COMPTES RENDUS DES RÉUNIONS DE LA DÉLÉGATION
I. COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE DU 26 JANVIER 2023 181
II. COMPTE RENDU DES TABLES RONDES DU 2 MARS 2023 195
III. COMPTE RENDU DE L'AUDITION DU 1ER JUIN 2023 229
I. COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE DU 26 JANVIER 2023
M. Serge Babary, président. - Cette table ronde est consacrée à la mission « Formation, compétences et attractivité », pour laquelle Martine Berthet, Florence Blatrix-Contat et Michel Canévet ont été désignés rapporteurs. Leurs travaux s'inscrivent dans la continuité des initiatives du Sénat, notamment de celles de la Délégation qui s'est emparée du sujet dès 2019. Ainsi, dans le rapport intitulé Des compétences de toute urgence pour l'emploi et les entreprises de Michel Canévet et Guy-Dominique Kennel, figuraient 24 propositions visant des objectifs tels que la suppression du cloisonnement entre le monde de l'Éducation Nationale et le monde de l'entreprise, l'adaptation plus rapide des compétences aux besoins des entreprises avec la mise en oeuvre de plans de reconversion et de procédures de certification accélérées ou encore la bonne coordination des acteurs publics de l'emploi via un pilotage des régions.
Le rapport du 8 juillet 2021, conduit par Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay, intitulé Évolution des modes de travail, défis managériaux : comment accompagner entreprises et travailleurs ?, analysait l'impact de la récente crise sanitaire sur la relation au travail et l'attractivité du monde de l'entreprise.
La présente mission vise à faire le point sur les travaux passés, mais surtout à analyser les raisons de l'amplification récente des difficultés de recrutement, que certains journalistes qualifient désormais de « cauchemar numéro 1 des entreprises ». Les raisons données sont multiples, allant des formations inadaptées à l'inadéquation géographique entre compétences et besoins des entreprises, en passant par les nouvelles attentes des actifs à la recherche de sens, l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et le bien-être au travail. L'évolution de la situation depuis nos derniers travaux est telle, que l'on évoque désormais une « Grande démission ».
Afin de dresser un premier état des lieux, sont entendus aujourd'hui Monsieur Gilbert Cette, professeur d'économie à NEOMA Business School et M. Dimitris Mavridis, économiste de la Direction de l'Emploi, du Travail et des Affaires sociales de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à la division des compétences et de l'employabilité. Tous deux ont publié des études sur les difficultés de recrutement. M. Michaël ORAND, économiste-statisticien, chef de la mission d'analyses économiques de la direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du Travail, du Plein emploi et de l'Insertion, sera lui entendu sur le thème de la « Grande démission », au coeur d'une récente publication de la DARES. Enfin, Mme Coralie Perez, économiste, ingénieure de recherche au centre d'économie de la Sorbonne, co-auteur d'un ouvrage intitulé Redonner du sens au travail conclura les interventions.
M. Gilbert Cette, professeur d'économie à NEOMA Business School. - Nous observons une augmentation des difficultés de recrutement antérieure à la crise sanitaire. En France, cette augmentation s'observe depuis 2015, à l'amorçage d'une baisse de taux de chômage, avant une pause durant la crise sanitaire. Les difficultés de recrutement, actuellement très élevées, ont fortement repris depuis 2021. Elles s'observent dans les trois grands secteurs d'activité que sont l'industrie, les services marchands et la construction. Les sources statistiques disponibles confirment ce phénomène, mesuré par les enquêtes de la Commission européenne pratiquées en France par l'INSEE, ainsi que par d'autres sources comme la Banque de France ou les indicateurs du taux d'emploi vacant.
Ces difficultés de recrutement, qui s'observent dans tous les grands pays européens, sont très fortes en Allemagne et aux Pays-Bas où le taux de chômage est très faible, et moins fortes en Italie et en Espagne où le taux de chômage est fort. En comparaison, la situation française est étonnante. Bien que le taux de chômage y soit élevé, à 7,3 % les difficultés de recrutement le sont aussi, reflet d'un mauvais fonctionnement du marché du travail.
Ces difficultés de recrutement concernent les postes qualifiés, révélant des problèmes de formation, et, en nombre plus important, les postes peu qualifiés, signe d'un possible problème d'attractivité, notamment dans le secteur des hôtels-cafés-restaurants, de la construction et des aides à domicile.
