EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 28 septembre 2022 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu une communication de M. Christian Klinger, rapporteur spécial, sur le dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine.

M. Claude Raynal , président . - Je laisse maintenant la parole au rapporteur spécial de la mission « Santé », Christian Klinger, qui a mené un contrôle budgétaire sur le dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine.

M. Christian Klinger , rapporteur spécial . - En tant que rapporteur spécial de la mission « Santé », j'ai choisi de consacrer un contrôle budgétaire au dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine, dispositif qui a été créé par la loi de finances pour 2017, à la suite de ce que l'on a appelé « l'affaire de la Dépakine ».

Il me semble pertinent de faire un bref retour sur cette affaire, afin que nous puissions bien comprendre les enjeux de ce dispositif.

La Dépakine est le nom d'un médicament contenant du valproate de sodium, qui est utilisé pour lutter contre l'épilepsie. Produit par Sanofi, il s'agit du médicament le plus utilisé dans le monde contre l'épilepsie.

Or on sait depuis les années 1980 que la prise de ce médicament par les femmes enceintes provoque des malformations congénitales graves. De plus, il a été établi dans les années 2000 que sa prise durant la grossesse est également à l'origine de troubles du neurodéveloppement, comme l'autisme par exemple.

Le nombre des victimes est élevé : on estime qu'entre 2 150 et 4 100 enfants seraient touchés par des malformations, et qu'entre 16 600 et 30 400 enfants souffriraient de troubles du développement consécutifs à l'exposition au valproate de sodium.

En 2011, la lanceuse d'alerte Marine Martin a médiatisé l'affaire. Elle a également fondé l'association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anticonvulsivant, mieux connue sous son acronyme d'Apesac, qui est la principale association des familles victimes de la Dépakine.

Depuis lors, de nombreux contentieux ont été portés devant les tribunaux.

Tout cela a mené à la création d'un dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine, adossé à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam), qui se veut une procédure d'indemnisation amiable permettant d'éviter aux familles de passer par la voie contentieuse.

Prévu au départ pour une durée de six ans, ce dispositif devrait perdurer neuf ans de plus, soit quinze ans au total.

En raison des dysfonctionnements de son organisation initiale, celui-ci a fait l'objet d'une réforme d'ampleur en 2019.

J'en présente brièvement le fonctionnement actuel.

Chaque victime peut déposer un dossier à l'Oniam, qu'un collège d'experts se charge ensuite d'instruire avant de rendre un avis dans lequel il se prononce sur l'imputabilité des dommages liés à la prescription du valproate de sodium, ainsi que sur la nature et l'étendue des dommages. Le collège d'experts se prononce également sur les personnes responsables.

Ensuite, il y a deux possibilités : soit l'État est reconnu responsable ou personne n'a été identifié comme responsable et dans ce cas l'Oniam formule directement une offre, soit une personne a été désignée comme responsable - pour l'essentiel, il s'agit de Sanofi - et celle-ci doit alors présenter une offre dans un délai d'un mois. Si elle ne présente pas d'offre ou une offre manifestement insuffisante, l'Oniam présente alors une offre de substitution et se tourne vers la personne désignée responsable pour recouvrer les fonds.

La personne désignée responsable a bien entendu la possibilité de contester la décision de recouvrement de l'Oniam devant les juridictions. Jusqu'à présent, les personnes désignées responsables ont contesté tous les titres émis par l'Oniam.

À ce stade, il me semble pertinent de se demander si ce dispositif d'indemnisation fonctionne correctement.

La première constatation que met en avant le contrôle est l'importance du non-recours au dispositif. Environ 850 dossiers ont été déposés à l'Oniam, alors que les estimations initiales, qui se fondaient pourtant sur des prévisions épidémiologiques plus optimistes que celles que nous avons actuellement, prévoyaient le dépôt de 8 000 à 10 000 dossiers en six ans.

Ce non-recours se traduit donc par une sous-exécution budgétaire continue et importante du dispositif depuis sa création. Ainsi, jusqu'au 30 juin 2022, seuls 46,6 millions d'euros ont été engagés et 38 millions d'euros de crédits de paiement ont été consommés. L'exécution des crédits a atteint 16,8 millions d'euros, ce qui est presque cinq fois inférieur aux prévisions initiales pour une année.

Les explications à ce non-recours sont multiples.

La première est que l'indemnisation accordée aux familles est en moyenne inférieure de 30 à 50 % à l'indemnisation accordée par les juridictions civiles. La procédure amiable est ainsi moins intéressante pour les victimes à mesure que les préjudices sont importants.

En contrepartie de cette indemnisation moindre, le dispositif amiable était censé être plus simple et plus rapide que la voie contentieuse. Or le dispositif d'indemnisation ne tient malheureusement pas ses promesses sur ces deux points. Il est obligatoire pour les familles de constituer des dossiers qui font, en règle générale, des centaines de pages, sachant que certains documents sont particulièrement difficiles à retrouver - je pense à des pièces médicales datant de plusieurs décennies.

Il faut également rappeler que les femmes qui font ces démarches sont fragiles : elles souffrent d'épilepsie, maladie chronique fortement handicapante.

