III. TRANSMETTRE POUR ASSURER LA RELÈVE DES GÉNÉRATIONS

Une situation prédomine outre-mer : le blocage du foncier agricole. Le foncier est peu liquide. Les causes sont bien identifiées : raréfaction des terres, désordre foncier, faiblesse des retraites et moyens financiers des porteurs de projets s'agglomèrent pour aboutir à ce blocage.

M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, témoigne des effets de cette conjonction de facteurs : « sur les 15 premiers diplômés du brevet professionnel de responsable agricole (BPRA) à Mayotte, seuls 6 disposent d'un foncier leur permettant de s'installer et de bénéficier du soutien de l'Union européenne. Les 9 autres sont confrontés à un parcours du combattant pour trouver du foncier. » Il ajoute : « 94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressés au point accueil installation (PAI) et cherchent du foncier agricole. Ils mettent entre 3 et 5 ans pour trouver des terres, certains abandonnent. Cette situation maintient des agriculteurs compétents et diplômés dans une situation de semi professionnalisation. Ils sont contraints d'exploiter des terres sans bail ou titre, sans possibilité d'investir, ou de trouver un emploi alimentaire. Faute d'une politique forte sur le foncier agricole, c'est la réalité à laquelle sont confrontés les jeunes agriculteurs mahorais ».

Des aménagements des dispositifs ou actions déjà conduites doivent permettre d'accélérer la transmission.

Toutefois, avant de les détailler, il convient de constater l'énorme déficit de communication et de connaissance des dispositifs existants pour faciliter les transmissions. Ce constat concerne aussi bien les questions foncières proprement dites que celles des retraites ou les outils juridiques accompagnant une transmission.

Cela vaut pour les professionnels du droit comme les notaires, les avocats ou les magistrats qui ne sont pas tous au fait des dispositions issues de la loi dite Letchimy de 2018. Cela vaut également pour les chefs d'exploitation qui ne connaissent pas toujours les récentes réformes de l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) ou des retraites agricoles60(*). Des outils juridiques sont aussi ignorés comme le fonds agricole, alors qu'ils pourraient faciliter des transmissions douces dans des conditions financières satisfaisantes pour chaque partie.

Les chambres d'agriculture, les caisses de retraite ou les départements pour ne citer qu'eux réalisent pourtant un travail important d'information et de sensibilisation. Mais force est de constater que l'effort doit être poursuivi et amplifié. Il ne sert à rien de multiplier les dispositifs ou de modifier les textes s'ils demeurent méconnus de leurs publics cibles. Un travail d'accompagnement plus personnalisé est sans doute nécessaire.

A. POURSUIVRE LA RÉFORME DE L'INDIVISION POUR METTRE FIN AU DÉSORDRE FONCIER

1. Le désordre foncier outre-mer : un fléau inextricable qui entrave l'exploitation et la transmission du foncier agricole
a) Un diagnostic ancien à la suite des travaux de la délégation sénatoriale

La situation extrêmement compliquée du foncier dans les outre-mer est désormais largement identifiée et commentée.

La Délégation sénatoriale aux outre-mer a réalisé un travail ancien, extrêmement approfondi sur l'ensemble des aspects de la question foncière outre-mer. Trois rapports y ont été consacrés61(*) qui ont formulé des dizaines de recommandations. Plusieurs d'entre elles ont été suivies d'effets.

Dans son rapport sur la sécurisation des droits fonciers du 23 juin 2016, la délégation sénatoriale a dressé un tableau exhaustif de l'état du désordre foncier outre-mer, de ses causes historiques, sociologiques et juridiques.

Ce rapport soulignait que « la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin dans l'arc antillais, Mayotte et La Réunion dans l'océan Indien ainsi que la Polynésie française dans le Pacifique sont des territoires fortement impactés par l'indivision qui contribue au gel du foncier. Pour une bonne part, les situations d'indivision sont devenues inextricables car résultant de dévolutions successorales non réglées et parfois même non ouvertes sur plusieurs générations. Ainsi, en Martinique, 26 % du foncier privé est géré en indivision et 14 % supplémentaires correspondent à des successions ouvertes. À Mayotte, le territoire de certaines communes se trouve presque intégralement en situation d'indivision : les 3/4 du village de Chiconi sont ainsi couverts par deux titres fonciers établis dans les années 1960 ».

