C. LA RECHERCHE DE SOLUTIONS INNOVANTES
Les outre-mer pourraient s'inspirer des solutions innovantes pour la reconquête de foncier agricole et qui ont fait leur preuve à l'étranger ou dans l'Hexagone. Lors du déplacement en Martinique, il a été question des performances de l'agriculture israélienne, du potentiel de développement de l'agro-tourisme ou encore de l'aquaponie55(*)...
Dans la stratégie de reconquête, deux pistes méritent d'être particulièrement approfondies : l'agroforesterie et certaines terres gérées par l'ONF.
1. Le développement de l'agroforesterie
a) Des perspectives encourageantes pour les jeunes...
L'agroforesterie présente un fort intérêt compte tenu de l'importance des terrains boisés sur les territoires et de la démarche de transition vers l'agroécologie.
En Guadeloupe, M. Boris Damase, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, a exprimé la frustration ressentie par la jeunesse : « Aujourd'hui, notre génération de jeunes agriculteurs souhaitant s'installer a le sentiment qu'il ne reste que des miettes de foncier agricole en Guadeloupe. Toutes les belles parcelles sont déjà en culture et les jeunes agriculteurs sont souvent amenés à s'installer sur des parcelles abritant très peu de foncier réellement cultivable... Les jeunes agriculteurs sont aujourd'hui appelés à s'installer dans des zones instables, avec des occupants parfois menaçant... On observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie».
Pour M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'ONF, l'agroforesterie présente un avantage certain : « Cela permet de rompre la frontière entre agriculture et forêt. L'agriculteur voit toujours la forêt comme la frontière d'un espace éventuellement à conquérir et le forestier voit l'agriculture comme une activité susceptible de grignoter le territoire forestier dont il est chargé de la protection. L'agroforesterie permet de faire comprendre l'intérêt mutuel des deux occupations de l'espace et l'ONF instruit les demandes d'autorisation à ce titre ».
Mais il précise que « Les choses sont très différentes selon les territoires. À Mayotte, par exemple, où la déforestation constitue un problème majeur, qui a des conséquences très prégnantes sur l'eau, il vaut mieux avoir des agriculteurs qui protègent le couvert forestier (qui leur est bénéfique), plutôt que de laisser une frontière un peu sauvage s'installer entre des agriculteurs qui défrichent et une forêt qui dépérit ».
Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse, a confirmé les projets en cours : « À La Réunion, la vanille Bourbon, assortie d'une appellation d'origine, a davantage d'antériorité que des concessions d'occupation temporaire pour agroforesterie et production de vanille. Des ruchers sont également installés en forêt, ce qui n'a aucune conséquence sur le peuplement forestier. En Guadeloupe, une démarche est en train de prendre de l'ampleur, à travers trois productions principales : vanille, café et cacao. Ces deux dernières productions entrent dans le périmètre du règlement de lutte contre la déforestation et la dégradation. En Martinique, cela a démarré plus tardivement mais il y a énormément de demandes. Comme il s'agit à nos yeux d'une production sous couvert forestier, cela nécessite, pour l'ONF, d'identifier les parcelles forestières dont le couvercle permet d'accueillir une activité agricole. Nous sommes en train d'identifier les lots et allons les mettre en concurrence ».
Pour La Réunion, le directeur de l'ONF a dit que l'agroforesterie était un mouvement assez important : « La vanille en est le produit phare. Sa production est concentrée dans le sud de l'île, sur les collines autour de Saint Philippe et de Sainte Rose. Nous gérons environ 200 conventions d'occupation temporaire destinées à la vanille. De façon plus diffuse sur l'ensemble du territoire, l'apiculture donne aussi lieu à des conventions d'occupation temporaire ».
En Guadeloupe, Mme Mylène Musquet, directrice régionale de l'Office national des forêts (ONF), a indiqué qu'« il existe une complémentarité naturelle entre le foncier forestier et le foncier agricole. Pour rappel, 50 % de l'espace boisé guadeloupéen correspondent à des forêts privées, offrant des perspectives de valorisation, dans le cadre prévu par le droit forestier. L'ONF assure quant à lui la gestion des espaces forestiers protégés du territoire, abritant des forêts primitives. Dans ce cadre, il entretient des relations privilégiées avec un certain nombre d'acteurs économiques, pour opérer un rapprochement entre la gestion du foncier forestier et la réponse aux besoins des agriculteurs, dans le respect du code forestier et au travers de cahiers des charges co-construits.
