III. RISQUE-T-ON DE VOIR SE MULTIPLIER LES CONFLITS D'USAGE AVEC DES CRISES DE L'EAU À RÉPÉTITION ?
A. POUR PRÉVENIR LES CONFLITS D'USAGE, LE DROIT LIMITE LES POSSIBILITÉS D'APPROPRIATION OU DE DÉTOURNEMENT DE LA RESSOURCE EN EAU ET ORGANISE LE PLAFONNEMENT DES PRÉLÈVEMENTS
1. L'eau, une ressource naturelle commune
L'eau, comme ressource naturelle peut être considérée comme appartenant à la fois à tout le monde et à personne. Mais son utilisation peut en altérer la disponibilité . L'aval est en effet dépendant de l'amont tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Les actions des différentes catégories d'utilisateurs de l'eau ont un impact sur les possibilités d'action des autres utilisateurs. Or ceux-ci ne sont pas tous mis sur un pied d'égalité par la nature, certains, par leur localisation, ayant un accès facile et d'autres étant dépendants des actions effectuées par les acteurs de l'amont. La tentation peut être grande de ne pas partager, de capter l'eau pour ses propres besoins en étant indifférent à ceux des autres.
Pour éviter une telle situation, des règles juridiques ont été mises en place très tôt dans l'histoire afin d'organiser le partage de l'eau , de définir des normes collectives permettant de gérer la distribution de la ressource le long d'une rivière ou d'un fleuve, ou pour les captages dans les eaux souterraines, dans une logique d'équilibre et de préservation de la ressource à long terme.
L'eau est ainsi un bien commun qui appelle une gestion collective, visant à concilier les intérêts de nombreux acteurs, et à mettre en place des solutions dans le temps long pour garantir qu'elle sera capable, aujourd'hui comme demain, de rendre des services tant pour la satisfaction des besoins matériels immédiats de l'homme qu'en faveur de l'écosystème.
L'article L.210-1 du code de l'environnement traduit cette vision de l'eau comme ressource commune et partagée en proclamant que « l'eau fait partie du patrimoine commun de la nation ». Il ajoute que « sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général », justifiant ainsi une règlementation forte des usages de l'eau.
Si la loi accorde une grande importance à la préservation de la nature, en indiquant que « le respect des équilibres naturels implique la préservation et, le cas échéant, la restauration des fonctionnalités naturelles des écosystèmes aquatiques », elle n'en reconnaît pas moins que l'eau doit être mise au service de l'homme, en particulier à la satisfaction de ses besoins premiers, en précisant que : « l'usage de l'eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ».
Le caractère de bien commun de la ressource en eau trouve en partie sa traduction dans le statut juridique de l'eau en droit français, comme l'a mis en évidence le rapport récent des députés Mathilde Panot et Olivier Serva 31 ( * ) .
Biens privés, biens publics et biens communs
Historiquement, ont été considérés comme biens communs les biens que personne ne peut s'approprier, comme l'air ou l'eau.
La théorie économique - en particulier les travaux d'Elinor Ostrom, prix Nobel d'économie 2009 - a distingué les biens selon deux critères : l'exclusivité et la rivalité :
- Un bien dont l'utilisation peut être empêchée facilement (exclusif) et dont la consommation prive d'autres acteurs d'une possibilité de consommation (rival) peut être considéré comme un bien privé, appropriable et fourni par le marché, appelé bien de marché . Beaucoup de biens peuvent être classés dans cette catégorie : nourriture, vêtements, équipements, etc. Ils relèvent d'une gestion privée.
- À l'inverse, un bien pour lequel il est difficile d'exclure des bénéficiaires potentiels (non-exclusivité) et dont la consommation par les uns ne prive pas les autres (non-rivalité), comme la connaissance, ou l'air, est un bien public pur , qui doit être géré par la puissance publique.
