glenda Quintini. - Les modes de travail en entreprise peuvent être plus motivants. La possibilité de travailler en équipe, l'autonomie dans le choix de l'ordre des tâches et l'apprentissage par l'échange avec les collègues permettent aux collaborateurs de mieux s'engager et de mieux utiliser leurs compétences. Le retour sur la formation est également plus important. Apprendre au travail de manière informelle est essentiel. L'apprentissage est mis en pratique, la productivité et le salaire augmentent en conséquence. En s'impliquant davantage, les salariés utilisent mieux leurs compétences au travail.
M. Philippe Dole, inspecteur général des affaires sociales honoraire, qui est auteur du rapport Résorption des tensions de recrutement : bilan de la démarche systémique engagée par six branches professionnelles. - La démarche qui a été la nôtre dans le cadre de ce rapport est inédite. Le premier ministre, Jean Castex, et les partenaires sociaux ont souhaité travailler à la résorption des difficultés de recrutement à partir des prérogatives et des capacités d'intervention des branches professionnelles. Or, les branches professionnelles sont les acteurs paritaires négociateurs de l'accord collectif de travail. Ils déterminent également des dispositifs qui contribuent à l'attractivité de l'emploi.
Les plans successifs mis en place par les pouvoirs publics n'ont pas réellement porté leurs fruits en termes d'emploi. Lorsque l'on engage des efforts de formation, il est nécessaire de travailler à la fois sur la production de compétences et sur la préparation à des activités nouvelles. Cependant, cette démarche éloigne les personnes de l'emploi. Des travaux indiquent qu'au-delà de six mois, l'avantage que procure la formation est contrecarré par l'éloignement du marché du travail. Il est donc nécessaire de trouver un équilibre. C'est la raison pour laquelle les formations en alternance sont particulièrement appréciables.
Plusieurs leviers d'action permettent de résorber les difficultés de recrutement. La négociation collective porte sur les rémunérations, sur les classifications et sur les conditions de travail. Les branches disposent d'un outil important d'analyse et de prospective, qui est l'observatoire de branches. Il permet de réfléchir à l'évolution des métiers et de déterminer les futurs référentiels de compétences, pour des métiers en transformation et pour des métiers en création. La branche dispose également de prérogatives en matière de certification (production des diplômes, des titres, des certificats de qualification professionnelle).
Les branches professionnelles ont également la capacité à définir la politique de financement de l'apprentissage et des contrats de professionnalisation. Même si la question de l'apprentissage fait également l'objet d'un dialogue avec France compétences, d'une branche à l'autre, ces questions sont décidées dans un cadre paritaire.
Enfin, la branche dispose d'une capacité d'intervention, avec l'appui des pouvoirs publics et du service public de l'emploi, pour mobiliser les entreprises comme pour mobiliser les demandeurs d'emplois. Cette approche structurelle est évidemment complémentaire des travaux menés au niveau local. L'emploi se joue dans la proximité, au niveau de l'entreprise et du bassin d'emplois. Cependant, si l'on ne travaille pas sur les éléments structurels, on peut s'épuiser à chercher des personnes et leur offrir un cadre qui ne les satisfait pas.
Par ailleurs, les recrutements s'opèrent dans un marché à la fois concurrentiel et contraint, avec des facteurs spécifiques, des problématiques d'âge, d'accès à la formation dans les professions réglementées, des employeurs qui recherchent un candidat répondant à tous les critères recherchés, et des actifs qui recherchent les meilleurs salaires et conditions d'emploi ou qui ne veulent absolument pas se tourner vers certains métiers pourtant en tension.
Nous observons donc un manque de candidatures et parfois une inadéquation du profil des candidats. De plus, certains métiers sont encore méconnus. Nous constatons également de fortes attentes et déceptions quant à l'orientation dès l'école. On peut s'interroger sur les motifs pour lesquels tant de personnes quittent leur emploi dans les trois premières années. Vous parliez de l'hôtellerie et de la restauration : c'est un exemple.
L'orientation et la formation initiale sont également en cause, de même que la question de l'attractivité, avec une problématique de classification, de rémunération et de capacité à évoluer professionnellement. Les conditions de travail sont également mises en cause. Ces questions doivent être mieux prises en compte dans les politiques de branche et dans les pratiques des entreprises.
La crise sanitaire a été porteuse d'une remise en question professionnelle. Les gens ont eu le temps de réfléchir et de s'intéresser à exercer une autre activité. Plusieurs instruments permettent de procéder de la sorte : le bilan de compétences, le conseil en évolution professionnelle et les dispositifs d'accompagnement à la reconversion.
Les données démographiques publiées par France stratégie sont préoccupantes, car la ressource de travail se raréfie. Le premier accès à l'emploi se trouve décalé par la poursuite d'études. En outre, 42 % des personnes qui poursuivent leurs études ont entre 14 et 24 ans. Selon France stratégie, cette proportion atteindra 48 % en 2030. Les jeunes en capacité d'entrer sur le marché du travail seront donc encore moins nombreux qu'aujourd'hui.
Les solutions élaborées ont débouché sur des diagnostics partagés avec les partenaires sociaux de la métallurgie, des métiers de bouche, des transports, du conseil en numérique et du bâtiment. Tous les métiers concernés allaient de la production à la petite maîtrise.
Agir pour résorber les difficultés de recrutement, c'est agir simultanément sur plusieurs facteurs : la promotion de la profession, la préparation des jeunes générations, l'intégration des jeunes et des adultes disponibles, la qualité de vie au travail. Les liens avec l'école doivent également être resserrés ; les politiques de formation doivent être fluidifiées et leur qualité doit être améliorée. Enfin, il est nécessaire de développer l'apprentissage. C'est un dispositif interactif, qui doit être piloté. La temporalité n'est pas la même pour des jeunes devant être formés et pour des personnes qui sont disponibles tout de suite. Cependant, il est important d'agir simultanément sur tous ces facteurs afin de ne pas perdre de temps.
Les plans d'action ont été construits avec les partenaires sociaux sur les mêmes modèles. Ils reprennent les éléments suivants :
- la problématique de la relation école - entreprise ;
- l'attractivité, les rémunérations et la qualité de vie au travail dans le cadre de la négociation collective. Certains secteurs se sont engagés dans un processus de négociations avec succès, comme dans la branche du conseil, dans le champ du numérique et dans le secteur des transports. Ces négociations ne concernaient pas que des problématiques de rémunération, mais également la qualité de vie au travail, et particulièrement la conciliation vie familiale - vie professionnelle, qui intéresse particulièrement les jeunes entrants sur le marché du travail ;
- une meilleure performance des dispositifs de formation. Pôle Emploi et les régions travaillent ensemble avec beaucoup de sérieux. Nous avons un problème avec les opérateurs de compétences (OPCO), qui, pour des raisons liées à la disponibilité de leur budget annuel, ne sont pas intégrés dans un processus suffisamment anticipé. C'est une des préconisations que nous avons partagées. Pour anticiper, ajuster et réguler l'effort de formation, un travail programmatique doit être mené plus d'un an à l'avance. Les mises à jour doivent être régulières auprès des acheteurs et des organisateurs ;
- un pilotage bien organisé. Peut-être avez-vous entendu parler de la démarche L'industrie recrute en Bretagne. Elle réunit les acteurs de l'industrie, le rectorat, Pôle Emploi et la région, dans chaque bassin d'emploi. Ce travail permet à la fois d'agir en amont sur la sensibilisation et la connaissance des métiers, et en aval, sur la régulation des dispositifs permettant de répondre aux besoins des entreprises et des populations. Cette démarche permet de multiplier par 3 les résultats habituellement constatés dans d'autres secteurs, avec des méthodes bien moins pilotées et régulées collectivement.
France compétences a mis en place une initiative intéressante avec la « Grande bibliothèque ». Elle permettra peut-être aux différents observatoires existants en France de partager leurs données avec tous les acteurs concernés et avec le grand public. Nous y trouvons des informations d'un grand intérêt sur le contenu des emplois et leurs évolutions.
Il est important de consolider le dialogue entre les branches professionnelles, les régions, les rectorats et Pôle Emploi, à la fois sur la politique d'orientation scolaire et professionnelle et sur la politique de formation initiale et continue.
Il est également important de veiller à la représentation des branches à l'échelon territorial de proximité dans les territoires. Ce n'est pas toujours le cas. Les personnes qui représentent les secteurs professionnels ne sont pas toujours mandatées par la branche au niveau national.
Nous proposons de mettre en place des protocoles de liaison entre les entreprises et le service public de l'emploi. C'est une approche relativement classique, qui n'est pas liée à la négociation de branche. Il s'agit principalement de bonnes pratiques permettant un dialogue territorial construit de qualité.