Par ailleurs, le délai réglementaire de six mois prévu pour que le collège remette son avis est loin d'être respecté. Actuellement, le délai moyen de la procédure tourne autour de trente-deux mois. Ce délai résulte certes de l'accumulation du stock de dossiers à la suite des défaillances de l'organisation initiale du dispositif, de la complexité médicale et juridique des dossiers, de ralentissements liés à l'épidémie de la covid-19, mais il n'en est pas moins inacceptable pour les victimes. De tels délais viennent remettre en cause l'un des intérêts du dispositif amiable qui était de proposer une procédure plus rapide que la justice.

Toutes ces difficultés étaient prévisibles et auraient dû être mieux anticipées.

Aujourd'hui, le rythme de traitement des dossiers est satisfaisant. En 2021, le collège d'experts s'est réuni 130 fois, ce qui correspond à environ trois séances par semaine. Il est difficile d'exiger davantage de praticiens en exercice. Pour cette raison, une nouvelle réforme du dispositif ne serait pas pertinente. Par contre, celui-ci pourrait être renforcé.

Néanmoins, le recrutement de ce collège présente des fragilités. Tous les membres du collège d'experts n'ont pas un nombre de suppléants correspondant à ce qui est prévu par les textes. Une revalorisation de leur indemnité devrait être envisagée : pour mémoire une séance est actuellement indemnisée à hauteur de 230 euros par demi-journée, montant qui est inférieur aux indemnités prévues devant les juridictions civiles.

La contestation systématique par Sanofi des titres de recette émis par l'Oniam a donné lieu à un contentieux important. En mars 2022, ce sont 240 procédures qui ont été enregistrées par l'Oniam. Cet afflux de contentieux est un risque pour le bon fonctionnement du dispositif. Il convient donc de s'assurer que l'Office dispose d'un nombre de juristes suffisant pour le traiter.

La relation avec les familles est l'un des points faibles du dispositif actuel. Bien qu'il ait été prévu, il n'existe toujours pas de baromètre de satisfaction des personnes ayant eu recours au dispositif d'indemnisation. Plus généralement, d'après les témoignages que nous avons eus, les familles témoignent d'une forte incompréhension vis-à-vis de la procédure.

Pour ces raisons, il est essentiel que le personnel support de l'Oniam soit en mesure d'accompagner convenablement les familles ayant saisi le dispositif d'indemnisation et d'énoncer des règles claires quant aux documents pouvant être communiqués au collège d'experts.

Ces recommandations, rapides à mettre en oeuvre, devraient être accompagnées d'une réflexion sur un temps plus long.

Aujourd'hui, l'hypothèse de la transmission intergénérationnelle des dommages causés par la Dépakine est sérieusement envisagée. Il reste des études à mener sur la question, mais l'INSERM l'identifie comme un axe prioritaire de recherches. Toujours est-il qu'elle pourrait avoir des conséquences importantes sur l'indemnisation des victimes, puisqu'une nouvelle génération aurait à être indemnisée, et que les victimes actuelles connaîtraient un préjudice d'anxiété. Des scénarios d'adaptation du dispositif doivent donc être envisagés.

Depuis la mise en place du dispositif amiable, aucune somme n'a été recouvrée auprès de personnes désignées comme responsables - autres que l'État. Le laboratoire conteste systématiquement devant les tribunaux les titres de recette émis par l'Oniam. Les sommes avancées par l'Office lorsqu'il indemnise en substitution représentent 91 % des montants alloués, soit plus de 34 millions d'euros. Au rythme où vont les procédures judiciaires, de nombreuses années pourraient encore s'écouler avant que Sanofi ne soit obligé de participer au dispositif d'indemnisation.

Enfin, il est à noter que le mécanisme d'indemnisation des victimes est souvent appelé « fonds d'indemnisation » des victimes de la Dépakine dans les médias, comme s'il était implicitement admis que l'État paierait l'ensemble des victimes.

La situation est délicate : les victimes doivent évidemment être indemnisées, mais la présomption d'innocence doit aussi être respectée. En effet, aucune décision de justice définitive condamnant Sanofi n'a été rendue jusqu'à présent. Mais pour autant, l'État a-t-il vocation à assumer le risque lié aux accidents dus aux médicaments ? Il serait souhaitable d'engager une réflexion plus globale pour faire face à ce risque.

En outre, le médicament relève du régime de responsabilité du fait des produits défectueux. Ce régime est celui de l'article 1245-15 du code civil, aux termes duquel « sauf faute du producteur, la responsabilité de celui-ci est éteinte dix ans après la mise en circulation du produit même qui a causé le dommage ». Or ce délai de dix ans est particulièrement contraignant dans le secteur des médicaments.

Si la position du laboratoire précité devait faire école à l'échelle de l'ensemble des autres laboratoires, le risque lié aux médicaments finirait par être supporté essentiellement par la collectivité et non par les laboratoires. C'est pourquoi il serait intéressant de lancer une réflexion sur l'implication des exploitants de médicaments dans la couverture du risque lié à ces médicaments, et de profiter de la réécriture de la directive sur les produits défectueux par la Commission européenne pour envisager la sortie des médicaments de ce régime.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, vous aurez compris que ce dispositif est perfectible. L'Oniam souffre qu'à chaque scandale sanitaire une mission nouvelle lui soit à nouveau confiée. Je propose donc une réflexion plus large, afin que l'État ne soit pas dans la réaction, mais dans l'anticipation.