En Martinique, c'est 40 % du foncier qui est à des degrés divers gelé ou bloqué en raison d'un titrement défaillant ou d'indivisions complexes.

Il est en effet récurrent outre-mer qu'un bien ne fasse pas l'objet d'une intervention du notaire au décès de son ou d'un des propriétaires. Le non règlement de la succession et la non formalisation des transactions conduisent à deux situations distinctes selon que :

- un ou plusieurs indivisaires occupent le terrain dont le titre renvoie à l'aïeul propriétaire décédé depuis plusieurs générations ;

- un tiers ou ses ayants droit occupent ce même terrain soit sur le fondement d'une autorisation verbale du propriétaire de l'époque, soit de façon illicite.

Dans ces deux variantes, on ne peut que constater une disjonction entre l'occupation ou la possession et la propriété validée par un titre. Elle ne peut être résorbée que par deux opérations : la dévolution successorale ou la prescription acquisitive. Aucun des deux mécanismes ne fonctionne avec la fluidité nécessaire dans les outre-mer.

Le coût des mutations et taxes sur les successions pour des populations souvent modestes ne doit pas être négligé pour comprendre la préférence sociale pour des règlements informels et non enregistrés, qui ne font qu'ajouter de la complexité à l'inextricable.

C'est l'ensemble de la chaîne d'établissement du droit de propriété qui doit être reprise, du titrement jusqu'au règlement des successions.

b) Le foncier agricole logé à la même enseigne

Naturellement, le foncier agricole n'échappe pas à ces points de blocage qui sont communs à tous les types de foncier, agricole ou non, bâti ou non bâti. Ils sont aussi un frein aux politiques d'aménagement, notamment lorsque doivent être mis en oeuvre des expropriations ou des préemptions.

Les auditions ont toutes confirmé les constats précédemment établis. Malgré quelques améliorations, le tableau d'ensemble a peu évolué.

Mme Lyliane Piquion Salomé, vice-présidente de l'association Interco' Outre-mer, a cité l'exemple d'un projet ambitieux en Guadeloupe qui a dû être gelé en raison d'une situation foncière non résolue : « je connais une personne qui a acheté 37 hectares de foncier en bonne et due forme, qui a établi un projet très intéressant pour la transformation et la production de plantes aromatiques et médicinales biologiques, lequel a obtenu un prix à l'international. Mais cette entreprise est bloquée en raison d'un conflit, car des occupants répliquent que ce foncier appartenait à leurs ancêtres. Il a été proposé de leur donner gratuitement une partie de ce terrain, de former leurs enfants dans le cadre de l'insertion puis de donner des emplois stables, mais sans résultat. En demeurant dans cette situation, nous n'arriverons pas à faire émerger de nouveaux métiers, à innover, à bénéficier de produits de qualité à travers la production agricole ».

Elle ajoute : « je connais des cas de successions qui n'ont toujours pas été réglées trente ans après, quand bien même il s'agit d'un partage judiciaire. [...] Il ne s'agit malheureusement pas d'un cas particulier. Généralement, les notaires prennent trop de temps et sont très négligents. Si la succession comporte des liquidités, elles peuvent passer en frais ».

Au cours de son déplacement à la Martinique, les acteurs locaux ont fait part à la délégation du grand nombre d'exploitants qui, arrivés à la retraite, ne souhaitent ni ne peuvent transmettre, car ils ne sont pas vraiment propriétaires. Ils exploitaient ces terres depuis de nombreuses années, voire depuis plusieurs générations, mais ils n'ont jamais eu de titres de propriété.

M. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe, confirme aussi que beaucoup de personnes occupent des espaces agricoles sans titre et que ce phénomène tend même à augmenter.

2. Des premières réponses, mais un maigre bilan

Les spécificités foncières dans les outre-mer ont déjà justifié l'adaptation de plusieurs textes législatifs en matière d'indivision et de prescription acquisitive et la création de structures ad hoc pour accélérer les procédures.

a) Le foncier agricole, première exception à la règle de l'unanimité dans les indivisions

Un des principaux obstacles à la sortie des indivisions est la règle de l'unanimité pour céder un bien indivis ou pour le mettre à bail, conformément au code civil.