Les branches sont invitées à promouvoir et développer l'apprentissage et la professionnalisation, et à améliorer les dispositifs d'intégration et de suivi dans l'entreprise. Elles doivent également veiller à ce que les indicateurs de qualité du référentiel national qualité (Qualiopi) soient appliqués, afin de réduire les abandons. Il est important de s'intéresser à la qualité d'intégration des jeunes dans les entreprises pour ne pas gaspiller ces ressources, qui sont de plus en plus rares.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Merci, M. Dole, vous avez parlé de la nécessité de fournir aux jeunes une meilleure connaissance de tous les métiers qui existent, et de renforcer le lien entre les entreprises, les branches et l'Éducation nationale. Vous nous proposez également une plus grande adéquation entre le premier emploi et les formations.
Les jeunes ont une approche différente du travail. Ils sont plus ouverts à la mobilité et donnent plus d'importance aux valeurs de l'entreprise. Considérez-vous que la RSE améliorere les recrutements ?
Mme Quintini et M. Dupas-Amory, quel est votre regard par rapport à ce qui vient d'être dit sur la nécessité d'une mise en adéquation des formations ?
Mme Glenda Quintini. - Le conseil en évolution professionnelle, le bilan de compétences et l'orientation professionnelle sont très importants pour les jeunes et pour les adultes. D'une certaine manière, les deux sont liés, car nous constatons souvent qu'une bonne orientation professionnelle pendant l'école permet une expérience positive d'accès à ces services. Les adultes, par la suite, continuent d'accéder à ces services.
Du fait du vieillissement de la population, la vie professionnelle sera plus longue, et de ce fait, les reconversions professionnelles seront plus fréquentes. Il est donc très important de garantir l'accès aux informations tout au long de la vie. Actuellement, de nombreux adultes ne se forment pas, parce qu'ils n'ont ni la connaissance de cette possibilité, ni la motivation. D'autres ne savent pas identifier une formation adaptée à leurs besoins. Le fait qu'un expert puisse aider à dresser un bilan est essentiel.
La transition de l'école à l'emploi est très importante, mais il ne faut pas oublier que les jeunes s'intéressent à la mobilité. Le marché du travail connaîtra bien plus de changements qu'auparavant.
Les éléments présentés sur l'apprentissage en classe et en entreprise et sur la formation professionnelle sont très justes. Nous constatons cependant que dans ces filières, il y a moins de formations de base. L'entrée sur le marché du travail est facilitée, mais les transitions sont plus difficiles. Les professionnels sont formés à un métier très spécifique, leurs compétences sont excellentes et leur ont permis de trouver un emploi bien plus facilement que d'autres personnes, qui ont suivi des études plus générales. Cependant, que ferons-nous quand ces emplois seront en partie automatisés ? Les professionnels qui ont été préparés pour ces métiers n'ont pas toujours été préparés à reprendre la formation.
M. Tristan Dupas-Amory. - Je souhaite d'abord rebondir sur le volet RSE. En filigrane, nous identifions la question du sens et de l'écart générationnel. Effectivement, nous mettons la question du sens dans cette nouvelle équation de la rétention, notamment chez les jeunes générations. Je suis étonné que l'on dise que ces jeunes générations sont en quête de sens, alors que les anciennes n'en auraient aucun. Je pense que les équilibres changent et que nous avons toujours construit un sens par rapport à ce que nous faisons dans notre vie privée et dans notre vie professionnelle. Je pense que la RSE est à la fois une partie de la solution et du problème. La crise sanitaire a été un moment de révélation pour ceux qui ont eu le luxe d'y penser.
En creux, on peut voir une contestation de la valeur identitaire du travail et des velléités d'une relation plus équilibrée. Cependant, tout cela se mêle à des tentatives de « sens washing ». Les entreprises ont compris qu'il s'agit d'une partie de la solution pour attirer et fidéliser les jeunes travailleurs. Ils vendent du sens jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus le moindre. Je travaille avec de nombreuses organisations : aucune ne m'a jamais dit « ce que nous faisons n'a aucun sens ».
Je me méfie de cette tentative de placer le sens au centre du problème. Ce n'est qu'une partie de l'équation, et nous sommes confrontés à des subjectivités.
Dans l'intervention de M. Dole, j'ai beaucoup apprécié les éléments liés au poids démesuré de la formation initiale. Elle rend difficile l'accès à l'information et à la bifurcation. Les études montrent que même chez les diplômés des plus grandes écoles, l'éventail d'options professionnelles est particulièrement étroit. Toutes les catégories sont touchées. Des sociologues américains ont identifié ce problème d'entonnoir à carrières et se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles les écoles qui ouvrent toutes les portes n'aboutissent qu'à un nombre restreint de métiers. Ils ont mis l'accent sur le manque de connaissances des carrières possibles, même chez les étudiants d'élite. Ils ont également étudié l'esprit de compétition, alimenté par la frénésie de recrutement, et l'intériorisation de niveaux de prestige différenciés des carrières professionnelles. Les étudiants cherchent des métiers dignes de leurs diplômes. Même chez ces populations d'élite, les étudiants choisissent leur carrière en fonction de ce qu'on attend d'eux.
À l'intérieur des entreprises, certains mécanismes prennent le relais. Ils pérennisent l'étroitesse des choix. Le manque d'ouverture est lié à la détermination sociale, aux problèmes d'accès à l'information et à des retenues psychologiques.
De nombreux professionnels souhaitent bifurquer, mais le pourcentage de personnes qui concrétisent ce souhait est faible. Je suis persuadé que nous disposons de tous les outils pour bifurquer, mais les freins psychologiques sont trop importants. La France est particulièrement sujette à ce problème. Ce que l'on étudie à l'université détermine notre futur professionnel. Dans les pays anglo-saxons, des personnes qui ont étudié l'histoire intellectuelle au XIXème siècle peuvent, par la suite, travailler dans la finance. Comment voulez-vous envisager de telles carrières en France ? Ce n'est pas dans nos mentalités.
Mme Glenda Quintini. - Je souhaite ajouter que nous raisonnons davantage sur les métiers que sur les compétences. Le gouvernement commence à réfléchir aux professions comme un ensemble de tâches. La reconversion n'est alors plus aussi difficile qu'il n'y parait. Un adulte n'envisage pas de retourner à l'université pour se former à un autre métier. Les transitions peuvent se faire plus simplement si nous nous intéressons aux aptitudes nécessaires. Les candidats doivent simplement identifier leurs manques et les résoudre par le biais de formations bien plus courtes et plus adaptées aux besoins des adultes.
En outre, les personnes peu qualifiées n'ont pas une expérience très positive de l'école. Il est donc difficile de leur demander de suivre une formation longue, au-delà des conséquences financières. En revanche, une formation courte leur permettra de se focaliser sur leurs faiblesses et de basculer sur des emplois plus prometteurs.
La mentalité des entreprises et de toutes les institutions qui facilitent la transition change. Pôle Emploi est l'un des services publics de l'emploi qui met en avant cette approche nouvelle. L'objectif n'est plus de connaître l'historique professionnel, mais de vérifier les compétences du candidat. Les entreprises doivent, quant à elles, savoir exprimer leurs besoins en termes de compétences. C'est ainsi que nous pourrons considérer un ensemble plus élargi de professions et de candidats. Par ailleurs, cela peut également permettre de résoudre les pénuries. Les entreprises peuvent chercher des professionnels en provenance d'autres catégories.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - M. Dupas-Amory, vous avez évoqué le sujet du contrat psychologique, qui induit une part individuelle. Comment peut-on construire des politiques publiques à partir de cela ? Comment pouvons-nous mettre en place une action globale en prenant en compte ce contrat ?
Vous avez également évoqué la question du sens, qui a déjà été abordée auparavant. Il arrive qu'une entreprise qui a du sens propose des emplois qui n'en ont pas. Récemment, une étude a indiqué qu'une grande partie des réunions ne sont pas d'une grande utilité. Les organisations s'interrogent-elles sur le sens au travail ?
La notion de salaire d'efficience, qui a été évoquée il y a quelques années par des économistes, a-t-elle toujours du sens pour ceux qui recherchent un emploi ? Derrière le manque de sens, peut-on pointer du doigt un salaire insuffisant ?
M. Tristan Dupas-Amory. - Il n'existe pas de meilleure organisation dans l'absolu. En revanche, il est possible de mettre en place des politiques publiques. Le volet organisationnel est très important, mais il doit être contextualisé dans un secteur ou dans une entreprise. Le télétravail n'est pas positif s'il permet la reproduction d'une division genrée du ménage. De même, la semaine de quatre jours ne résoudra pas le problème des personnes qui ne s'épanouissent pas dans leur travail.