Il existe cependant deux autres catégories qui sont des biens publics impurs :
- Certains biens peuvent être exclusifs mais avec une utilisation peu rivale : il s'agit alors de biens de club , comme les transports publics, l'électricité ou l'eau potable, pour lesquels une tarification peut être appliquée aux utilisateurs, tout le monde pouvant potentiellement être utilisateur. Les modes de gestion de ce type de biens sont très variables.
- Les biens pour lesquels l'utilisation par les différents acteurs est difficile à empêcher (non-exclusivité) mais en revanche l'utilisation par les uns est susceptible de priver les autres (rivalité) sont considérés comme des biens communs , qui appellent une gestion collective. La ressource en eau peut être considérée comme faisant partie de cette dernière catégorie.
2. Un droit de propriété sur l'eau limité
Le droit de l'eau en France est assez complexe . Irrigué par l'idée que l'eau n'est pas un bien comme les autres, dont on pourrait user sans contrainte, il n'abroge pas totalement l'idée d'appropriation privée de l'eau, mais encadre très fortement les droits des propriétaires pour faire primer un droit d'usage.
Le droit de propriété garanti par le Code civil aurait pu totalement prévaloir. Ce n'est en réalité le cas que pour les eaux non courantes : eau de pluie (qui peut être captée dans des réservoirs), sources et eaux souterraines qui ne s'écoulent pas au-delà de la parcelle du propriétaire, étangs privés. L'utilisation d'eau provenant d'une source ou d'un puits situé sur un terrain privé est possible (captage privé) mais à condition d'effectuer une déclaration en mairie (article R. 2224-22 du code général des collectivités territoriales) et dans la limite d'un usage domestique de l'eau, avec un volume d'eau limité à 1 000 m 3 par an.
Dès lors qu'il s'agit d' eaux courantes , le régime de propriété privée est remis fortement en cause. Il l'est totalement pour les cours d'eau domaniaux que sont les voies navigables et flottables (ainsi définis par la loi de 1898), qui sont propriété de l'État. Les propriétaires riverains subissent sur leurs parcelles des servitudes diverses (servitude de marchepied, parfois servitude de halage). Naturellement, il n'est pas possible d'y prélever librement l'eau et les activités menées sur ces cours d'eau sont soumises à des procédures d'autorisation d'occupation du domaine public.
La majeure partie du réseau hydrographique est toutefois constituée des cours d'eau non domaniaux . Le propriétaire des parcelles riveraines en est également propriétaire de la berge et du lit jusqu'à la moitié du cours d'eau. Il dispose de certains droits exclusifs comme le droit de pêche et il doit en contrepartie entretenir les berges (article L. 215-14 du code de l'environnement). De surcroît, l'eau qui passe sur la parcelle n'est susceptible d'appropriation privée que dans des conditions très restrictives. On peut certes utiliser l'eau que l'on détient sur la parcelle dont on est propriétaire (article 552 du code civil). Mais on n'a pas le droit de librement modifier sur son terrain l'écoulement des eaux (articles 640 à 645 du code civil).
3. Des aménagements et des prélèvements soumis à un encadrement administratif strict
La loi organise un régime de contrôle administratif de l'ensemble des interventions sur les cours d'eau ou sur les eaux souterraines.
Ainsi, les installations, ouvrages, travaux et activités (IOTA) réalisés à des fins non domestiques, qui entraînent soit des prélèvements sur la ressource en eau, soit qui modifient l'écoulement des eaux, soit qui détruisent des frayères ou zones de reproduction des poissons, soit qui conduisent à des rejets même non polluants, doivent, selon les articles L.214-1 et suivants du code de l'environnement, faire l'objet soit d'une autorisation, soit d'une déclaration auprès des autorités. Tous les porteurs de projet sont concernés, même les collectivités publiques, par exemple pour leur réseau d'eau potable.