Nous avons ainsi signé plus d'une soixantaine de conventions d'occupation temporaire du domaine forestier, pour le développement d'activités de cultures associées ou sous couvert forestier, avec une augmentation progressive de la liste des espèces concernées. Ces conventions s'inscrivent dans une véritable démarche d'accompagnement de proximité... Cependant, ces parcelles soulèvent parfois des problématiques d'accessibilité ».
b) ... mais qu'il ne faut pas surestimer
En effet, il s'agit d'une production encadrée : « Pour l'Office national des Forêts, il s'agit d'une production agricole sous couvert forestier. Il ne s'agit pas de maintenir quelques arbres pour réaliser une production agricole dans la parcelle forestière. C'est malheureusement ce que nous voyons à Mayotte, où ont lieu des occupations illégales pour faire de l'agriculture au sein de la forêt publique, ce qui a des conséquences. ...Lorsqu'on crée des lots susceptibles d'accueillir de l'agroforesterie, on définit un cahier des charges précisant l'état de la forêt au début de la concession d'agroforesterie ainsi que les itinéraires techniques pouvant être mis en place par l'agriculteur (en prévoyant par exemple l'absence d'usage de produits phytosanitaires et l'absence de tassement des sols). Chaque année, des contrôles sont menés afin de vérifier que le peuplement en place est toujours présent à l'issue de la concession d'occupation temporaire ».
Les autorisations sont limitées dans le temps : « Nous sommes tout à fait conscients que dans le cas d'une concession pour une production de cacao, par exemple, le plan de cacao produisant au bout de cinq ans, il n'est pas question d'arrêter immédiatement la concession : l'agriculteur doit bénéficier d'un retour sur investissement suite à son activité. Nous ne pouvons néanmoins nous engager au-delà de dix-huit ans, sauf à soumettre ces concessions à l'avis du propriétaire dont le représentant est le ministère de l'agriculture ».
Pour la Guyane, M. Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer, estime que son cas est tellement à part que le potentiel est indéterminable : « nous pouvons penser qu'au regard de la taille de la Guyane, il suffirait d'augmenter la surface agricole pour augmenter la production. En réalité, le cas de ce territoire s'avère plus complexe. En effet, la surface réellement utilisable pour l'agriculture reste essentiellement limitée au littoral guyanais. Même un défrichage de la forêt tropicale, que nous ne souhaitons évidemment pas, n'offrirait pas de sols qui se prêteraient particulièrement à l'agriculture. Nous ne pouvons pas espérer une grande augmentation de la surface agricole guyanaise via des défrichements. Pour autant, il est aussi possible en Guyane de réaliser des gains de surfaces agricoles sur des friches ».
Toutefois ce potentiel est limité, comme l'ont rappelé les responsables de l'ONF56(*). Le prochain règlement européen de lutte contre la déforestation et contre la dégradation des forêts aura des effets restrictifs : « Effectivement, le règlement de lutte contre la déforestation et contre la dégradation des forêts aura des conséquences non négligeables pour les territoires ultramarins. L'objectif de la commission européenne est d'interdire au sein de l'Union ce que celle- ci ne souhaite pas voir proliférer dans d'autres pays, en particulier les pays producteurs d'huile de palme, de canne ou de boeuf où existent de très importants fronts pionniers de déforestation. Ces règles devront s'appliquer dans les territoires ultramarins et, compte tenu de la part encore importante de forêt primaire qui existe dans ces territoires, cela aura des conséquences sur les produits élaborés après déforestation. Cela va donc redonner de la force à l'ensemble du dispositif mis en place (demandes d'autorisation de défrichement, compensations, etc.) ».
Malgré les difficultés, il est certain que c'est une voie d'avenir qui figure d'ailleurs dans les documents stratégiques, à l'instar de la Martinique qui souhaite encourager le développent de l'agroforesterie et de l'apiculture sur les zones N des PLU.
2. Le cas des terres agricoles contaminées à la chlordécone
a) Des terres qui ne sont pas impropres à l'agriculture
Le rapport de Mme Catherine Procaccia au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a précisé que les sols chlordéconés ne sont pas impropres à l'agriculture. En effet, les plantes peuvent être distinguées en trois catégories :
- les productions sensibles (racines et tubercules qui poussent dans le sol) qui ne doivent être cultivées que dans des sols très faiblement contaminés (moins de 0,1 mg de chlordécone par kg de sol sec) ;
- les productions intermédiaires (plantes qui poussent en contact avec le sol, comme les cucurbitacées, les cives, les laitues...) qui ne doivent être cultivées que dans des sols modérément contaminés (moins de 1 mg de chlordécone par kg de sol sec) ;
- les productions peu sensibles (plantes qui produisent un aliment qui pousse en hauteur comme les arbres fruitiers ou les solanacées) qui peuvent être cultivées quelle que soit la contamination du sol.
Il est donc tout à fait possible de continuer à cultiver des bananes sur les sols contaminés.
La problématique de la contamination des sols se pose dans le cas d'anciennes plantations bananières reconverties pour d'autres cultures ou de l'élevage (reconversions qui pourraient augmenter en raison de la cercosporiose noire du bananier).
Afin que les agriculteurs puissent organiser leur production en fonction de la contamination de leurs parcelles, des analyses gratuites de sol leur sont proposées. Cependant, le rapport précité regrette que le caractère volontaire de ces analyses se heurte à la crainte d'une dévaluation du foncier agricole en cas de contamination.
Pour enrayer cette crainte, le rapport propose de permettre l'utilisation des terres contaminées pour des denrées non-sensibles et éviter leur déprise, et que des aides soient proposées aux agriculteurs afin qu'ils adaptent leurs pratiques culturales. Une filière arbre à pain a notamment été entreprise en Guadeloupe dans ce cadre grâce au plan France Relance.