En effet, l'article 815-3 dudit code dispose que les indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis peuvent à cette majorité conclure et renouveler les baux « autres que ceux portant sur un immeuble à usage agricole, commercial, industriel ou artisanal ». Pour céder un bien et sortir de l'indivision, l'unanimité est aussi requise, mais l'article 815-5-1 du même code permet aux indivisaires titulaires d'au moins des deux tiers des droits indivis de saisir le tribunal judiciaire afin qu'il autorise l'aliénation.

Ces dispositions de droit commun, applicables sur l'ensemble du territoire national, ont été jugées inadaptées aux outre-mer et plus particulièrement au foncier agricole des outre-mer.

La loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt a donc introduit deux dispositions - les articles L.181-29 et L.181-30 du code rural et de la pêche maritime -, afin de faciliter respectivement la mise en fermage et la sortie de l'indivision d'un bien agricole. Elles sont applicables en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion et à Mayotte.

L'article L.181-29 précité permet aux indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis de mettre en fermage un bien agricole. L'unanimité prévue par l'article 815-3 du code civil est écartée. Les indivisaires minoritaires ont un délai de trois mois pour saisir le président du tribunal judiciaire d'une demande d'opposition à location. Le président est tenu de rejeter la demande d'opposition si la mise en location favorise l'exploitation normale du terrain. En l'absence d'opposition, il est procédé à la mise en fermage sans que l'autorisation du tribunal ne soit requise. Si des indivisaires sont inconnus, la part des loyers leur revenant est conservée chez un dépositaire agréé. Dernier point important : si le bien n'est pas déjà loué, sa mise en fermage est réalisée par la Safer qui lance un appel à candidats.

L'article L.181-30 du même code distingue deux cas de figure :

- le ou les indivisaires souhaitant aliéner un bien agricole sont titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis. Dans ce cas, il est procédé à la vente à l'issue d'un certain délai et après notification et publicité du projet d'aliénation. À la différence de l'article 815-5-1 du code civil62(*), les indivisaires souhaitant aliéner n'ont donc pas besoin de saisir le tribunal judiciaire pour ordonner la vente. En revanche, c'est à tout indivisaire qui s'y oppose de saisir le tribunal judiciaire. Le président du tribunal statue en prenant en compte « tant l'importance de l'atteinte aux droits du requérant que l'intérêt de l'opération pour l'exploitation du bien ». Si aucun indivisaire ne saisit le président du tribunal judiciaire, il est procédé à l'aliénation par licitation63(*) ;

- le ou les indivisaires souhaitant aliéner un bien agricole sont titulaires de moins des deux tiers des droits indivis et ceux ayant exprimé leur opposition ne représentent pas plus d'un quart de ces droits. Dans cette hypothèse, il ne peut être procédé à la vente qu'après autorisation par le président du tribunal judiciaire, qui vérifie si l'aliénation est de nature à favoriser l'exploitation normale du bien sans porter une atteinte excessive aux intérêts des indivisaires qui n'y ont pas expressément consenti. On notera qu'une majorité d'indivisaires favorables à la vente n'est pas formellement requise, ce qui peut être utile lorsque beaucoup d'indivisaires sont inconnus ou sans adresse connue.

L'article 181-30 précise que l'acheteur doit s'engager à exploiter ou faire exploiter le bien agricole pendant une durée de dix ans au moins.

Ces dispositions du code rural, à la différence de la loi Letchimy (voir infra) n'ont pas été adoptées pour une durée limitée.

Près de 9 ans après leur adoption, quel est le bilan de ces dispositions novatrices et dérogatoires, ciselées pour débloquer la situation du foncier agricole outre-mer ?

Au cours des auditions, ces dispositions n'ont été spontanément citées qu'à une seule reprise par M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte.

M. Arnaud Martrenchar a relevé qu'en pratique, cette mesure pouvait être difficile à appliquer, lorsque le nombre d'héritiers n'est pas connu et qu'il n'est pas possible de calculer le pourcentage d'héritiers qui s'accordent à sortir d'une indivision.

Sans que des données précises aient été communiquées, le bilan d'ensemble est celui d'une méconnaissance profonde de ces dispositions, aussi bien par les propriétaires de biens agricoles que par les professionnels du droit.

b) La loi Letchimy du 27 décembre 2018 : un vrai changement mais des résultats qui tardent

S'appuyant notamment sur les travaux précités de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, le député Serge Letchimy déposa une proposition de loi qui est devenue la loi n° 2018-1244 du 27 décembre 2018 visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer.