Nous devons mener une réflexion sur le volet organisationnel comme on réfléchit à un mix énergétique. Nous devons travailler sur la compatibilité et l'équilibre entre différents dispositifs d'organisation du travail. Le salaire d'efficience n'est qu'une partie de l'équation. La redéfinition du management est un autre levier important. Susciter un engagement positif au travail nécessite de former les managers. L'objectif n'est pas de faire en sorte que le manager devienne un psychologue des salariés, mais de lui fournir un socle de compétences.
Nous ne pouvons pas freiner la mutation au long cours, mais nous pouvons l'accompagner et susciter l'engagement de cette manière.
M. Pierre Cuypers. - À aucun moment depuis le début de cette séance je n'ai entendu l'expression« aimer son travail ». Comment faire pour inciter les gens à trouver un travail qui leur plaise ? Il me semble que le télétravail rompt l'intérêt de travailler dans une entreprise et d'échanger. Le télétravail ne permet pas de développer l'esprit d'entreprise. Il ne facilite pas non plus l'emploi. Les formations peuvent-elles mieux orienter les gens ?
M. Vincent Segouin. - Ne paie-t-on pas les effets de la culture de l'élite permanente ? Les jeunes souhaitent désormais gagner de l'argent très vite, sans faire trop d'efforts. Or, ils s'aperçoivent que cette vie est réservée à peu de gens. On ne met jamais la lumière sur ceux qui se lèvent le matin, qui vont travailler et qui prennent plaisir à travailler.
Lorsque ces gens se rendent compte qu'ils ne pourront pas appartenir à cette élite, ils arrivent à la conclusion que le chômage et les aides sociales leur suffisent.
Le goût de l'effort existe-t-il encore ? Peut-on l'entretenir ?
Mme Glenda Quintini. - Je pense que la question d'aimer son travail est liée à la qualité du conseil professionnel. Les orientations doivent prendre en compte les préférences des gens. Les jeunes doivent être informés des opportunités ; il est également important de les motiver, sans les forcer à entreprendre des carrières. Ces dernières sont porteuses, mais ne sont pas toujours en lien avec leurs désirs et leurs aspirations.
Souvent, l'orientation pour les adultes se fait au sein des services publics de l'emploi. Il y a un aspect utilitaire, qui laisse de côté les intérêts des candidats et les efforts qu'ils doivent fournir pour y parvenir.
En parallèle, il est possible d'organiser le travail d'une manière plus motivante. Les salariés seront plus investis et aimeront ce qu'ils font, parce qu'ils continueront d'apprendre et bénéficieront d'une plus grande autonomie.
M. Tristan Dupas-Amory. - Il me semble que des métiers sont plus faciles à aimer que d'autres. Pour une partie de la population, la question ne se pose pas. Ils travaillent pour subvenir à leurs besoins. En revanche, je perçois un problème lorsque les conditions sont si dégradées que les professionnels n'aiment plus leur travail. C'est notamment le cas des métiers de la santé. Eux-mêmes ne perçoivent plus l'utilité sociale de leur métier.
M. Vincent Segouin. - Cette tendance s'est accentuée après la pandémie, car pendant cette période, la lumière a été mise sur la pénibilité du travail. On a probablement trop insisté sur cette pénibilité et les commentaires ont été trop négatifs.
M. Tristan Dupas-Amory. - C'est un dilemme éthique. Les professionnels aiment leur activité, mais ils n'ont plus les moyens de continuer.
Je tiens à rebondir sur le côté élitiste. Effectivement, c'est une des modalités de la grande démission. On a mis le projecteur sur les cadres et sur les jeunes diplômés. La traduction qu'il y a eu chez nous est intéressante. Je suis d'accord sur le fait que nous devons étudier le panel plus largement.
M. Serge Babary, président. - Merci. Nous terminons ainsi nos échanges. Je vous remercie de votre participation.
Fin de la première réunion.
M. Serge Babary, président. - Pour cette seconde table ronde de la matinée, nous avons le plaisir d'accueillir :
- M. Bruno Lucas, délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle au ministère du Travail, du plein emploi et de l'insertion ;
- M. Paul Bazin, directeur général adjoint en charge de l'offre de services de Pôle Emploi ;
- M. Hugues De Balathier, directeur général adjoint de France compétences ;
- Mme Adeline Croyère, sous-directrice des lycées et de la formation professionnelle au sein de la direction générale de l'enseignement scolaire du ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse.
M. Bruno Lucas, délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle au ministère du Travail, du plein emploi et de l'insertion. - Les enjeux que vous abordez au sein de la délégation sont portés par le ministère du Travail, du plein emploi et de l'insertion. Ces questions sont à la fois d'ordre économique et social. Le thème même de votre mission, Formation, compétences et attractivité, indique la nécessité de travailler plusieurs leviers, car de nombreuses problématiques doivent être traitées et des points de vue différents des parties prenantes impliquées doivent être pris en compte.
Pour se développer, les entreprises doivent intégrer les compétences aujourd'hui et demain, et développer les compétences de leurs actifs.
La question présente aussi des enjeux pour les actifs, qui ont besoin de perspectives pour leur développement individuel.
Enfin, elle présente des enjeux pour l'ensemble des acteurs publics, qui doivent résoudre les problèmes de tensions pour aboutir au plein emploi.
Un effort très important a été engagé au début du quinquennat précédent, avec la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Elle visait à traiter certaines des questions que vous soulevez. Une approche pratique et pragmatique a été mise en place pour lever les obstacles à l'accès à la formation, notamment pour les personnes les moins qualifiées. La rénovation du compte personnel de formation (CPF) a porté ses fruits en matière d'accès à la formation pour cette population.
Nous avions également un objectif de développement visant à passer à l'échelle supérieure sur un dispositif unanimement reconnu comme vertueux : l'apprentissage. Une régulation de l'apprentissage a été conçue et déployée pour en faire un outil massif de formation initiale et d'intégration des compétences dans les entreprises.
Nous avons mené une réflexion sur les acteurs, notamment les structures dont la gouvernance fait intervenir les branches professionnelles. Je pense en particulier à la structuration d'opérateurs de compétences sur onze secteurs cohérents, qui partagent des enjeux communs en matière d'emploi et de compétences. Je pense, d'autre part, à la mise en place d'un lieu de concertation et de coordination quadripartite, qui est France compétences.
Je citerai également l'effort décisif qui a été conduit après la crise sanitaire pour dynamiser le marché du travail et éviter une génération sacrifiée. Des initiatives ont été mises en place :
- le plan Un jeune, une solution ;
- le soutien renforcé à l'apprentissage, avec des primes exceptionnelles qui ont été pérennisées, simplifiées et clarifiées pour les cinq prochaines années ;
- la mobilisation du service public de l'emploi ;
- la politique contractuelle dynamique du ministère du Travail avec les branches professionnelles pour appréhender les questions de gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences, de certification ou encore d'outillage RH des entreprises, qui sont indispensables pour traiter les questions qui vous préoccupent.
Plus récemment, un effort particulier a été mené par Pôle Emploi sur la manière de valoriser les viviers de compétences en direction des secteurs confrontés aux plus grandes difficultés de recrutement.
Une réflexion est en cours sur une meilleure coordination du service de l'emploi et de l'ensemble des acteurs qui interviennent en matière d'emploi (collectivités territoriales au niveau régional, départemental, intercommunal et communal) et l'ensemble des acteurs de l'insertion, avec la concertation engagée sur le projet France Travail. L'objectif est d'additionner les outils et les efforts de l'ensemble des acteurs et des parties prenantes, sans rentrer dans une logique de construction de cathédrale, mais plutôt dans une logique de patrimoine commun.
M. Paul Bazin, directeur général adjoint en charge de l'offre de services de Pôle Emploi. - Merci, Monsieur le Président, de nous donner l'occasion de présenter l'action de Pôle Emploi en matière de développement des compétences et d'attractivité des métiers et des entreprises.
S'agissant du développement des compétences, Pôle Emploi intervient pour le compte de l'État et des partenaires sociaux sur plusieurs champs :
- en matière de diagnostic des besoins de développement de compétences, des ateliers sont programmés pour identifier et pour valoriser ces compétences, en particulier les savoir-être recherchés par les entreprises en situation de tension ;
- pour valoriser l'ensemble de ces compétences au sein d'un outil, le profil de compétences, qui est le passeport avec lequel le demandeur d'emploi peut se présenter aux entreprises. Elles peuvent ainsi aller chercher les candidats grâce à l'exposition de ces compétences ;
- Pôle Emploi achète de la formation sur des fonds de l'État et sur des fonds de la région, avec un accent particulier mis sur les formations courtes, préparatoires à l'emploi. Près de 100 000 formations de ce type ont été proposées en 2022. Elles ont été accélérées par les fonds dédiés par l'État au plan de lutte contre les tensions de recrutement de 2021 ;
- en matière d'ingénierie des formations, le développement de la formation à distance a permis à des demandeurs d'emploi de bénéficier de prestations de formation sans se rendre physiquement dans un centre ;
- pendant leur formation, les demandeurs d'emploi se voient verser une rémunération lorsqu'ils n'ont pas de droit à l'assurance chômage et lorsqu'ils y sont éligibles.