La nomenclature des IOTA est établie par voie réglementaire. En pratique, tous les projets entraînant des prélèvements d'eau, comme des forages agricoles ou des pompages d'alimentation en eau pour l'irrigation ou l'eau potable, dès lors qu'ils sont d'une certaine ampleur (à partir de 200 000 m 3 par an pour les prélèvements souterrains dans les nappes, et à partir de 1 000 m 3 par heure ou 5 % du débit du cours d'eau pour les prélèvements de surface), sont soumis à la procédure d'autorisation. Les prélèvements moins importants (de 10 000 à 200 000 m 3 pour les prélèvements souterrains et de 400 à 1 000 m 3 par heure pour les prélèvements de surface), ou encore les petits travaux, comme la remise en état de berges, font l'objet de la procédure plus légère de la déclaration.
Les porteurs de projets doivent parfois également présenter un dossier au titre des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). Pour éviter d'avoir à réaliser plusieurs fois les mêmes études, et dans un but de simplification, une procédure d'autorisation environnementale unique est mise en place depuis 2017 (ordonnance n° 2017-80), suite à une expérimentation concluante qui avait été menée à partir de 2014.
Même simplifiée, la procédure d'autorisation n'en reste pas moins lourde et exigeante . Les procédures d'autorisation comportent en effet une évaluation environnementale sur la base d'une étude d'impact (exigence posée par l'article L. 122-1 du code de l'environnement). Instruits par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), les projets touchant à l'eau doivent respecter les prescriptions des documents planifiant la gestion des eaux : SDAGE et SAGE lorsque ces derniers existent.
Les projets présentés doivent garantir le maintien dans les cours d'eau de débits minimum ou débits réservés (voir annexe 3). Lorsqu'un barrage est envisagé, des mesures doivent être prises pour assurer la circulation des sédiments ou encore des poissons migrateurs.
Pour les prélèvements d'eau destinés à l'irrigation agricole, les agriculteurs ont la possibilité de s'organiser collectivement au sein d'organismes uniques de gestion collective (OUGC). Dans les zones de répartition des eaux (ZRE), structurellement déficitaires en eau, les OUGC peuvent être constitués d'office par l'autorité administrative (article L.211-3 du code de l'environnement). Ce sont ces organismes qui détiennent une autorisation unique de prélèvement (AUP) pluriannuelle pour l'ensemble de leurs membres et qui répartissent annuellement les volumes entre agriculteurs irrigants, mettent en place d'éventuelles restrictions temporaires, organisent les « tours d'eau ». Des OUGC ont été créés dans la plupart des territoires affectés par un déficit quantitatif structurel d'eaux superficielles, c'est-à-dire essentiellement dans le Centre et le Sud-Ouest de la France. Certaines ont même vu le jour dans des zones non classées en ZRE mais connaissant des tensions fortes actuelles et probablement futures sur la ressource en eau à certaines périodes de l'année. D'après un rapport du CGAAER remis fin 2020 32 ( * ) , on compte au total 49 OUGC, qui n'ont pas de personnalité juridique et dont les missions sont assurées par une structure porteuse. Il s'agit essentiellement des chambres d'agriculture. Ces OUGC définissent des règles collectives de répartition équitable de la ressource en eau. Ils disposent d'une vision plus fine des besoins que si la répartition était décidée de manière individuelle par l'autorité administrative. Toutefois, le rapport du CGAAER précité tire un bilan mitigé de la mise en place des OUGC, constatant que le dispositif est complexe et qu'il convainc finalement assez peu le monde agricole, qui a souvent le sentiment d'être le seul à qui l'on demande des efforts collectifs de gestion de la ressource.
4. La conciliation d'objectifs multiples au coeur de la gestion de l'eau.
Si le droit de l'eau vise à assurer un équilibre entre les différents usages et l'objectif de préservation à long terme de la ressource, la mise en oeuvre pratique du partage de l'eau s'avère difficile, dès lors que la ressource devient plus rare.