Cette loi est applicable à tous les biens immobiliers indivis (pas uniquement les biens agricoles) à la condition qu'ils fassent partie d'une succession ouverte depuis plus de 10 ans. Ce dispositif est en vigueur dans les cinq départements d'outre-mer, ainsi qu'à Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.

La procédure permettant à des indivisaires de sortir d'une indivision successorale est sensiblement différente de celle de l'article L. 181-30 du code rural et de la pêche maritime exposée supra.

La procédure dérogatoire de vente ou de partage pour sortir d'une indivision successorale ouverte depuis plus de 10 ans doit être engagée par une majorité de 51 % des droits indivis. Un ou des indivisaires ne détenant pas la majorité simple ne peuvent pas initier la procédure pour notifier le projet à tous les indivisaires et recueillir ensuite une majorité sur le projet.

Cette majorité doit proposer un projet d'acte de vente ou de partage abouti, clef en main. En cas de cession à une personne étrangère à l'indivision, le projet doit mentionner les noms et coordonnées de la personne qui se propose d'acquérir le bien64(*). La vente ne se fait pas par licitation.

La notification du projet doit être faite à tous les indivisaires par acte extrajudiciaire. Le projet est aussi publié dans un journal d'annonces légales.

Tout indivisaire dispose de trois mois65(*) pour faire connaître son opposition au projet. Cette opposition contraint les titulaires majoritaires à l'initiative du projet à saisir le tribunal judiciaire pour être autorisés à passer l'acte. L'aliénation ou le partage est opposable à l'indivisaire dont le consentement a fait défaut, sauf si l'intention d'aliéner ou de partager le bien du ou des indivisaires titulaires de plus de la moitié des droits indivis ne lui avait pas été notifiée.

Cette loi, qui a bouleversé le principe de l'unanimité, a soulevé lors de son adoption l'espoir d'un déblocage de la situation foncière dans les outre-mer.

Près de cinq années sont passées. Quel bilan en tirer ?

Le 10 janvier 2023, l'organisation par le Conseil supérieur du notariat d'un colloque sur l'indivision et les problématiques foncières en outre-mer fut notamment l'occasion de faire un point d'étape sur la mise en oeuvre de cette loi.

Il faut tout d'abord regretter la lenteur pour prendre le décret d'application. C'est chose faite depuis la parution du décret n° 2020-1324 du 30 octobre 2020.

Lors de ce colloque, ainsi qu'au cours des auditions de la délégation, il a été remonté une faible utilisation de la loi Letchimy à ce jour. Pour Me Nathalie Jay, vice-présidente de la commission Prospective et innovation du Conseil national des barreaux (CNB), la loi Letchimy commence à être utilisée mais encore marginalement, de nombreux professionnels du droit - notaires, avocats, magistrats - n'étant pas familiers de la procédure. Elle estime qu'«il faut néanmoins le prolonger et, surtout, le préciser et l'encadrer davantage ».

Les professionnels du droit ne se sont pas approprié ce dispositif récent.

Pour Me Yannick Louis-Hodebar, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages du CNB, les notaires ont une responsabilité particulière : « la loi Letchimy a été salutaire pour beaucoup de successions non liquidées depuis plusieurs générations. Elle n'est toutefois pas connue du grand public, car beaucoup de notaires ne souhaitent pas se plier à ses exigences. En effet, ses dispositions alourdissent leurs missions, notamment par des recherches complexes d'héritiers qui, bien souvent, n'habitent pas le territoire. Je pense que les notaires devraient se déplacer sur le terrain pour expliquer aux citoyens le contenu de la loi et les sensibiliser à ses avantages ».

Aucun chiffre n'a été communiqué sur le nombre de ventes ou partages autorisés en application de la loi du 27 décembre 2018. Toutefois, quand bien même des données étaient disponibles, elles ne suffiraient pas à évaluer seules les effets de la loi Letchimy. En effet, il est probable que certaines indivisions successorales se règlent du seul fait de la crainte de l'usage de cette loi. Comme l'explique Me Bertrand Macé, membre du bureau du Conseil supérieur du notariat, « cela change tout : le coïndivisaire qui s'oppose au partage sait qu'il existe une procédure légale qui va permettre de passer outre son opposition ». Sa propre expérience fait foi. Les trois premiers dossiers qu'il a eu à traiter ont été réglés sans avoir à établir le moindre projet d'acte dans les formes de la loi Letchimy.