Une fois la formation réalisée, nous intervenons en valorisation des compétences auprès des entreprises. Nous cherchons, dans d'anciennes expériences professionnelles, une confirmation des compétences acquises par la personne. Il est intéressant pour un dirigeant d'entreprise de savoir qu'un autre chef d'entreprise valide les compétences acquises par un candidat dans un précédent emploi. Les systèmes d'immersion professionnelle permettent également à un candidat de présenter ses compétences à l'entreprise qui s'apprête à le recruter. Naturellement, nous travaillons avec la Caisse des Dépôts, qui réalise le passeport de compétences, sur l'intégration des compétences certifiées par les services de l'Éducation nationale. Le profil des demandeurs d'emploi sera ainsi enrichi.
Nous devons encore progresser sur ce champ du développement de compétences des demandeurs d'emploi. Nous pouvons prescrire davantage de formations, ce qui implique de bien savoir mesurer l'écart entre la situation du candidat et les compétences attendues sur le métier qu'il vise. Des outils sont en cours de développement. Par ailleurs, nous pouvons insister sur le fait que la formation est un levier d'intégration des jeunes sur le marché du travail.
En matière d'attractivité des métiers et des entreprises, Pôle Emploi est en train de mettre sur pied une nouvelle encyclopédie des métiers et des compétences. Elle décrit très finement toutes les compétences attendues sur chacun des 532 métiers répertoriés au sein de cette encyclopédie. Ces fiches ont été travaillées en proximité avec les branches professionnelles et avec les opérateurs de compétences pour que la manière dont nous présentons les métiers aux demandeurs d'emploi soit le plus fidèle possible par rapport à la réalité du marché du travail.
Nous présentons des suggestions de métiers, sur la base des compétences des demandeurs d'emploi, car il est possible de transférer les compétences d'un métier à un autre. Nous permettons à des entreprises de valoriser leur métier, sur une page dédiée du site Internet de Pôle Emploi. Elles ont la possibilité de faire découvrir leurs métiers à l'occasion d'ateliers appelés #tousmobilisés. Il y a un atelier par agence et par semaine, dans chacune des 900 agences du territoire. Des semaines thématiques dédiées à une industrie sont également organisées : par exemple, la semaine du nucléaire débute la semaine prochaine.
La rencontre entre les notions de compétence et d'attractivité se cristallise en ce moment avec le plan « vivier de recrutements ». Il a été lancé en octobre 2022 par le ministre du Travail, du plein emploi et de l'insertion. C'est la deuxième étape de la mobilisation post-crise contre les tensions de recrutement. Le Gouvernement a choisi trois secteurs et 23 métiers sur lesquels l'ensemble des agences de Pôle Emploi bâtissent des viviers de candidats disponibles, motivés et qui présentent les compétences de base pour exercer ces métiers. Ce portrait-robot de base du candidat a été bâti avec les fédérations professionnelles de ces trois secteurs :
- hôtellerie, café, restauration ;
- santé et action sociale ;
- transport et entreposage.
Nous mettons en relation ces candidats avec les entreprises. Nous proposons des formations d'adaptation au poste à ceux pour lesquels il manque une partie des compétences. Elles leur permettent d'être pleinement opérationnels en moins de 400 heures.
Les premiers résultats commencent à être intéressants en termes de retour à l'emploi, de baisse des délais de recrutement et de degré de satisfaction des entreprises. Plus de 90 % d'entre elles se disent satisfaites de cette opération. Elles sont toujours plus nombreuses à confier des offres à Pôle Emploi. Cela indique l'intérêt pour ces viviers de recrutements, que nous sommes en train d'élargir aux métiers de l'industrie en travaillant avec les conseils régionaux, responsables du développement économique, et les fédérations industrielles. Nous sélectionnerons les métiers pour lesquels nous bâtirons ces viviers.
M. Hugues de Balathier, directeur général adjoint de France compétences. - France compétences est un établissement public un peu plus récent et moins connu que Pôle Emploi. Je propose donc de présenter ses principales missions, que sont le financement et la régulation. France compétences est l'un des principaux financeurs de ce système au titre de la répartition de la contribution pour la formation et l'apprentissage des entreprises (environ 10 milliards d'euros). Nous jouons également un rôle dans la répartition de cette collecte :
- vers la Caisse des Dépôts pour le CPF ;
- vers l'État pour le plan d'investissement dans les compétences ;
- vers les associations de transition professionnelle pour les projets de transition ;
- vers les OPCO pour tout ce qui relève du plan de développement des entreprises de moins de 50 salariés et de l'alternance, notamment l'apprentissage.
France compétences joue également un rôle important de réassureur de certains de ces financeurs intermédiaires, par le mécanisme de péréquation. Nous venons endosser le déficit des OPCO dans leur propre financement de l'apprentissage. Nos prévisions indiquent qu'il baissera en 2023. En outre, il reflète très largement trois éléments :
- l'effort sans précédent des dernières années en faveur de la formation des demandeurs d'emploi ;
- la dynamique très forte du CPF ;
- le développement très fort de l'apprentissage.
Il existe également d'autres financeurs : l'État, Pôle Emploi, les conseils régionaux, les ménages et les entreprises.
France compétences joue également un rôle important de régulateur du marché de la formation professionnelle et de l'apprentissage. Nos deux principaux leviers sont la régulation des certifications professionnelles et la régulation des niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage. La loi de 2018 a profondément rénové le système de régulation de l'apprentissage. On est passé d'une régulation par les volumes, dans le cadre d'enveloppes financières fermées, à une régulation qui permet une libération des volumes. C'est ce qui explique en partie le succès de l'apprentissage ces dernières années. France compétences, via les OPCO, accepte le financement, dès lors qu'il y a cet accord entre un jeune, une entreprise et un centre de formation d'apprentis (CFA). Une régulation des niveaux de prise en charge a été nécessaire pour maitriser le coût du dispositif.
Nous avons connu un succès sur les certifications professionnelles. Les exigences en termes de qualité des certifications professionnelles ont été renforcées par la réforme de 2018, notamment sur le critère de la valeur d'usage sur le marché du travail. Nous avons maitrisé le nombre de certifications, amélioré leur qualité et réduit les délais par rapport à l'ancien système.
Mme Adeline Croyère, sous-directrice des lycées et de la formation professionnelle au sein de la direction générale de l'enseignement scolaire du ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse. - Dans le contexte de grande tension sur le marché de l'emploi que vous avez cité, et en prenant en compte le fait que plus d'un million de jeunes n'a ni emploi, ni compétence, ni formation, nous comprenons que l'enjeu est clairement ministériel ; l'Éducation nationale prend toute sa place. Elle apporte une réponse structurante sur le début de la chaîne et l'amont de la question, qui est celle de la formation professionnelle initiale. Nous comptons 650 000 jeunes élèves de la voix professionnelle et 65 000 apprentis.
Vous aurez également noté le positionnement de ce cabinet délégué, avec une ministre déléguée à la formation professionnelle. J'aurai l'occasion d'évoquer les travaux en cours qui dynamisent le renforcement de la relation entre écoles et entreprises et l'offre de formation sur les territoires, en adéquation avec leurs besoins.
Les travaux menés répondent à trois enjeux :
- mieux insérer les jeunes formés ;
- prévenir leur décrochage ;
- améliorer l'accompagnement à la poursuite d'études.
Je souhaite mettre en avant quatre grands axes à propos de la question de l'amélioration de l'insertion professionnelle.
Le premier grand axe est la relation entre écoles et entreprises. Cette relation doit être toujours plus soutenue. Elle se traduit au collège, avec la question de la découverte des métiers dès la cinquième. Les jeunes visitent des entreprises, mais les solutions sont plus variées et donnent la possibilité aux jeunes de voir de différentes manières les secteurs professionnels dans lesquels ils pourraient avoir envie de poursuivre leur parcours de vie. Nous pouvons notamment envisager la visite de lycées professionnels, l'échange avec des professionnels en classe et le recours aux outils élaborés par l'office national d'information sur les enseignements et les professions (Onisep). Cette question est essentielle, car c'est ainsi que nous forgeons la culture de l'entreprise et la projection dans le monde du travail. Je pense notamment aux lycées professionnels, car les jeunes participent à des stages. Les dynamiques de territoires posées par les lycées des métiers et par les campus des métiers ne sont probablement pas encore suffisamment mises en valeur. Les régions ont la possibilité de créer un lien entre les secteurs économiques et les entreprises.