Ces difficultés de recrutement peuvent aboutir à des problèmes d'allocation des facteurs de production. Des entreprises dynamiques trouvent ainsi difficilement la main-d'oeuvre nécessaire à leur croissance, celle-ci étant davantage captée par des entreprises moins dynamiques. Une étude parue dans Économie et statistiques fin 2022, basée sur une enquête réalisée par la Banque de France, souligne que les firmes rencontrant des difficultés de recrutement sont plus productives que les autres, avec un écart non négligeable de 7 %.
Néanmoins, même en supposant que les entreprises rencontrant ces difficultés recrutent tous les effectifs dont elles ont besoin, l'effet sur la productivité moyenne serait de 0,15 %. Le problème d'allocation des ressources ne semble donc pas avoir de conséquence sur la performance globale de l'économie et sur le niveau moyen de la productivité.
L'enquête de la Banque de France relève que pour 54 % des entreprises rencontrant des difficultés de recrutement, le manque d'attractivité salariale est mis en cause, notamment une rémunération insuffisante à l'embauche. Les entreprises payant moins que la moyenne sont dans une situation financière moins favorable, expliquant leurs difficultés à augmenter les rémunérations.
31 % des entreprises déclarant des difficultés de recrutement signalent également des problèmes de conditions de travail et de pénibilité, facteur relevant de la négociation collective et du dialogue social. Un travail en ce sens est d'ailleurs en cours dans certaines branches comme celle des hôtels-cafés-restaurants.
Ces difficultés de recrutement peuvent également être liées à une offre de travail insuffisamment dynamique, notamment pour des questions de mobilité géographique, qui est très faible en France.
Un écart insuffisant entre les revenus du travail pour des postes peu qualifiés et les revenus associés au non-travail est aussi à noter. Des pistes de réformes doivent être étudiées afin d'augmenter l'intérêt et l'attractivité financière de ces postes. Le suivi individuel des personnes en recherche d'emploi peut également s'avérer insuffisant. Ces éléments inspirent des réformes, à l'image de celles de l'indemnisation chômage, du RSA, ou encore de Pôle Emploi, et doivent être considérés sereinement.
Les économistes regardent souvent le fonctionnement du marché du travail en mobilisant des outils comme les courbes de Beveridge, qui mettent en relation les difficultés de recrutement avec le taux de chômage. Un cadran élevé refléterait un mauvais fonctionnement du marché du travail. Les courbes de Beveridge des cinq grands pays européens, Allemagne, France, Italie, Espagne et Pays-Bas, font ressortir un positionnement élevé de la France, symptôme d'un marché du travail moins performant qu'en Allemagne ou aux Pays-Bas. Pour le même taux de chômage, la France connaîtrait ainsi des difficultés de recrutement supérieures à celles des entreprises allemandes et néerlandaises.
M. Dimitri Mavridis, économiste, Direction de l'Emploi, du Travail et des Affaires sociales de l'OCDE, division des Compétences et de l'Employabilité. - Le marché du travail combine un taux de chômage important et des entreprises rencontrant des difficultés de recrutement, selon un modèle d'appariement classique. Mais actuellement, les difficultés de recrutement sont à un niveau plus élevé que précédemment. En comparaison avec l'Union européenne, elles se situent à niveau similaire à celui de l'Allemagne et des Pays-Bas qui présentent un taux de chômage très faible, alors que la France présente un taux de chômage plus élevé. L'appariement du marché du travail est donc moins fluide. Ce problème a des conséquences tangibles pour les travailleurs et le développement des entreprises, leur croissance et les coûts de recrutement. Quand 5 % de recrutements ne se font pas, la masse salariale totale de l'économie est touchée.
Quatre grands leviers d'action publique sont nécessaires pour traiter ce problème :
- Accroître les incitations à l'emploi ;
- Améliorer la politique de formation tout au long de la vie ;
- Améliorer la relation contractuelle de travail ;
- Soutenir les petites entreprises dans leur processus de recrutement.
Les taux d'emploi en France sont parmi les moins élevés de tous les pays de l'OCDE pour les moins qualifiés et les seniors qui quittent le marché du travail plus tôt. Parmi les 59-64 ans, les taux d'emploi sont à 33 % en France contre 70 % aux Pays-Bas. La moitié de la population de cette tranche d'âge n'est plus sur le marché du travail. En France, les passerelles vers la retraite sont beaucoup plus aisées qu'ailleurs. Les règles d'éligibilité au chômage dépendent de l'âge, alors que l'on sait que c'est un paramètre qui joue sur l'emploi des seniors depuis plusieurs décennies. Le travail doit payer plus que l'inactivité. En France, les taux marginaux d'imposition sur le travail sont très élevés, surtout pour les moins qualifiés, ce qui constitue une désincitation à l'emploi.