En dépit de la jeunesse de la loi, de sa méconnaissance et du peu d'empressement de certains professionnels, le colloque du 10 janvier dernier a surtout mis en évidence plusieurs défauts ou imprécisions du texte.

Tout d'abord, les prérequis manquent souvent pour initier la procédure Letchimy, à savoir l'identification des héritiers pour calculer la majorité en droits et le titrement. Réunir tous ces éléments est la première gageure. Elle suppose de mobiliser du temps, de l'argent et des compétences qui manquent (des généalogistes en particulier). Et dans l'hypothèse où les héritiers semblent tous identifiés, la complexité des successions à la troisième ou quatrième génération ne permet pas de garantir l'exhaustivité. La manifestation d'un héritier oublié, après le partage ou la vente, est un risque réel susceptible de fragiliser la procédure.

Autre point qui alourdit la procédure : l'obligation de notification du projet par acte extrajudiciaire à tous les indivisaires, y compris ceux à l'initiative du projet. Le coût est élevé et peut suffire à dissuader les héritiers majoritaires. Le recueil des adresses est aussi compliqué, en particulier lorsque des indivisaires vivent à l'étranger, occurrence assez élevée dans les outre-mer.

Enfin, on ne peut écarter, en ce qui concerne les biens agricoles, le risque d'une confusion des procédures entre la loi Letchimy et les articles L.181-29 et L.181-30 du code rural et de la pêche maritime. Bien que leurs objets ne soient pas identiques (vente ou partage pour la première, aliénation par licitation pour la seconde), ces deux voies pour écarter le couperet de l'unanimité peuvent se faire concurrence et ajouter de la complexité. Elles ont chacune leurs avantages propres et semblent avoir été conçues sans réelle coordination. La coexistence a pu laisser croire à certains acteurs que la loi Letchimy n'était pas applicable aux biens agricoles.

3. Amplifier les réformes engagées

La plupart des recommandations exposées ci-après seraient applicables à tous types de foncier outre-mer, y compris le foncier agricole.

a) Alléger les conditions de l'usucapion

Le titrement des propriétés foncières est bien souvent le maillon manquant pour initier la procédure Letchimy ou celle du code rural.

Face à l'impossibilité fréquente d'établir l'origine de propriété d'un bien outre-mer, le législateur a renforcé la valeur juridique des actes de notoriété.

En effet, depuis la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer, « lorsqu'un acte de notoriété porte sur un immeuble situé en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, en Guyane, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Mayotte et constate une possession répondant aux conditions de la prescription acquisitive, il fait foi de la possession, sauf preuve contraire. Il ne peut être contesté que dans un délai de cinq ans à compter de la dernière des publications de cet acte66(*) ».

L'acte de notoriété peut être établi par un notaire ou, à Mayotte, par le groupement d'intérêt public. Ces dispositions dérogatoires au droit commun ont un caractère provisoire et ne s'applique qu'aux actes de notoriété dressés et publiés avant le 31 décembre 2027.

Ces dispositions sont exorbitantes du droit commun, car les actes de notoriété acquisitive ne valent pas titre de propriété habituellement. Ils ne sont qu'un élément de preuve, créé par la pratique notariale, dans le cas où un tiers engagerait une action en revendication de propriété contre celui qui se prétend propriétaire par prescription trentenaire. Pour rappel, l'action en revendication est, elle, imprescriptible.

La loi « Égalité réelle » du 28 février 2017 a fait bouger ce paradigme dans les outre-mer, puisque par exception, ces actes valent désormais titre de propriété en l'absence de contestation dans un délai de 5 ans.

Cet outil puissant doit permettre de sortir de situations d'occupation sans titre depuis des générations de manière irréfragable. Le recours aux actes de notoriété acquisitive dans les outre-mer doit être largement promu par les notaires.

Une prorogation de ces dispositions au-delà du 31 décembre 2027 paraît nécessaire - 2032 ou 2037 ? - tant la tâche reste immense dans ces territoires.