• Pour les eaux de surface, 11 407 masses d'eau font l'objet d'une surveillance au titre des obligations imposées à la France par la directive cadre sur l'eau (DCE), qui visent l'atteinte d'un bon état écologique à l'horizon 2027. La présence d'eau en quantité suffisante est l'un des critères d'évaluation de ce bon état écologique. Or, selon les dernières données disponibles 33 ( * ) , seulement 43 % des masses d'eau de surface pouvaient être considérées comme en bon état écologique.
• Pour les eaux souterraines, le bon état quantitatif des masses d'eau implique que les prélèvements ne dépassent pas la capacité de renouvellement de la ressource disponible, compte tenu de la nécessaire alimentation des écosystèmes aquatiques. La situation des 689 masses d'eau souterraines faisant l'objet d'une surveillance est bien meilleure puisque selon les dernières données disponibles, 88 % d'entre elles sont en bon état quantitatif. Les masses d'eau en mauvais état quantitatif sont principalement situées dans le Sud-Ouest, la région Centre et le pourtour méditerranéen. Seulement 10,7 % des nappes faisaient l'objet de prélèvements d'eau excessifs.
Les zones présentant une insuffisance, autre qu'exceptionnelle, des ressources par rapport aux besoins, font l'objet d'un classement en zone de répartition des eaux (ZRE) par les préfets coordonnateurs de bassin, ce qui entraîne une gestion plus serrée de la ressource. Les seuils des procédures d'autorisation de prélèvements sont alors abaissés à 8 m 3 par heure. Des volumes-plafond prélevables sont définis et il n'est plus possible de délivrer des autorisations temporaires de prélèvement. Par ailleurs, les redevances pour prélèvements versées aux agences de l'eau sont majorées. La carte des ZRE s'est progressivement étendue au fil des années, durcissant les conditions d'utilisation de l'eau pour l'ensemble de ses utilisateurs 34 ( * ) .
Les études de volumes prélevables (EVP), basées sur une expertise hydrologique ou hydrogéologique pointue, sont donc nécessaires et doivent être régulièrement actualisées. Le volume prélevable pour tous les usages, y compris l'alimentation en eau potable, est défini par une circulaire du 30 juin 2008 comme « le volume que le milieu est capable de fournir dans des conditions écologiques satisfaisantes, c'est-à-dire qu'il est compatible avec les orientations fondamentales fixées par le schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux et, le cas échéant, avec les objectifs généraux et le règlement du schéma d'aménagement et de gestion des eaux ».
Pour les cours d'eau, ces études conduisent à établir un débit objectif d'étiage (DOE) à chaque point de référence d'un bassin, que le volume de prélèvement total autorisé garantit en moyenne 8 années sur 10.
Le travail très technique aboutissant au calcul de ces chiffres de référence ne donne pas toujours des résultats consensuels et incontestés. À titre d'exemple, d'après une note fournie par les services de l'État lors du déplacement effectué dans les Pyrénées-Orientales, le secteur T6 du bassin de la Têt, en aval du barrage de Vinça fait l'objet d'une véritable bataille de chiffres entre l'administration et les agriculteurs, qui ont lancé leur propre étude des volumes prélevables, conduisant à une absence de diagnostic commun ne serait-ce que sur l'état de la ressource, rendant difficile tout consensus sur la politique de l'eau à mener dans ce secteur, dès lors que le diagnostic de base n'est pas partagé.
* 31 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/ceeau/l15b4376_rapport-enquete , voir p. 52 et suivantes.
* 32 https://agriculture.gouv.fr/bilan-du-dispositif-des-organismes-uniques-de-gestion-collective-ougc-des-prelevements-deau-pour
* 33 Bulletin du réseau Onde publié début 2022 : https://www.eaufrance.fr/actualites/parution-de-ledition-2022-du-bulletin-rapportage
* 34 Voir la carte sur le site : https://enimmersion-eau.fr/les-zones-de-repartition-des-eaux/