Le deuxième grand axe est la rénovation des diplômes professionnels, au plus près des attentes des territoires. L'objectif est d'accélérer le rythme de rénovation de ces diplômes, pour mieux suivre les évolutions et les attentes en compétences du secteur professionnel. C'est également de mieux cibler les secteurs professionnels dans lesquels ces rénovations sont faites, pour mieux répondre aux enjeux. Par ailleurs, les intitulés des diplômes doivent être plus lisibles à la fois pour les futurs employeurs et pour les jeunes et leur famille. Ils seront ainsi plus attractifs.
Le troisième axe est celui de l'apprentissage. Son succès auprès des lycées professionnels est important. En moins de trois ans, le nombre d'apprentis accueillis par les lycées professionnels est passé de 43 000 à 65 000. L'objectif est d'offrir un parcours de formation.
Le quatrième axe est la question de l'offre sur les territoires, au plus près des jeunes, des familles et des bassins d'emplois. Cette question se traduit par la notion de carte des formations professionnelles. C'est un outil piloté à la fois par les rectorats et par les régions.
Ces axes de travail positionnent l'Éducation nationale de manière multi-partenariale, avec les autres ministères certificateurs, avec France compétences et avec Pôle Emploi. Des partenariats sont également mis en place avec les régions, les structures au niveau territorial, les établissements et avec les élèves, pour que la question de la tension d'emplois trouve une réponse.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Les retours dont nous disposons indiquent une plus grande exigence des personnes en recherche d'emploi, particulièrement en matière de mobilité géographique et d'organisation du travail. Cette tendance est-elle confirmée par Pôle Emploi ?
Pouvez-vous nous présenter un premier bilan des CFA d'entreprise qui ont été autorisés par la loi Avenir professionnel de 2018 ? Comment s'organise la formation professionnelle au sein des entreprises ? Lors de la première table ronde, un intervenant a confirmé que les formations longues hors de l'entreprise ont un impact négatif sur l'emploi. Quelle réflexion menez-vous sur le sujet des seniors, qui resteront plus longtemps au travail à cause de la réforme des retraites ?
M. Paul Bazin. - Nous ne disposons pas encore d'études sur l'évolution des comportements et des attentes des demandeurs d'emploi dans le cadre de la négociation de leur contrat avec les entreprises. Cependant, nous en percevons quelques indices dans le cadre du plan « vivier ». Ces personnes sont motivées et disposent du socle de compétences nécessaire. Pourtant, quelques mois après le lancement de l'opération, tous ces demandeurs d'emploi n'ont pas été recrutés. Certains d'entre eux sont confrontés à une barrière que nous n'avions pas identifiée. De plus, lorsque l'offre d'emplois est supérieure à la demande, les exigences peuvent être supérieures dans la négociation avec l'entreprise.
C'est la raison pour laquelle nous travaillons avec les entreprises. Elles nous expliquent quels leviers peuvent être activés pour réussir leurs recrutements. Nous avons mis en place une prestation de conseil en ressources humaines, qui aide les entreprises dans ce sens.
Nous organisons également des opérations de découverte des métiers, qui permettent de changer l'image de certains métiers.
Nous disposerons bientôt d'un système permettant aux entreprises qui nous confient une offre de se comparer aux offres sur le même métier, dans le même bassin d'emplois. Elles pourront vérifier si leurs concurrents proposent plutôt des CDI ou des CDD, le type d'expérience qu'ils demandent et le salaire qu'ils promettent. Les employeurs sauront si l'offre qu'ils proposent est en décalage par rapport à la réalité du marché du travail.
La réforme des retraites s'accompagne d'une réflexion sur l'emploi des seniors. À Pôle Emploi, nous estimons que définir une modalité d'accompagnement spécifique pour les seniors n'est pas la bonne réponse. Tout d'abord, il y a un côté stigmatisant. De plus, alors que les jeunes peuvent partager des caractéristiques communes au moment de leur première intégration sur le marché du travail, les parcours de vie professionnels et personnels des personnes âgées de 50 ans et plus sont spécifiques. Dégager des caractéristiques communes est donc, à notre sens, une mauvaise piste. À l'inverse, nous avons des prestations dans notre offre de services qui sont particulièrement utiles pour les demandeurs d'emplois de 50 ans et plus. Un accompagnement psychologique sera proposé aux demandeurs qui ont travaillé plusieurs décennies dans une même entreprise et qui y ont acquis des responsabilités. Nous pouvons les aider à comprendre qu'ils ont acquis, pendant leur carrière professionnelle, des compétences pouvant être valorisées dans d'autres secteurs d'activité. Nous avons des prestations qui permettent de réfléchir à ces compétences transférables.
Par ailleurs, il est important de prendre en considération les problématiques de santé pour les professionnels le plus âgés. Dans le cadre du plan « tensions » de 2021, et grâce à un financement européen, nous avons mis en oeuvre une prestation dédiée, nommée « Parcours emploi santé ». Elle permet à un demandeur d'emploi senior ou de longue durée de faire le point sur ses problématiques de santé et de comprendre dans quelle mesure elles peuvent constituer un frein à la recherche d'un emploi. Un double accompagnement, physique et psychologique, sera assuré par des professionnels de santé. Il sera également accompagné dans ses choix professionnels, de sorte à obtenir un emploi durable.
Nous disposons donc de leviers sur lesquels nous pourrons nous appuyer au lendemain de la réforme des retraites.
M. Bruno Lucas. - La nouvelle régulation de l'apprentissage, qui a été mise en place en 2018, a eu pour but d'ouvrir très largement la capacité et l'offre de formation. Il était prévu de réserver un compartiment pour les entreprises, en fonction de leurs propres enjeux et de leurs propres besoins métiers. Cette logique de libération de l'offre s'est traduite par la création de centres CFA d'entreprise. Actuellement, nous avons 3 000 CFA et 111 CFA d'entreprise, qui ont été créés majoritairement par des grands groupes. C'est une contribution intéressante pour les entreprises d'une taille significative à leur propre gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences, mais elle n'est pas majoritaire dans l'offre de CFA.
À propos de l'emploi des seniors, les enjeux sont les mêmes pour les actifs et pour les salariés : avoir une capacité à partir des compétences des personnes, et surtout, les aider à se réorienter ou à opérer les transitions nécessaires vers les entreprises ou vers les métiers qui recrutent. Cela suppose de disposer d'outils de transition professionnelle au niveau des entreprises. En 2018, la « Pro-A » (promotion ou reconversion par l'alternance) a été mise en place. Plus récemment, le dispositif « Transition collective » a bénéficié d'une forte implication de l'ensemble des partenaires sociaux. Par ailleurs, l'ensemble des dispositifs de formation des salariés ont été soutenus par l'État ces dernières années, avec le FNE-Formation (Fonds National Européen-Formation).
Nous devons leur apporter une prestation de conseil dans cette réflexion très singulière qu'est la transition professionnelle. C'est l'offre de conseil en évolution professionnelle qui est opérée par Pôle Emploi pour les demandeurs d'emploi. Elle est également conduite par des opérateurs. Elle est donc financée et régulée par France compétences, avec un passage progressif à l'échelle supérieure. Cela permet d'offrir une prestation sur l'ensemble du territoire.
Il est important que les seniors disposent de ce conseil ou qu'ils mobilisent une prestation de compétence au titre de leur CPF.
Enfin, sur ce sujet de l'emploi des seniors, la dimension dans l'entreprise ou dans la branche, le dialogue sur ces questions est central. Les outils de politique contractuelle dont nous disposons au niveau de la branche, qui permettent de contractualiser avec l'État une réflexion sur la gestion prioritaire de l'emploi et des compétences dans la branche, l'évolution des métiers, l'élaboration des référentiels de compétences et des certifications associées, et l'outillage RH des entreprises, est important. Au niveau de l'entreprise, nous avons un ensemble de prestations d'appui à la réflexion RH des petites et moyennes entreprises, sur la manière dont elles organisent l'accueil des nouveaux employés ou sur la manière dont elles gèrent les parcours des seniors. C'est la prestation « Conseils en ressources humaines ». Elle est opérée en partenariat avec les OPCO. Elle sera promue par Pôle Emploi en direction des entreprises.
M. Hugues de Balathier. - M. Bruno LUCAS vient de mentionner le conseil en évolution professionnelle. C'est un dispositif très important pour les seniors. Il peut être actionné pour la prolongation de parcours professionnels des seniors qui ont besoin de reconversion ou de réflexion sur leurs conditions de travail. Cela passe parfois par des reconversions professionnelles, avec des dispositifs financés par le projet de transition professionnelle de France compétences.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Vous avez indiqué le succès de l'apprentissage. Le revers de la médaille est probablement le fait que les coûts ont explosé, ce qui a conduit aux régulations que vous avez évoquées. Nous devons le dire, cet apprentissage a en grande partie bénéficié à l'enseignement supérieur et a constitué un véritable filon pour l'enseignement supérieur privé.