La prescription acquisitive abrégée

Par exception au principe de la prescription trentenaire, la prescription peut être réduite à dix ans au profit du possesseur de bonne foi qui est muni d'un juste titre.

L'article 2272 du code civil dispose en effet que « le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans. Toutefois, celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans ».

La prescription acquisitive abrégée est une mesure de faveur accordée au possesseur qui a cru à tort acquérir le bien du véritable propriétaire.

Ainsi, si le véritable propriétaire ne se manifeste pas dans un délai minimum de dix ans le possesseur devient propriétaire du bien.

Cette prescription acquisitive abrégée ne peut être mise en oeuvre que pour les immeubles et les droits réels immobiliers.

Pour s'appliquer, la prescription acquisitive doit, en plus des conditions générales applicables à l'usucapion de droit commun, remplir deux conditions spéciales à savoir :

- le possesseur doit être de bonne foi ;

- le possesseur doit être détenteur d'un juste titre.

Par ailleurs, les conditions de l'usucapion pourraient être aménagées, afin de faciliter le règlement de successions anciennes. En matière agricole, il est par exemple fréquent que des parcelles soient mises en culture depuis des dizaines d'années par un coïndivisaire, avec la tolérance des autres coïndivisaires dans le cadre de « successions partagées par simple accord verbal des cohéritiers » pour reprendre les termes du Pr Pascal Puig lors de son intervention au colloque du 10 janvier 2023.

Or, le code civil exclut que des actes de simple tolérance puissent fonder une possession ou une prescription67(*).

Une proposition consisterait donc, pour les outre-mer68(*), de permettre la prescription trentenaire, même en cas d'indivision, dès lors que les coïndivisaires successoraux ne s'y opposent pas. Cette adaptation accompagnerait la pratique répandue outre-mer des « successions partagées par simple accord verbal » et permettrait de solder des successions ouvertes depuis plus de trente ans. Des garanties de notification et de publicité seraient naturellement prévues.

Proposition n° 9 : Pour accélérer le titrement par prescription trentenaire :

- proroger les dispositions de la loi « Égalité réelle » de 2017 prévoyant que l'acte de notoriété acquisitive vaut titre après 5 ans sans contestation ;

- aménager les conditions de l'usucapion par un indivisaire, dès lors que les coïndivisaires ne s'y opposent pas.

b) Simplifier et sécuriser la loi Letchimy

La jeunesse, mais aussi quelques défauts de complexité, empêchent la loi Letchimy de produire tous les effets attendus.

Le colloque organisé par le Conseil supérieur du notariat a permis de dégager plusieurs pistes intéressantes, qui rejoignent les commentaires recueillis lors des auditions de la délégation sur la complexité de la procédure imaginée par la loi Letchimy.

Le souci d'échapper aux foudres du Conseil constitutionnel explique ces précautions. Mais avec les premiers retours d'expérience, des solutions alternatives et des évolutions sont envisageables.

Le principal grief concernant l'obligation de notification par acte extrajudiciaire à tous les indivisaires, une modification consisterait, d'une part, à réduire cette obligation aux seuls indivisaires n'étant pas à l'initiative du projet d'acte et, d'autre part, à autoriser la notification par lettre recommandée avec accusé de réception (LRAR) ou mail sécurisé.

En sens inverse, la procédure pourrait être renforcée et mieux sécurisée juridiquement sur certains points.

S'agissant de la formalisation de l'opposition, le texte pourrait préciser qu'elle se fait par LRAR.

Par ailleurs, face au risque que des héritiers aient été omis, notamment en cas de successions en cascade, les partages actés en application de la loi Letchimy gagneraient à bénéficier des mêmes garanties que les partages judiciaires. En effet, afin de sécuriser les partages judiciaires dans les outre-mer, l'article 5 de la loi du 27 décembre 2018 dispose que « lorsque l'omission d'un héritier résulte de la simple ignorance ou de l'erreur, si le partage judiciaire a déjà été soumis à la formalité de la publicité foncière ou exécuté par l'entrée en possession des lots, l'héritier omis ne peut solliciter qu'à recevoir sa part soit en nature, soit en valeur, sans annulation du partage. En cas de désaccord entre les parties, le tribunal tranche ». Les partages actés en application des articles 1 et 2 de la loi Letchimy, qui ne sont pas des partages judiciaires, pourraient bénéficier de cette même protection contre le risque d'être annulés du fait d'une simple erreur ou omission.