M. Claude Raynal , président . - À titre personnel, je trouve cette communication très intéressante car, au-delà du dispositif concerné, c'est la question plus générale de la manière de gérer le risque qui est posée.

J'ai deux interrogations : l'État est-il mis en cause en tant que tel au titre de la mise en circulation du médicament sur le marché ? Dans son offre de substitution, l'Oniam intègre-t-il les coûts intermédiaires ?

M. Jean-François Husson , rapporteur général . - Ce contrôle budgétaire nous donne l'occasion d'évoquer des situations humaines très délicates. Le dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine a le mérite d'exister et de proposer une solution intermédiaire avant la saisine des tribunaux. Hélas, le mécanisme prévu ne facilite pas autant les choses qu'on l'espérait...

Ma question porte sur votre recommandation de mieux indemniser les experts, qui sont au nombre de neuf : pour quelle raison sont-ils moins bien rémunérés que devant les autres juridictions ? Sont-ils mobilisés toute l'année ?

M. Roger Karoutchi . - La mise sur le marché de la Dépakine a-t-elle résulté d'une décision favorable de nos autorités de santé ou d'une autorisation européenne, auquel cas la responsabilité de l'État serait indirecte ?

M. Vincent Capo-Canellas . - Je souhaite m'attarder sur la recommandation n° 10, au titre de laquelle le rapporteur spécial préconise d'engager un dialogue au niveau européen : quelle est la répartition exacte des responsabilités entre États et Union européenne dans ce domaine ?

M. Christian Klinger , rapporteur spécial . - Pour répondre au président Raynal, je précise que l'État est bien mis en cause au travers de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. D'après l'Oniam, sa responsabilité serait engagée dans 9 % des cas, les 91 % des cas restants étant imputables à Sanofi.

Je précise à l'attention du rapporteur général que, même si la comparaison est difficile, la rémunération des neuf experts est effectivement relativement faible. Les experts bénéficient d'un montant forfaitaire de 230 euros par demi-journée de séance, et la rémunération des experts dans les juridictions civiles est de 1 500 euros à 2 000 euros par dossier. Une rémunération plus faible est partiellement justifiée par le fait que les revenus du collège d'experts sont plus réguliers, mais cela ne suffit pas à compenser le déficit d'attractivité du collège d'experts.

S'agissant de la question de Vincent Capo-Canellas, je rappelle que le médicament relève d'une loi de 1998, qui transpose une directive européenne relative à la responsabilité pour les produits défectueux, texte qui prévoit une prescription de dix ans pour engager la responsabilité du fabricant. Ce délai de dix ans me paraît insuffisant tant il est vrai que les effets nocifs d'un médicament peuvent se révéler très longtemps après ; sans parler d'imprescriptibilité, l'exemple de l'Allemagne montre qu'il est envisageable de mettre en place une procédure spécifique pour les médicaments.

Concernant les coûts intermédiaires, il n'existe à ma connaissance aucun projet de faire peser ces coûts sur les laboratoires.

Autre précision, 240 titres de recettes sont actuellement contestés par Sanofi, ce qui fait peser sur les finances de l'Oniam des frais d'avocats, qui excèdent le coût du fonctionnement du collège d'experts. Il conviendrait certainement de renforcer temporairement l'équipe de juristes de l'Office pour procéder à ces recouvrements.

Je précise à l'attention de Roger Karoutchi que la Dépakine a bel et bien obtenu une autorisation de mise sur le marché, et que le contentieux porte sur la question de savoir si Sanofi a suffisamment alerté les autorités de santé. Cette question n'est pas tranchée à l'heure actuelle.

M. Roger Karoutchi . - Sanofi est une très grande entreprise, qui reçoit de considérables commandes de la part de l'État et qui bénéficie pour ces divers projets de subventions publiques importantes : j'ai du mal à comprendre que l'État ne dispose pas de moyens suffisants pour obliger ce laboratoire à assumer ses responsabilités concernant ce médicament défectueux qu'est la Dépakine !

Mme Frédérique Espagnac . - Il faut savoir qu'un tiers de la production mondiale de Dépakine est produit dans mon département et que Sanofi emploie dans son usine une cinquantaine de personnes. Pourtant, j'ose le dire, Sanofi est régulièrement mis en cause pour des rejets toxiques près de Pau. C'est pourquoi je rejoins Roger Karoutchi sur le fait que Sanofi se doit d'être exemplaire.

M. Christian Klinger , rapporteur spécial . - Mon intention n'est évidemment pas de faire le procès de Sanofi. Cela étant, j'observe une différence entre l'attitude de ce laboratoire et celle du laboratoire Servier, qui commercialisait le fameux Mediator et qui, aujourd'hui, rembourse l'intégralité du montant réclamé par l'Oniam au nom des victimes.

La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

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