La politique de formation n'est pas égale tout au long de la vie. La formation initiale de base est relativement performante, mais les travailleurs sont formés moins souvent que dans les autres pays de l'OCDE. En France, seuls 20 % des travailleurs ont suivi une formation dans les 12 derniers mois, ce taux étant de 40 % dans les autres pays de l'OCDE. Comme dans tous les pays de l'OCDE, l'accès à la formation est inégal, avec des écarts similaires. En outre, les formations sont peu alignées sur les besoins des entreprises : moins de 10 % des entreprises et moins de 50 % des travailleurs estiment que les formations correspondent à leurs besoins. La France est toujours dans l'extrême négatif de tous les pays de l'OCDE. Enfin, le financement des formations est contraignant pour les entreprises.
Concernant l'amélioration de la relation contractuelle au travail, les indices de protection de l'emploi sont toujours parmi les plus élevés de l'OCDE, malgré les réformes positives qui ont permis de les faire baisser. Ces indices ont un effet sur le risque lié au recrutement, ne fluidifiant pas les relations et pesant subjectivement sur les entreprises. Ainsi les PME ont souvent peur de lancer des recrutements.
Les travaux ont montré que plus les entreprises étaient grandes, moins elles rencontraient de difficultés liées au recrutement. Les petites entreprises souffrent plus et ne sont pas suffisamment suivies et aidées par les pouvoirs publics.
M. Michael Orand, économiste-statisticien, chef de la mission d'analyse économique à la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES). - Je viens vous apporter de bonnes nouvelles. La théorie économique identifie cinq causes liées aux difficultés de recrutement. Quatre ont déjà été évoquées : l'inadéquation géographique, l'inadéquation des compétences, les problèmes d'attractivité et l'offre de travail.
La cinquième est le dynamisme intrinsèque du marché du travail. Quand le marché du travail fonctionne bien, les entreprises recrutent beaucoup, ce qui peut engendrer des difficultés de recrutement. Quand toutes les entreprises d'un secteur recrutent, il devient plus difficile de trouver des profils disponibles. Moins les chômeurs sont nombreux, plus les recherches sont longues.
Actuellement, le marché du travail en France est très dynamique. L'emploi salarié a retrouvé la tendance d'avant la crise Covid. 100 000 emplois sont créés par trimestre, soit un rythme soutenu avec un climat d'emploi élevé. Le taux d'attractivité mesuré par l'INSEE est au plus haut historique, porté à la fois par la hausse de l'emploi des seniors et le recul de l'âge de départ à la retraite. La France figure encore parmi les pays européens ou le taux d'emploi des seniors est le plus faible, mais celui-ci progresse. L'apprentissage a également ramené beaucoup de jeunes sur le marché du travail. Le taux d'emploi est au plus haut niveau mesuré, et le taux de chômage de 7,5 % est à un niveau historiquement bas, déjà atteint en 2008. Depuis les crises pétrolières, ce niveau est le plancher de l'économie française. En conséquence de ce cycle favorable, les difficultés de recrutement ont augmenté depuis fin 2015 alors que la courbe du chômage s'inversait. La théorie économique explique bien que quand le taux de chômage diminue, que l'activité reprend, il devient de plus en plus difficile de recruter, car la main-d'oeuvre est moins disponible et la concurrence est accrue entre les entreprises.
Les démissions ont augmenté, mais il s'agit d'un effet mécanique. Quand les tensions de recrutement augmentent, le rapport de négociation entre les salariés et les employeurs est modifié. Quand la situation est plus favorable pour les salariés, démissionner est moins risqué et les opportunités de changer d'emploi plus importantes. Si les démissionnaires sont plus nombreux, six mois après leur démission, 8 sur 10 sont en emploi, en ayant changé de travail. Quand le nombre de chômeurs diminue, les profils peuvent être recrutés dans les entreprises concurrentes. Le nombre de démissions, y compris en CDI, est donc historiquement haut, mais tout à fait en lien avec le niveau de tension mesuré par ailleurs.
Les tensions sur le marché changent le rapport de force des négociations pour les salariés, se traduisant par des salaires qui augmentent, bien que le niveau de l'inflation soit également très élevé. Les conditions d'emploi s'améliorent, avec moins de temps partiel. Les recrutements se font plus souvent en CDI.