Le sujet de la contamination à la chlordécone reste vif aux Antilles. Elle a fragilisé la filière banane, désormais engagée dans une profonde mutation écologique qu'il convient de saluer.
La filière banane est un acteur essentiel du maintien de la ruralité de l'aménagement du territoire aux Antilles. En Martinique, elle représente 6 000 hectares - soit un peu plus 25 % de la SAU -, c'est le premier exportateur et un importateur majeur de l'île. Une très grande majorité est constituée de petites exploitations familiales produisant moins de 300 tonnes. La diversification est progressive : cacao, fleurs, maraîchage, ananas, arboriculture...
Les planteurs ont progressivement réduit l'usage des pesticides ce qui a augmenté leurs coûts de production.
Comme les rapporteurs ont pu le constater, Banamart a arrêté un ambitieux plan de transition 2023-2030 et a déjà fixé un objectif pour 2030 : une production de 320 000 bananes, entièrement bio. Les dirigeants se sont montrés prêts à accompagner le projet de modernisation agricole de la CTM (agroécologie) en regrettant la méthode qui consisterait à opposer les productions entre elles.
Même si les consommateurs l'ignorent souvent, la banane de Guadeloupe et de Martinique est sans doute la banane la plus propre du monde et fait l'objet de dix fois moins de traitements par an qu'au Costa Rica par exemple.
L'enjeu est de maintenir cette activité vitale pour les territoires et pour l'avenir des agriculteurs et des salariés concernés.
Plan de transition 2023-2030 (Banamart-Ugpban-Producteurs de Guadeloupe)
L'objectif de la filière banane de Guadeloupe et de Martinique est d'arriver, à horizon de 7 ans, à produire 320 000 tonnes de bananes bio.
1. dès 2023, redonner des marges de manoeuvre aux exploitations situées dans des zones à forte pression « cercosporiose » et à toutes les exploitations de moins de 1 000 tonnes de production, en introduisant une mise à la réserve de 25 % de référence individuelle dans le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ;
2. désendetter les planteurs de moins de 500 tonnes en risque de cessation imminente d'activité par la solidarité économique et financière des organisations de producteurs ;
3. intensifier les efforts commerciaux favorisant l'optimisation du revenu des producteurs et en particulier des exploitations de moins de 500 tonnes de production qui souffrent le plus de l'insuffisance des moyens de lutte ;
4. mieux protéger les producteurs européens de bananes face aux opérations de dumping suspectées, réalisées par certains opérateurs ;
5. déployer les aides à l'investissement notamment à travers le FEADER ;
6. recourir à l'assurance climatique financée dans le cadre du programme national de gestion des risques et assistance technique (PNGRAT).
Source : Banamart
b) Une possibilité d'échanges de terres ?
En Martinique, la proposition a été faite d'un échange foncier entre les terres contaminées par la chlordécone et des terrains classés N ou terrains agricoles boisés, au sein d'une unité foncière. Elle figure dans la stratégie de transformation de l'agriculture martiniquaise57(*).
Interrogé sur le sujet, M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF)58(*), a admis que la question était très importante.
Mais il a estimé que d'une part, la manière dont la forêt pourrait participer à la dépollution n'est pas totalement établie : « on sait qu'un espace forestier protège d'autres utilisations du sol qui pourraient présenter des inconvénients. L'échange constitue cependant une autre question : il voudrait dire que l'on autoriserait des défrichements, en prévoyant une sorte de compensation à l'envers » et d'autre part, il existe un obstacle juridique : « pour l'heure, la loi ne le prévoit pas. Le fait de planter une forêt ne vous autorise pas à défricher. Cela fonctionne en sens inverse : le fait de défricher vous oblige à replanter. Nous ne pouvons donc pas vous dire que ce serait une bonne idée, car la loi ne le prévoit pas ».
Il affirme cependant que si les connaissances scientifiques vont dans ce sens, la perspective ne semble pas écartée : « si l'on établit que la forêt accélère la dépollution, ce sera effectivement un sujet à travailler, car nous parlons de territoires limités en surface. Ce mode de traitement des surfaces polluées devra être conçu, dès lors qu'il sera bien établi sur le plan technique et que ses performances seront reconnues ».
Interrogés sur le sujet, les services de la DGOM ont fait part de leurs fortes réserves59(*), considérant que l'échange de terres risque de fragiliser encore plus les espaces naturels, déjà sous tension. Échanger des terres paraît aussi compliqué aux plans administratif, cadastral, notarial, voire impossible au plan légal. L'échange, par définition, n'intègre pas de dimension financière alors qu'il se ferait dans un contexte de forte pression foncière où le caractère agricole ne sera que très secondaire par rapport à d'autres considérations.
Cette piste mérite néanmoins d'être approfondie.
* 55 Carnet du déplacement.
* 56 Table ronde Ministère et ONF
* 57 Délibération Assemblée de Martinique n°22-469-1 du 22 décembre 2022.
* 58 Audition des ministères et de l'ONF, le 8 juin 2023.
* 59 Note de la DGOM adressée aux rapporteurs.