Pour équilibrer le dispositif, en retour, les formalités de publicité pourraient être renforcées, afin de mieux protéger les héritiers non identifiés par les notaires et limiter les risques que des héritiers omis se manifestent tardivement. Le texte en vigueur prévoit actuellement la publication du projet d'acte dans un journal d'annonces légales, au lieu de situation du bien ainsi que par voie d'affichage à la mairie ou sur l'immeuble objet de l'acte et sur le site internet de la chambre des notaires, pendant un délai de trois mois.

Une solution pour améliorer l'information théorique des héritiers non identifiés serait la création d'une plateforme dédiée de publicité centralisée.

Enfin, la prorogation de la loi Letchimy pour 10 années supplémentaires est sans doute à envisager. Toutefois, une prorogation actée aussi tôt pourrait aussi avoir un effet contraire en incitant des coïndivisaires à retarder encore le recours à cette loi. Cet effet pervers possible devra être évalué lorsque l'échéance de 2028 approchera.

Proposition n° 10 : Renforcer la loi Letchimy, notamment en :

- simplifiant les notifications ;

- précisant les formalités de l'opposition au projet d'acte ;

- créant une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage ;

- écartant l'annulation du partage lorsqu'un héritier a été omis par simple ignorance ou erreur.

c) Généraliser les GIP en charge du titrement

Face au défi du désordre foncier outre-mer, la mobilisation de tous les acteurs concernés, leur coopération et le renforcement de leurs moyens sont indispensables, surtout lorsque l'on sait que de nombreux professionnels manquent sur les territoires (géomètre, généalogiste, notaire, avocat...). À titre d'exemple, à Mayotte, il n'y a pas d'études notariales.

C'est à la suite des travaux de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, que fut décidée la création de la commission d'urgence foncière (CUF) à Mayotte. Ce territoire était prioritaire compte tenu de l'ampleur des défis.

Administrée au travers d'un groupement d'intérêt public par la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, la CUF a deux missions principales :

- inventorier tous les titres fonciers n'ayant plus de propriétaire apte à exercer ses droits et, dans ces cas, analyser les incohérences entre propriétaires inscrits et occupants ;

- permettre que chaque terrain ait un propriétaire apte à exercer ses droits. Cette mission de titrement s'effectue via des outils spécifiques, dont l'acte de notoriété acquisitive.

Sans que puisse lui être opposé le secret professionnel, la CUF peut se faire communiquer par toute personne, physique ou morale, de droit public ou de droit privé, tous documents et informations nécessaires à la réalisation de la procédure de titrement, y compris ceux contenus dans un système informatique ou de traitement de données à caractère personnel.

Entièrement financé par l'État, la CUF conseille, oriente et émet des actes de notoriété acquisitive après examen des dossiers69(*). Ses services sont gratuits. Elle assure la liaison avec les professionnels, les collectivités territoriales pour accompagner les demandeurs.

Ces premiers succès mahorais ont conduit la Martinique à solliciter à son tour la création d'un GIP. Le Groupement d'Intérêt Public Sortie de l'Indivision et Titrement Martinique (GIP SITM) a ainsi tenu sa première assemblée générale d'installation le 9 juin 2023.

De manière plus large, il paraît indispensable que tous les territoires ultramarins soient dotés d'une structure similaire pour accélérer les titrements.

Proposition n° 11 : Généraliser dans chaque outre-mer la mise en place d'un Groupement d'intérêt public (GIP) en charge du titrement des occupations anciennes sans titre.

d) Réduire les frais des procédures de titrement et de sortie des indivisions

Un autre point d'achoppement fréquent est celui des frais nécessaires pour mener à bien toutes ces opérations juridiques qui mobilisent de nombreux professionnels.

La création de GIP est une première réponse en donnant accès à des conseils et services gratuitement.

Des exonérations de taxe sont aussi prévues. Ainsi, la loi Letchimy a-t-elle notamment exonéré du paiement des droits de mutation de 2,5 % les partages de succession et les licitations de biens héréditaires dans les outre-mer jusqu'en 2028. Selon le Conseil supérieur du notariat, cette exonération temporaire aurait permis de faire aboutir des dossiers de successions très anciens qui étaient bloqués par manque de moyens financiers des coïndivisaires.