Les problèmes d'attractivité intrinsèque à certains métiers, d'inadéquation géographique, de formation sont toujours présents, mais la dynamique actuelle et la croissance des tensions sont plutôt liées à la dynamique du marché du travail. Celle-ci est rassurante, même s'il peut exister des problèmes sous-jacents sectoriels, par métiers ou régions.
Mme Coralie Pérez, économiste, ingénieure de recherche à l'UMR 8174, Centre d'économie de la Sorbonne (CES). - Et si le mouvement de démissions que nous observons depuis la pandémie, conjugué aux difficultés de recrutement dans de nombreux secteurs, reflétait finalement une profonde insatisfaction et un refus de supporter des conditions de travail jugées difficiles, que les augmentations de salaire ne parviendraient pas à compenser ? C'est ce que nous amènent à penser les résultats de notre étude sur le sens du travail, conduite en lien avec mon co-auteur Thomas Coutrot.
Au préalable, il est nécessaire de préciser que nous nous intéressons au travail comme activité et non pas à l'emploi. La distinction est importante, car les politiques publiques ont tendance à se focaliser sur l'emploi, son volume, ses attributs, la rémunération, le contrat de travail, éventuellement les droits sociaux auxquels il donne accès ; mais à négliger l'activité de travail et son intérêt intrinsèque pour les travailleurs. Or le travail réel diffère toujours du travail prescrit, et la personne qui travaille met toujours plus de temps, de compétences, d'intelligence, de créativité dans son travail que ce qui lui est demandé. La question du sens du travail paraît donc importante. Quand, dans des études préalables, les salariés étaient interrogés sur la question du rapport au travail, ils indiquaient souvent ne plus trouver de sens dans leur travail. Cette réflexion est à l'origine de notre questionnement, atypique pour des économistes.
Un travail a du sens s'il donne à celui qui l'exerce le sentiment d'être utile, si la personne peut se reconnaître dans ce qu'elle fait, qu'elle a la capacité de bien effectuer son travail selon des normes professionnelles et l'éthique commune, et si elle peut développer ses compétences dans le travail, (point communément appelé capacité de développement). Selon les professions, certaines des dimensions seront affectées et conduiront à ce que le salarié trouve moins de sens à son travail.
Sur la base de cette définition, un score individuel de sens du travail a été construit à partir des réponses apportées par un échantillon représentatif de salariés du public et du privé aux questions de l'enquête Conditions de travail de l'INSEE et de la DARES. En 2016, 27 % des salariés n'avaient que parfois ou jamais l'impression de faire quelque chose d'utile aux autres. 26 % n'éprouvaient que parfois ou jamais la fierté du travail bien fait. 25 % des salariés disaient n'avoir que parfois ou jamais l'occasion de développer leurs compétences dans le travail.
À un premier niveau, très descriptif, ce score permet d'établir un palmarès des professions et métiers trouvant le plus de sens à leur travail. En 2016 les assistantes maternelles, les ouvriers qualifiés du gros oeuvre du bâtiment, les formateurs, les enseignants, les aides à domicile ou encore les aide-ménagères ont un fort sentiment d'utilité sociale, malgré une faible capacité de développement. Le sens du travail n'est donc pas l'apanage des professions les plus qualifiées et les plus exigeantes en diplômes. Ces professions ont souvent en commun de travailler en relation avec le public. Les infirmières ne figurent pas dans ce palmarès en raison d'un score bas en matière de cohérence éthique : elles n'estiment pas avoir la capacité de bien effectuer leur travail.
Les professions trouvant le moins de sens à leur travail sont les employés de la banque et des assurances, les ouvriers de la manutention, ceux des industries de process, les caissières, les agents de gardiennage et de sécurité, les employés et les agents de maitrise de l'hôtellerie-restauration, surtout du fait d'une faible capacité de développement.
À caractéristique observée similaire, le sens du travail est en moyenne plus élevé pour les cadres, mais aussi pour les salariés travaillant dans des établissements de moins de 50 personnes, et pour les personnes travaillant dans la fonction publique et les associations plutôt que dans le secteur privé. À métier identique, les femmes ne voient pas plus de sens à leur travail que les hommes, et les plus de 50 ans ont un sentiment d'utilité sociale et une cohérence éthique plus élevée que les autres salariés.
Le sens que les salariés trouvent à leur travail dépend de la manière dont il est organisé. Les changements organisationnels récurrents, la fixation d'objectifs chiffrés sur lesquels les salariés n'ont rien à dire, le fait de travailler en sous-traitance contribuent à dégrader le sens du travail.