Existe-t-il une évaluation de la formation offerte par certaines écoles privées, dont les coûts sont souvent élevés ? L'investissement est supérieur à 10 000 euros par an. Avec les nouvelles règles, tout n'est pas pris en charge, mais la prise en charge est complétée par l'entreprise qui accueille. Ces écoles répondent-elles réellement à des besoins ?
Par ailleurs, nombreux sont ceux qui estiment que les nouvelles réformes ne vont pas dans le bon sens. On évoque la réforme des lycées, avec la problématique des mathématiques. Les élèves qui prennent des sciences économiques et sociales (SES), mais pas des mathématiques, posent un problème quant à leur orientation. La suppression de la technologie en sixième interroge également. Il semble qu'il y ait des injonctions contraires.
Au niveau de l'enseignement professionnel, dans la dernière table ronde, on nous a indiqué que les formations professionnelles et les métiers les moins qualifiés allaient être de plus en plus automatisés. L'automatisation concernera les métiers les moins qualifiés. Il faut que les salariés puissent s'adapter à d'autres formations et qu'ils aient des bases de calcul et de littérature suffisantes. Désormais le lycée professionnel comprend davantage de stages. La question de l'enseignement général et de l'adaptabilité des élèves se pose donc.
Les lycées professionnels ont de plus en plus de succès, et on peut s'en réjouir. Ouvrirez-vous davantage de places ? De fait, les élèves les plus en difficulté risquent de ne pas avoir de place. Comment peut-on travailler avec eux ? Ne faudrait-il pas ouvrir davantage de places si l'on veut que le lycée professionnel devienne une filière d'excellence et y laisser suffisamment d'enseignement général ? Cela me semble important pour que les jeunes puissent s'adapter ensuite.
Mme Adeline Croyère. - Merci pour toutes ces questions. Je souhaite d'abord me concentrer sur le sujet de l'apprentissage dans les lycées professionnels. Un élément socle posé en 2020 est la mise en lumière dans Affelnet (l'outil de choix d'orientation des jeunes en fin de collège pour aller vers le lycée général technologique ou professionnel) des taux d'insertion professionnelle sur chacune des formations visées. C'est un outil qui s'exprime simplement, qui permet aux familles et aux jeunes d'être informés et rassurés sur les choix qu'elles s'apprêtent à faire. Depuis 2020, cet outil permet également aux jeunes de matérialiser leurs choix entre un statut scolaire et un statut par apprentissage.
En 2022, nous avons observé +1,9 point de voeux vers la formation professionnelle et une augmentation des choix en faveur de l'apprentissage. Le fait de présenter les options aux familles permet de mieux éclairer les choix opérés par la suite.
Vous avez posé une question relative aux métiers automatisés. Cela fait le lien avec la capacité d'un diplôme à offrir un socle de connaissances générales, tout en proposant des connaissances spécialisées. C'est cet équilibre entre les deux attentes qui doit être maintenu.
Les difficultés des élèves en français et en mathématiques lors de leur entrée en sixième doivent être prises en compte. C'est la raison pour laquelle l'Éducation nationale a renforcé les heures de mathématiques et de français par un accompagnement différencié. Les tests de positionnement à l'arrivée en sixième donnent à voir le niveau de chaque élève. En fonction du niveau de celui-ci, il est possible de réduire ces difficultés. Si elles ne sont pas prises en compte à ce moment-là, elles s'aggravent par la suite.
La technologie n'a pas été supprimée au collège, mais les heures dédiées à la technologie sont concentrées sur les classes de cinquième, de quatrième et de troisième pour laisser plus de place à l'accompagnement renforcé en sixième.
Vous vous interrogez sur les moyens à disposition pour renforcer le socle en mathématiques et en français dans les compétences transversales, tout en maintenant l'équilibre avec la professionnalisation. Au lycée général, la nouvelle organisation donne à ceux qui n'ont pas choisi la spécialité mathématiques de composer leur panel d'enseignement, en fonction de leur niveau et de leur choix d'orientation. Les élèves qui n'ont pas retenu l'enseignement de spécialité ont la possibilité d'ajouter une heure et demie de mathématiques, afin de disposer d'un socle commun. Ces cours permettent de comprendre ce que sont les mathématiques dans la vie quotidienne. Les élèves apprennent à quoi servent les statistiques et comment exploiter les informations chiffrées qui apparaissent dans la presse et dans leur quotidien.
Désormais, les soft skills sont quasiment les compétences les plus attendues des entreprises : savoir restituer une information, savoir bien se comporter, savoir rédiger, comprendre une consigne, savoir interagir en projet et en groupes... Ces compétences se travaillent à la fois dans le cadre de la classe, mais également dans le milieu de l'entreprise, quand le jeune est en stage. C'est la raison pour laquelle nous avons eu l'idée de renforcer ces compétences, avant leur insertion professionnelle.
Cet équilibre entre renforcement du socle et spécialisation s'est également traduit dans le cadre de la transformation de la voie professionnelle par la mise en oeuvre des familles de métiers en seconde professionnelle. C'est d'ailleurs un des points qui ont fait que les jeunes en post-troisième s'acheminent plus vers la voie professionnelle. Ces familles de métiers sont ouvertes à de nombreux métiers, ce qui permet un moindre enfermement dès la seconde et de préciser le choix un peu plus tard.
Ces familles de métiers se calquent sur les grands secteurs professionnels. Les jeunes qui connaissent le plus de difficultés sont accueillis et accompagnés. Nous réfléchissons à renforcer le socle des compétences générales, qui leur permettra ensuite de rebondir vers d'autres métiers.
Actuellement, un travail est mené sur les CAP et sur les bacs professionnels avec une approche transversale des compétences en entreprise. Après ces diplômes professionnels socles, les jeunes auraient la possibilité d'opter pour une spécialisation, des mentions complémentaires, voire un titre professionnel. Nous souhaitons également proposer une année supplémentaire après le diplôme, pour spécialiser les jeunes. C'est d'autant plus utile que la plupart des bacheliers professionnels n'ont pas 18 ans. Pour le marché de l'emploi, c'est une difficulté conséquente. Les jeunes cherchent des spécialités complémentaires, qui peuvent être faites dans le cadre des formations complémentaires à l'initiative locale. Elles sont montées très finement au niveau d'un territoire, entre un lycée professionnel et une entreprise. La durée de ces formations varie. Actuellement, il existe une centaine de formations de ce type en France. Quand ces formations complémentaires d'initiative locale se pérennisent, elles sont transformées en certification professionnelle, afin d'être davantage reconnues au niveau national.
M. Bruno Lucas. - Je souhaite apporter des compléments à propos de votre question sur le développement de l'apprentissage dans certaines écoles du supérieur. Plusieurs éléments doivent être pris en compte : la dimension de l'égalité des chances, et le profil des jeunes qui passent par ces parcours d'apprentissage. Le contrat d'apprentissage, sa pédagogie de l'alternance particulière et le fait qu'il garantisse une rémunération permettent d'élargir l'offre. Par ailleurs, nous offrons des possibilités de parcours vers le supérieur.
Nous avons au moins une certitude : le développement de l'apprentissage dans le supérieur a une image considérable sur l'ensemble de l'apprentissage. Récemment, le directeur des ressources humaines d'une grande entreprise industrielle m'a dit que développer l'apprentissage a fait bouger le management sur l'élargissement des viviers. Il était confronté à des tensions importantes. Prendre un apprenti dans cette entreprise au niveau ingénieur ou commercial (bac +5 et plus) donne une image positive pour chercher des populations que le management n'allait pas chercher autrefois. Il sera toutefois important de le mesurer.
M. Hugues de Balathier. - Avant la réforme, l'essentiel de la croissance de l'apprentissage était déjà tiré par l'enseignement supérieur. Par ailleurs, tous les niveaux de qualification profitent de cet essor du nombre d'apprentis. Auparavant, nous observions une quasi-stabilité, voire des baisses sur certains niveaux plus bas de qualification.
Les écoles de l'enseignement supérieur privé mettent en oeuvre des formations qui aboutissent à des certifications qui doivent être reconnues au répertoire national des certifications professionnelles. L'adaptation aux besoins de l'économie est d'abord vérifiée en amont par France compétences.
Vous avez évoqué la question du coût de ces formations. Pour un contrat d'apprentissage, nous finançons des niveaux de prise en charge, et pas l'intégralité du coût de la formation. Il sera le même, que la formation soit dispensée dans un CFA, dans une université ou dans un établissement privé. Si l'entreprise est prête à payer davantage, j'imagine qu'elle fera preuve d'exigence dans ces décisions.
Certaines écoles peuvent adopter des pratiques commerciales abusives. Le marché de la formation professionnelle est un marché concurrentiel. Il entre dans le champ de compétences de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ; elle a mené de nombreux contrôles au cours des deux dernières années sur les pratiques commerciales de ce type d'établissement. De plus, le ministère de l'Enseignement supérieur a lancé des travaux dans l'enseignement supérieur privé.