Compte tenu du nombre de dossiers et du niveau de vie en outre-mer, il faut aller plus loin.

M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer Réunion, propose par exemple que les départements aident au règlement des indivisions et des successions en mobilisant des aides dans le cadre du FEADER. Il s'agirait donc d'aides ciblées sur le foncier agricole. Cette piste doit être explorée.

Un autre outil intéressant pour lever l'obstacle financier pourrait être le cantonnement. Cette hypothèse a été évoquée par Me Emmanuel de Survilliers, notaire en Martinique.

Pour rappel, le cantonnement permet traditionnellement à un conjoint survivant bénéficiaire d'une donation entre époux ou d'un testament ou à un légataire de renoncer partiellement à la succession ou au legs, sans que ce renoncement soit assimilé à une libéralité.

Dans le cadre de la loi Letchimy, un dispositif de cantonnement, ouvert à tous héritiers, pourrait être autorisé. Les coïndivisaires ne disposant pas des moyens pour assumer les frais divers de la procédure pourraient renoncer à tout ou partie de la succession à due proportion au profit des indivisaires en capacité de les prendre en charge. Ce renoncement ne serait pas assimilé à une libéralité consentie aux autres héritiers.

Proposition n° 12 : Pour réduire les frais de titrement et de succession à la charge des indivisaires impécunieux :

- explorer la possibilité de mobiliser le FEADER afin de prendre en charge une partie de ces frais lorsqu'ils concernent un bien immobilier agricole ;

- créer un mécanisme de cantonnement dans le cadre de la loi Letchimy.


* 60 Cette méconnaissance de leurs droits n'est pas propre aux agriculteurs ultramarins. Selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), en France entière, la moitié des personnes âgées de plus de 65 ans vivant seul(e) avec des revenus inférieurs à 961,08 euros par mois n'ont pas recours à l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), alors qu'elles y ont droit. Elles se priveraient ainsi de plus de 200 euros de ressources mensuelles en moyenne selon une étude réalisée en 2022.

* 61« Les domaines public et privé de l'État outre-mer : 30 propositions pour mettre fin à une gestion jalouse et stérile », rapport d'information n° 538 (2014-2015) du 18 juin 2015 fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Joël Guerriau, Serge Larcher et Georges Patient, rapporteurs. https://www.senat.fr/rap/r14-538/r14-5381.pdf.

« La sécurisation des droits fonciers dans les outre-mer », rapport d'information n° 721 (2015-2016) du 23 juin 2016 fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, rapporteur. https://www.senat.fr/rap/r15-721/r15-7211.pdf.

« Les conflits d'usage en outre-mer - un foncier disponible rare et sous tension », rapport d'information n° 616 (2016-2017) du 6 juillet 2017 fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer sur par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Daniel Gremillet et Antoine Karam, rapporteurs. https://www.senat.fr/rap/r16-616/r16-6161.pdf.

* 62 En cas d'opposition d'un indivisaire ou d'une simple absence de réponse de l'un d'eux, la saisine du tribunal par les indivisaires titulaires de deux tiers des droits est nécessaire pour ordonner la vente.

* 63 Vente aux enchères.

* 64 Tout indivisaire peut dans un délai d'un mois suivant la notification du projet faire connaître aux indivisaires à l'initiative de la vente, par acte extrajudiciaire, qu'il exerce un droit de préemption aux prix et conditions de la cession projetée.

* 65 Quatre mois si le bien est détenu par au moins dix indivisaires ou si l'un des indivisaires a son domicile à l'étranger.

* 66 Extrait de l'article 35-2 de la loi n° 2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer.

* 67 Article 2262 du code civil.

* 68 La loi dite 3DS du 21 février 2022 a corrigé la réforme du régime foncier mahorais issu de l'ordonnance n° 2005-870 du 28 juillet 2005. Cette réforme avait rendu possible la prescription acquisitive trentenaire à Mayotte à compter du 1er janvier 2008. Toutefois, seules les périodes postérieures à cette date pouvaient être prises en compte, ce qui repoussait à 2038 les premières prescriptions trentenaires. L'article 242 de la loi 3DS a levé cette limitation. Les périodes antérieures au 1er janvier 2008 peuvent désormais être prises en compte.

* 69 La CUF a délivré les premiers actes de notoriété acquisitive le 3 mars 2022.