Les résultats confortent l'hypothèse d'un lien entre faible sens du travail et démission. À caractéristiques similaires, la probabilité de quitter son emploi est accrue de 30 % pour les salariés trouvant peu de sens à leur travail. D'autres dimensions jouent également, comme l'exposition à une forte intensité du travail et le manque de soutien hiérarchique. Avoir le sentiment d'être mal payé n'a pas d'effet statistique significatif sur la probabilité de quitter son emploi.
Parmi les dimensions du sens, la capacité de développement est la plus corrélée à la décision de mobilité. Pour ceux ne pouvant pas partir, face à un travail perdant de son sens, la probabilité d'être absent pour maladie s'accroît significativement en termes d'incidence et de nombre de jours. La question de la soutenabilité se pose pour ceux dont les conditions de travail ne permettent pas de construire du sens.
La crise écologique taraude de plus en plus les consciences. Une question en ce sens a été introduite dans l'Enquête sur les conditions de travail 2019 afin de savoir si les salariés avaient le sentiment par leur travail de contribuer à nuire à l'environnement. 7 % répondent devoir souvent dégrader l'environnement et affirment qu'ils ne pourront tenir ce travail jusqu'à la retraite, envisageant une bifurcation professionnelle dans les 3 ans à venir. Trouver peu de sens à son travail multiplie par deux la probabilité de déclarer ne pas pouvoir exercer le même travail jusqu'à la retraite, soit un facteur aussi important qu'être exposé à la pénibilité physique ou au travail intensif.
Les résultats corroborent et complètent ceux mis en évidence par la DARES sur le rôle des conditions de travail dans les difficultés rencontrées par les employeurs à recruter, mais aussi à fidéliser. L'accent est mis sur une dimension des risques psychosociaux émergente. En mettant au premier plan du débat public la question de l'utilité sociale des métiers, la pandémie a sans doute renforcé un questionnement déjà présent sur le sens du travail.
M. Serge Babary, président. - La parole est aux rapporteurs, à commencer par Michel CANÉVET qui a travaillé sur ce thème à deux reprises.
M. Michel Canévet, rapporteur. - En France le taux de chômage est au plus bas et les difficultés de recrutement au plus haut. Beaucoup de facteurs ont été évoqués, mais pas la question de la formation initiale. Celle-ci est-elle adéquate pour faire face aux besoins des entreprises ? Dans les études préalables, cette question s'est posée constamment, notamment quant à la capacité d'adaptation de l'Éducation nationale aux besoins effectifs d'emplois des entreprises. Les politiques publiques du Gouvernement veulent réindustrialiser la France, mais comment le permettre quand 80 % des entreprises du secteur de l'industrie avancent des difficultés de recrutement ?
Selon vous, la récente réforme de l'assurance chômage est-elle de nature à apporter des correctifs quant aux écarts de revenus entre le travail et les prestations de solidarité ? D'autres modifications peuvent-elles être envisagées sur ce point ? Bien qu'une réforme ait conduit à la fusion de l'ANPE et des Assedic pour former Pôle Emploi voilà quelques années, les difficultés d'accompagnement des TPE persistent. Pôle Emploi est-il suffisamment adapté aux besoins des entreprises, l'un des objectifs de la réforme annoncée par le gouvernement étant de créer France Travail ?
Faut-il faire un lien entre les difficultés de recrutement et le haut niveau de création d'entreprises en France, solution vers laquelle s'orientent peut-être un certain nombre de personnes employables ? La création d'entreprises peut aussi être un facteur de dynamisme prometteur pour l'avenir.
Le faible niveau de recours à l'apprentissage était dans nos rapports antérieurs un sujet majeur de préoccupation. Ce niveau a fortement évolué en 5 ans, passant de 400 000 à 800 000 apprentis. Cette évolution traduit-elle un réel effet de direction vers le travail, ou est-ce une manifestation d'effets d'opportunités ?
M. Gilbert Cette. - Le taux de chômage bas peut en partie expliquer les difficultés de recrutement, mais celui-ci reste élevé comparé à l'ensemble des pays de l'OCDE. Le taux de chômage italien, orienté à la baisse, n'est pas très différent de celui de la France et les difficultés de recrutement sont pourtant singulièrement plus basses en Italie. Les difficultés de recrutement dans le secteur de la construction sont structurellement plus élevées en France qu'en Allemagne et aux Pays-Bas où le taux de chômage est à 3 %. Un ensemble de difficultés spécifiques quant au fonctionnement du marché du travail en France est donc à prendre en compte. La formation est certes une dimension importante, mais la masse des difficultés de recrutement concerne des postes très peu qualifiés.