France compétences analyse les coûts de l'ensemble des CFA, dont ces établissements. Cela nous permet de mieux déterminer les bons niveaux de prise en charge. Nous nous intéressons notamment aux marges qui peuvent être dégagées et aux pratiques de certains CFA. L'idée d'appliquer des marges n'est pas choquante, si les fonds d'investissement ont investi pour développer la partie CFA de l'établissement. À l'inverse, nous serons interpelés si les marges dégagées sont le résultat d'une baisse des coûts, et notamment parce que des formations sont proposées uniquement à distance. Nous disposons d'éléments d'analyse qui nous permettront de creuser davantage dans les prochaines années. Peut-être pourrons-nous mettre en place notre propre méthodologie des niveaux de prise en charge.
M. Michel Canévet, rapporteur. - Depuis la création de la délégation sénatoriale aux Entreprises en 2014, nous avons régulièrement rencontré des chefs d'entreprise. Ils ont toujours évoqué les difficultés de recrutement.
Il y a quelques jours, nous nous sommes déplacés dans le Cher. Les deux entreprises que nous avons visitées n'ont pas évoqué de difficultés de recrutement, mais un problème de qualification des personnels. Nous devons donc nous interroger sur l'adéquation des formations aux besoins réels des entreprises. Nous avons visité un campus numérique. Les formations qui y sont proposées visent des métiers qui évoluent très rapidement. Il est donc important de faire preuve de réactivité au niveau de la labellisation de ces formations. France compétences est-elle capable d'une telle réactivité ?
Nous pouvons tous nous satisfaire du fait que le taux de chômage soit en baisse. Restent néanmoins plus de 3 millions d'inscrits à Pôle Emploi dans les catégories A, B et C. Ils sont 5,4 millions dans l'ensemble des catégories. Il reste donc un vivier, sur lequel nous devons nous pencher pour répondre aux besoins des entreprises et pour permettre à nos concitoyens de trouver un emploi.
Quels freins avez-vous identifiés ? Nous savons que la question de la mobilité doit être prise en considération et que les questions de logement sont également centrales.
Lors de la table ronde précédente, la nécessité d'une meilleure performance des procédés de formation a été évoquée. On le retrouve pour les niveaux de formation initiale dans les classements internationaux de la France : nous restons encore en-deçà et les études de l'OCDE évoquent la difficulté de nos concitoyens à se former. La formation des adultes est cruciale, mais de nombreux adultes ne se forment pas. Nous avons beaucoup de retard par rapport aux autres pays. Que pouvons-nous faire pour résoudre ce retard ? Il est certainement nécessaire de mieux accompagner les personnes en reconversion. Le conseil en évolution professionnelle accroît le nombre de personnes impliquées, mais est-ce suffisant ?
La question de l'emploi des seniors est également importante. Quelles dispositions voyez-vous pour permettre aux seniors de travailler ? Là encore, la France est en retard par rapport à ses voisins. Faut-il mettre en place un contrat dédié, pour que cela ne pèse pas pour les entreprises ?
M. Hugues de Balathier. - Les difficultés de recrutement ne se résument pas à des enjeux de compétences. Parmi celles qui sont le plus souvent citées par les employeurs, se trouve le sujet de l'adéquation des compétences.
Pour prendre le périmètre de compétences de mon établissement, je souhaite aborder le sujet de la réactivité de l'adaptation des certifications professionnelles, en amont de l'évolution de l'offre de formations. Avant même que les formations n'évoluent, les titres et les diplômes doivent exister et doivent être adaptés aux nouveaux contenus de certains métiers.
La question souvent posée est celle des délais d'adaptation des certifications professionnelles. Il est important de s'interroger sur le moment au cours duquel les organismes certificateurs peuvent déposer un dossier pour l'enregistrement au répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), qui est géré par France compétences. Nous nous interrogeons ensuite sur les délais d'instruction propres à cet établissement public.
Pour qu'une certification soit enregistrée au RNCP, France compétences exige d'avoir un dossier de demande qui fait valoir des taux d'insertion sur deux promotions. Deux années de formations sont donc nécessaires. Cela nous permet de vérifier que la formation répond réellement à des besoins du marché du travail, attestée par des taux d'insertion des personnes qui ont suivi ces formations.
Or, ce délai peut sembler long pour des métiers qui évoluent rapidement ou qui sont totalement nouveaux. Lorsque nous renouvelons des certifications déjà existantes, des changements peuvent être apportés. Ils peuvent intégrer des adaptations assez fortes des différents référentiels de ces certifications. Si la certification dispose déjà de deux ans d'ancienneté, il ne sera pas demandé de présenter les taux d'insertion sur le nouveau format. Ainsi, les évolutions peuvent être adoptées assez rapidement.
En revanche, se pose la question des métiers émergents, ou qui évoluent si fortement que la certification antérieure ne peut plus être prise en compte. Dans ce cas, nous avons mis en place une procédure dérogatoire. Nous prenons le risque d'autoriser l'enregistrement d'une certification, sans connaitre ses taux d'insertion sur deux années précédentes. Chaque année, France compétences établit une liste de ces métiers émergents ou en forte évolution. Entre 20 et 25 métiers sont concernés, notamment dans le domaine de la transition numérique ou de la transition énergétique.
Les délais d'instruction par France compétences sont encore probablement trop longs. En 2022, ils étaient de 6,5 mois en moyenne. Cependant, avant la réforme, les délais de l'ancienne commission nationale de la certification professionnelle (CNCP) étaient de 10 mois, voire plus. En outre, la tendance est à la baisse, alors même que les flux de création de certifications augmentent.
En 2022, nous avons fortement réduit les stocks de demande de certifications, en traitant des dossiers plus anciens. Notre objectif pour l'année prochaine est de garantir une réponse en 5 mois. Un tel délai peut encore paraître trop long, mais nous faisons preuve de pédagogie auprès des organismes certificateurs pour qu'ils déposent leurs dossiers suffisamment en amont de l'ouverture des formations.
M. Paul Bazin. - Nous nous efforçons d'agir sur les freins à l'emploi afin de permettre l'intégration. Il existe deux types de mobilité : la mobilité du quotidien et les mobilités qui impliquent un déménagement.
Sur la mobilité du quotidien, nous proposons des aides aux personnes qui souhaitent partir en formation. Nous nous appuyons également sur des partenaires, pour des financements de véhicules et de permis de conduire.
Depuis un an, 16 000 demandeurs d'emploi ont eu recours à une prestation qui leur permet d'établir un diagnostic des difficultés de mobilité. Pour certains d'entre eux, la mobilité est une « peur panique ». Nous leur enseignons notamment à utiliser des transports en commun.
Pendant un an, nous avons testé une prestation pour les chercheurs d'emplois qui se trouvaient dans l'obligation de déménager. Nous avons proposé une combinaison « logement - emploi ». Or, très peu de demandeurs ont saisi cette prestation. Ils sont trop attachés à leur région, à leur famille, à leur cercle d'amis et à leurs repères. Nous n'avons pas encore trouvé de solution à ce frein. En revanche, nous essayons de promouvoir les territoires qui recrutent par le biais de l'outil Mobiville, que nous avons développé avec Action logement. Il présente l'intégralité des bassins d'emplois du territoire, les emplois qu'ils proposent et les caractéristiques des territoires. Cela permet de valoriser l'image des territoires et d'en renforcer l'attractivité.
Le manque de compétences numériques est un frein supplémentaire. Nous donnons la possibilité à tous les demandeurs d'emploi de faire le point sur ces compétences par le biais d'un test. Selon les résultats, nous pouvons proposer des ateliers, afin de les développer.
Nous expérimentons actuellement la création d'une autre startup d'État, qui développe un test permettant de repérer les signes de l'illettrisme d'une manière peu stigmatisante pour la personne. L'objectif est de démontrer que les problèmes de lecture et d'écriture ne sont pas une catastrophe, et que régler ces freins permettront d'augmenter les chances de recrutement. Nous comptons étendre ce test dans tous les diagnostics des demandeurs d'emploi, dès lors que nous repérons les signes de l'illettrisme.
Nous souhaitons mettre à la disposition de tous les demandeurs d'emploi une cartographie de l'ensemble des formations et présenter clairement ce à quoi elles aboutissent.
Nous pouvons travailler sur différentes pédagogies. Dans le cadre du plan d'investissement dans les compétences financé par l'État et porté par les conseils régionaux et par Pôle Emploi, des pédagogies particulières ont commencé à être testées pour rendre la formation plus attractive, notamment pour des publics qui ont quitté le banc de l'école depuis longtemps.