Concernant la réforme de l'indemnisation chômage, le seuil des 9 % sous lequel la durée d'indemnisation serait réduite est une option, mais sans doute pas la meilleure. Un suivi individualisé, exigeant et bienveillant de chaque personne au chômage prenant en compte les spécificités de la qualification serait probablement plus performant. Une réforme en profondeur du fonctionnement de Pôle Emploi est sans doute à envisager et en ce sens, une réflexion est engagée qu'il faut regarder de façon sereine.
Le taux d'emploi bas pour certaines catégories de population, notamment les seniors, ne résulte pas d'un problème de taux de chômage, mais de comportement d'activité. Au niveau global de l'ensemble de la population en âge de travailler, soit entre 15 et 64 ans, sur la tranche des seniors, la France se situe 10 points en deçà de certains pays, générant de la richesse en moins, du pouvoir d'achat et des rentrées fiscales amoindries. Néanmoins sur les 20 dernières années, le taux d'emploi des séniors a augmenté de quasiment un point par an en France. Rester sur cette pente permettra une amélioration du pouvoir d'achat, du PIB, des finances publiques.
M. Dimitris Mavridis. - L'évolution de l'emploi des seniors est très positive, passant de 10 à 30 % pour les 60-64 ans. Même si elle reste le pays avec le taux d'emploi des seniors le plus faible, la France se situe dans la moyenne de l'évolution des membres de l'OCDE.
Les problèmes de recrutement dans de nombreux métiers non qualifiés sont essentiellement liés à la question de la formation continue plutôt qu'à celle de la formation initiale. Les indicateurs de la formation initiale placent la France dans la moyenne, même s'il est nécessaire de se recentrer sur le recours à l'apprentissage. Les réformes récentes en ce sens semblent positives, à la fois par le nombre de personnes entrant en apprentissage et sur le ciblage.
Le travail et les prestations d'assistance constituent un sujet particulièrement français. Pour augmenter l'offre de travail, celui-ci doit payer plus que l'inactivité. Les minimas d'assistance sont parmi les plus élevés, ce qui est positif, mais en contrepartie, le taux marginal d'imposition au travail pour les moins qualifiés est paradoxalement plus élevé. Pour les faibles revenus, augmenter l'offre de travail conduit à renoncer à des minimas sociaux. Le taux marginal d'imposition sur le travail est plus élevé pour les faibles revenus, ce qui constitue une désincitation au travail plus importante que pour les personnes très formées ou gagnant très bien leur vie.
M. Gilbert Cette. - Cet aspect est lié à la dégressivité des prestations.
M. Vincent Segouin. - Je trouve étonnant d'avancer que le minima social est la référence et que la prestation est normale, tandis que le travail serait une dérogation.
M. Gilbert Cette. - Il ne s'agit pas d'un jugement, mais d'une comparaison statistique d'une situation avec revenus du travail et sans. Personne ne dit que le minima social est la référence. Quand les prestations dégressives diminuent alors que les revenus du travail augmentent, la question du gain des revenus du travail par rapport à une prestation sociale se pose. C'est cet aspect que le taux de prélèvement marginal d'imposition examine. Le gain de retour au travail doit prendre en compte cette perte de prestation. Les prestations sont fortes en France, ce qui réduit l'appétence du gain financier au travail. Il ne s'agit que d'un constat statistique.
M. Michaël Orand. - Les créations d'entreprises sont pour nous aussi le symptôme d'un marché du travail dynamique, tout comme l'est l'emploi salarié. L'un ne semble pas progresser au détriment de l'autre.
L'aide au recrutement que pourrait apporter Pôle Emploi serait un outil très utile. Les besoins de recrutement sont plus importants que par le passé, il est donc important d'accompagner toutes les entreprises, à commencer par les plus petites. Les grandes entreprises ont souvent une force de frappe plus importante avec un département des ressources humaines conséquent. Les gains de productivité se trouvent aussi dans les petites entreprises, qu'il faut aider à engager des salariés pour se développer.
Mme Coralie Pérez. - La moitié des jeunes trouvent un emploi en adéquation avec leur formation initiale. Le problème vient moins du fait d'une inadéquation de la formation initiale ou d'une insuffisance du système éducatif, que des demandes de compétences spécifiques en entreprise.
L'entreprise peut être un environnement apprenant. Pour compenser les faibles taux d'accès à la formation de la France par rapport aux autres pays européens, la loi de 2018 a créé la formation en situation de travail. Il serait intéressant de voir comment les entreprises s'en emparent.
Une partie des seniors n'est pas en emploi au moment de la retraite, obligés de quitter le marché du travail à cause de conditions difficiles et d'une faible adaptation de leur emploi à leur caractère vieillissant. Corinne Gaudardt et Serge Volkoff, dans Le travail pressé, montrent que les entreprises pourraient offrir de nouveaux rôles aux seniors à mesure de leur avancée en âge, notamment dans le transfert de compétences, la transmission des savoirs par des tutorats, des ateliers de formation en entreprise. Leurs postes pourraient ainsi être adaptés et les jeunes recrues bénéficier de l'expérience des seniors.
L'un des principaux obstacles à la formation en entreprise relevé dans les différentes enquêtes est celui de la charge de travail et du temps. Des formations formelles sont prévues, mais abandonnées avant terme, car le salarié n'a pas le temps de les suivre.
La forte croissance de l'apprentissage est à mon sens en partie due au recours à l'apprentissage dans l'enseignement supérieur, plutôt que pour les personnes à qui cette mesure était initialement destinée. La pertinence du ciblage peut interroger.
Les différents travaux sociologiques montrent également que travailler à son compte permet parfois d'échapper aux contraintes salariales, notamment à l'organisation temporelle du travail. Il serait intéressant d'examiner la question de l'auto-entreprenariat sous cet angle. Pour exemple, de plus en plus de coiffeurs, précédemment salariés, louent des fauteuils dans des salons afin d'aménager leurs plannings. Ce point est à mettre en relation avec les difficultés de recrutement et de fidélisation. Les emplois peu qualifiés, exposés à des difficultés de recrutement, connaissent souvent un fort taux de roulement du personnel.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Merci pour ces éléments. Je constate que ne parvenant pas à recruter, beaucoup d'hôteliers-restaurateurs passent par des plateformes et signent des contrats de prestations avec des auto-entrepreneurs.
Quelle part les écoles de la seconde chance, les missions locales jeunes (MLJ), les dispositifs d'insertion peuvent-ils prendre dans la formation et le recrutement de nouveaux salariés ? Ces dispositifs ont-ils été évalués et doivent-ils être renforcés ?
Je milite pour que la mobilité géographique soit facilitée. En Savoie où le taux de chômage est de 5 à 6 %, soit proche d'un taux plancher, la mobilité géographique est un sujet important. Dans les années 1980 à 1990, beaucoup de personnes du secteur industriel sont venues en Savoie trouver de l'emploi. Est-il possible d'inciter à la mobilité géographique ? Comment faciliter la mobilité de bassins offrant peu d'emplois vers des bassins en recherche ?
Nous travaillons sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Pensez-vous que cet aspect soit pris en compte au moment des embauches, en fonction des conséquences de l'activité de l'entreprise vis-à-vis de l'environnement par exemple ?
M. Gilbert Cette. - Sur les cartes, nous observons qu'il existe des bassins d'emplois à fort taux de chômage limitrophes de bassins d'emplois à faible taux de chômage, soit un réel symptôme de faible mobilité géographique, qui ne progresse pas avec les années.
Jusqu'en 2021, dans l'ensemble des pays de l'OCDE, la part de l'emploi non salarié dans l'emploi total était en baisse, sauf aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en France qui se singularisent par la mise en oeuvre de politiques incitatives pour les auto-entrepreneurs, qui n'ont pas les mêmes protections que les salariés. Dans certaines activités, comme pour les plateformes de livraison, des mesures protectrices se développent. Un accord a récemment été signé pour des rémunérations minimales pour les voitures de transport avec chauffeur (VTC). La négociation collective parvient à créer des normes protectrices sur le plan salarial. La crainte d'une substitution des emplois salariés doit être écartée.
M. Dimitris Mavridis. - La question de la mobilité géographique est fondamentale. Les zones d'emplois en tension actuellement sont les mêmes qu'il y a 20 ans. Tout est fait en France pour entraver la mobilité, notamment par la politique fiscale, la politique du logement et la politique de l'urbanisme, par exemple via des plans locaux d'urbanisme qui ne permettent pas de construire dans les zones de fort emploi. Les personnes qui se déplacent et font louer leurs logements sont taxées sur la location, et sont taxées à hauteur de 15 % si elles le vendent, alors que c'est souvent le seul bien qu'elles possèdent. De plus, les personnes ayant un logement social ne veulent pas prendre le risque de le perdre en se déplaçant. Favoriser la mobilité géographique nécessite de jouer sur ces trois dimensions.