Au sujet des seniors, je pense que nous pouvons agir sur quatre leviers :
- diagnostiquer le risque d'enfermement dans le chômage de longue durée. Pôle Emploi a mis en place des parcours de remobilisation des demandeurs d'emploi de très longue durée. Un parcours intensif d'accompagnement en sortie leur est proposé. 450 000 demandeurs d'emploi de très longue durée ont déjà bénéficié de ce parcours. Les résultats sur le retour à l'emploi ont été très positifs ;
- préparer les chercheurs d'emploi par le biais de formations ;
- proposer des immersions professionnelles. Nous en proposons 200 000 à Pôle Emploi et les missions locales en proposent également un grand nombre pour les jeunes. Nous observons 70 % de retour à l'emploi à l'issue d'une immersion professionnelle. Les entreprises observent les professionnels, et notamment les seniors, en situation de travail. Cette étape produit des résultats intéressants. C'est la raison pour laquelle nous développons depuis quelques mois des actions de formation en situation de travail (AFEST) ;
- lever les stéréotypes des entreprises sur le recrutement de salariés seniors. Nous sommes en train de développer un kit qui nous permettra de déconstruire les stéréotypes des recruteurs. En miroir, nous luttons ainsi contre l'autocensure des demandeurs d'emploi seniors.
Mme Adeline Croyère. - Je souhaite rebondir sur la question cruciale de la mobilité et de l'accès à la formation, qui s'exprime dès le collège et le lycée. Des études ont indiqué une diminution du choix de poursuite d'études lorsque les options sont trop éloignées géographiquement.
Forte de ce constat, l'Éducation nationale a posé plusieurs projets, dont celui des « Territoires éducatifs ruraux », qui répondent à la problématique de l'égalité des chances. Ce projet s'appuie sur des coopérations avec les collectivités, pour mieux mailler le réseau des transports. Il répond également à la question des internats.
La cordée de la réussite est un exemple marquant, qui a porté ses fruits. Des collégiens sont « encordés » avec des lycéens et avec des jeunes de l'enseignement supérieur dans une forme de mentorat de pair à pair. Ils ouvrent leurs perspectives par ces échanges avec des jeunes qui ont tracé la voie. Nous aimerions reproduire plus largement ce type d'initiative.
Mme Marie-Christine Chauvin. - Merci pour vos présentations et pour vos réponses. Sauf erreur de ma part, l'enseignement dans les lycées et dans les grandes écoles qui dépendent du ministère de l'Agriculture n'a pas été évoqué. Des formations de premier niveau à l'enseignement supérieur y sont proposées. Comment les enseignants de l'enseignement général sont-ils sensibilisés à découvrir cette filière, qui répond à des besoins de territoires ? Je perçois un manque de lien entre l'enseignement général et cet enseignement. Comment pouvons-nous faire découvrir les entreprises qui recrutent sur ces métiers ? Certaines d'entre elles me disent que les enseignants ne veulent pas les rencontrer. Des améliorations sont nécessaires, car les débouchés sur le terrain sont réels, à tous les niveaux.
Mme Pascale Gruny. - Quand je vous écoute, je suis impressionnée par les actions mises en place. Pourtant, sur le terrain, la réalité n'est pas aussi reluisante. Le CPF concerne principalement les cadres. Dans les petites entreprises, lorsqu'une personne part en formation, il manque 50 % de l'effectif. Comment résoudre une telle difficulté ?
Je perçois un manque d'accompagnement, dans les entreprises, sur les plans de formation. L'OPCO est avant tout une trésorerie. Je ne me réfère pas aux multinationales. Je vous parle des TPE et des PME.
Je m'aperçois que vous avez une vision comptable des CFA. Ne nous enlevez pas les CFA de proximité. Même s'ils ne sont pas rentables, ils donnent la possibilité aux jeunes de suivre des formations sans avoir à quitter leur domicile.
Je souhaite également savoir comment les enseignants sont familiarisés aux entreprises.
J'aimerais consulter des chiffres relatifs à l'apprentissage sur trois années. Je souhaite savoir quels montants partent vers les filières supérieures, en effectifs et en euros, et sur celles qui restent pour former nos métiers de bouche et notre hôtellerie.
Il sera nécessaire d'apporter des changements à la vision des chefs d'entreprise sur les seniors. Je constate de nombreux efforts de communication de la part de Pôle Emploi. Je crains cependant que ce soit toujours les mêmes qui y aient recours, car le suivi me semble encore très décevant. Les personnes de plus de 45 ans n'intéressent pas beaucoup Pôle Emploi. J'ai demandé à l'antenne territoriale de Pôle Emploi dans ma circonscription de me faire un point de l'accompagnement des personnes âgées de 45 à 62 ans.
Nous venons du terrain et la situation n'est pas idyllique.
M. Serge Babary, président. - Merci, mes chers collègues, d'avoir rappelé les sujets qui nous remontent du terrain. Je me souviens d'une entreprise localisée dans le Jura qui proposait de beaux emplois. L'école située à proximité n'y avait jamais mis les pieds, malgré des sollicitations répétées...
Mme Adeline Croyère. - Concernant l'enseignement agricole, un partenariat-cadre national avec l'Éducation nationale se décline dans toutes les académies, avec les régions. Tout collège qui organise des portes ouvertes ou des informations aux jeunes associe systématiquement l'enseignement agricole. Les professeurs principaux des collèges doivent connaître à la fois les formations et les métiers de l'enseignement agricole. En 2020 et en 2021, a été mise en ligne sur Affelnet toute l'offre de formation de l'enseignement agricole public et privé sous contrat. Cela a permis aux jeunes et aux familles d'avoir une bonne visibilité de cette offre, qu'ils méconnaissaient jusqu'alors.
Nos lycées travaillent avec des PME. C'est principalement le cas de ceux qui sont labellisés « lycées des métiers ». Ils cherchent des partenariats et créent des liens avec les PME.
Par ailleurs, le dispositif P-TECH porté par IBM met en oeuvre des mentorats d'entreprises avec des jeunes, qui seront accompagnés sur le long terme.
La formation des enseignants est essentielle pour la formation professionnelle. Si l'enseignant en face du jeune n'est pas sensibilisé au secteur professionnel, il y a un souci. Il existe deux axes de réflexion : l'axe du travail au collège, dont j'ai déjà parlé, et l'axe de renforcement des formations, notamment en immersion d'entreprise, que l'on peut offrir aux professeurs de lycées professionnels.
Les campus des métiers des qualifications ont pour mission de proposer des formations aux enseignants et de les accueillir sur leurs plateaux techniques.
M. Hugues de Balathier. - Je souhaite aborder le sujet des CFA de proximité. Les opposants à la réforme craignaient une grande vague de fermetures des CFA, notamment dans les territoires. Cela n'a pas eu lieu. Globalement, nous avons constaté une augmentation du nombre de CFA en France. Même s'ils sont concentrés dans les grandes agglomérations, le maillage territorial est désormais plus important.
France compétences verse aux régions une enveloppe financière de plus de 300 millions d'euros pour majorer les niveaux de prise en charge ou pour financer de l'investissement, notamment au titre de l'aménagement du territoire.
M. Paul Bazin. - Nous produisons des éléments de communication qui nous semblent importants pour que davantage d'entreprises fassent appel à Pôle Emploi. En parallèle, nos efforts se concentrent sur le développement d'une offre de services qui s'adapte à la situation individuelle de chaque personne. Je pense que cela produit des résultats. 84 % des demandeurs d'emploi et des entreprises sont satisfaites de leur accompagnement par Pôle Emploi. C'est une augmentation de 15 à 20 points en dix ans. Néanmoins, il nous reste de nombreuses marges de progrès. J'en ai moi-même évoqué quelques-unes.
Nous pouvons également mieux mobiliser notre offre de services et celle de nos partenaires, pour chaque personne. Ce n'est pas toujours simple au regard du nombre de demandeurs d'emploi, mais nous avons des partenaires dans tous les territoires qui fournissent des solutions d'accompagnement. Nous avons l'espoir de mieux partager ces services et de lever ainsi les freins. Il est important que les différents acteurs se coordonnent mieux.
M. Bruno Lucas. - Je tiens à remercier l'ensemble des membres de la délégation pour cet échange. Je suis convaincu que de nombreux travaux ont été accomplis et que beaucoup reste à faire. La transformation de l'apprentissage a permis des résultats que nous n'imaginions pas il y a encore cinq ans. Les jeunes s'apprêtent à commencer leur vie professionnelle en connaissant déjà le monde de l'entreprise et en ayant des perspectives de développement intéressantes.
Nous avons devant nous un enjeu très important : 800 000 recrutements par an d'ici 2030. C'est une très belle opportunité de mettre fin à cette période au cours de laquelle le sujet principal concernait le chômage de masse. L'enjeu est désormais de faire en sorte que l'ensemble des concitoyens puissent bénéficier des solutions proposées.
M. Serge Babary, président. - Je vous remercie de vous être prêtés à cet échange.