Mme Coralie Pérez. - L'Enquête sur les conditions de travail 2019 montre que 29 % des salariés travaillent dans une entreprise possédant une certification portant sur l'environnement ou un label éthique. Ils ne trouvent pourtant pas plus de sens à leur travail. La RSE ne constitue pas un signal pertinent pour les salariés d'une entreprise. Certains jeunes diplômés de grandes écoles attachent beaucoup d'importance au comportement des entreprises vis-à-vis de l'environnement. Des organisations pour un réveil écologique fournissent des documents aux futurs candidats pour challenger les entreprises sur leurs financeurs.
Mme Florence Blatrix-Contat, rapporteure. -- Je suis surprise d'entendre que pour les jeunes, la formation initiale est optimum. Si seuls 50 % des jeunes trouvent un emploi en adéquation avec leur formation initiale, à l'inverse, 50 % ne trouvent pas d'emploi en adéquation avec celle-ci. Le taux de chômage est par ailleurs très élevé chez les jeunes.
Selon vous, les entreprises les plus productives seraient celles rencontrant le plus de difficultés de recrutement. Cet aspect est-il sectoriel et comment l'expliquez-vous ?
Vous indiquez que les salariés trouvent plus de sens au travail dans les PME, qui pourtant rencontrent le plus de difficultés à recruter. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Quelle est votre analyse sur notre niveau de chômage structurel ? Sommes-nous habitués à un niveau de chômage conjoncturel élevé ? Quel est le niveau de chômage structurel acceptable pour la France et comment faire pour le réduire ?
Mme Coralie Pérez. - De nombreux travaux du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (CEREQ) documentent les questions d'adéquation à l'emploi, expliquant que pour des formations généralistes offrant des compétences transférables, les jeunes diplômés trouvent des opportunités au gré des mobilités et de leurs réseaux, même si les emplois ne correspondent pas exactement à leur formation initiale.
Les salariés trouvent en moyenne plus de sens dans les PME, car ils voient probablement davantage la finalité de leur travail et ont plus d'autonomie. Le concept d'employeur habilité montre que les difficultés de recrutement sont souvent regardées du point de vue des caractéristiques des demandeurs d'emploi, mais il est aussi nécessaire d'observer les difficultés rencontrées par les employeurs pour définir leurs besoins, cibler les bonnes personnes et les bons canaux de recrutement en fonction des postes qu'ils ont à pourvoir.
M. Michaël Orand. - Plutôt que l'indicateur du taux de chômage élevé des jeunes, il est préférable de tenir compte de l'indicateur des jeunes entre 15 et 29 ans qui ne sont ni en emplois ni en formation, soit 10 à 12 %. Ce taux est dans la moyenne des autres pays européens.
Du point de vue macro-économique, les indicateurs montrent que le niveau d'équilibre conjoncturel du chômage est atteint, avec 7,5 %. Seules des mesures structurelles pourraient le faire baisser.
M. Gilbert Cette. - Les entreprises qui signalent des difficultés de recrutement sont 7 % plus productives. Les difficultés de recrutement plombent donc en partie la croissance, mais pas le niveau de productivité.
Par le passé, personne n'aurait parié atteindre un taux de chômage structurel de 7,3 % sans tensions salariales importantes sur l'économie. L'indicateur à privilégier est celui du taux d'emploi. Il est difficile de comprendre pourquoi la France, comparée à l'Allemagne, aux Pays-Bas ou aux pays scandinaves est vouée à ce taux d'emploi bas en particulier pour les personnes de plus de 60 ans. Pourquoi les résidents français âgés de 60 à 64 ans auraient-ils moins la possibilité physique ou psychologique d'être au travail que les Néerlandais ou les Allemands ?
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Trouver du travail en France pour les seniors relève d'un véritable parcours du combattant.
M. Gilbert Cette. - D'autant qu'une liste considérable de mauvaises incitations existe pour pousser les seniors en dehors de l'emploi, à commencer par les durées d'indemnisation.
M. Serge Babary, président. - Je vous remercie de votre contribution à cette première table ronde, riche d'ouvertures et de questionnements. Nous aurons l'occasion de revenir vers vous pour poursuivre ce débat.