B. LE REFUS DE SANOFI DE PARTICIPER À LA PROCÉDURE D'INDEMNISATION AMIABLE POSE LA QUESTION PLUS LARGE DE L'INDEMNISATION PUBLIQUE DES ACCIDENTS MÉDICAUX

Depuis la mise en place du dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine, aucune somme n'a été recouvrée sur les personnes désignées responsables autre que l'État, c'est-à-dire essentiellement SANOFI . Dans ses réponses, le laboratoire confirme que les titres de recettes émis par l'ONIAM sont systématiquement contestés devant les tribunaux, et il ne fait pas de doutes à ce stade que SANOFI épuisera l'ensemble des voies de recours juridictionnelles pour contester sa responsabilité dans les dommages causés par la Dépakine.

L'implication de SANOFI dans le dispositif aurait des conséquences majeures pour son financement : pour 91,1 % du montant des offres proposées, l'ONIAM agit en substitution de la personne désignée responsable, qui est, dans la très grande majorité des cas, SANOFI .

Répartition des montants d'indemnisation selon la personne désignée responsable entre le 21 décembre 2018 et le 31 décembre 2021

Nombre d'engagements

Nombre de dossiers

Montant (en euros)

Répartition des montants

Montant moyens par dossier (en euros)

Substitution

702

136

34 864 821

91,1 %

256 359

Part État

362

74

3 238 828

8,5 %

43 768

Part ONIAM

21

9

153 191

0,4 %

17 021

Total

1 085

159

38 256 839

100 %

240 609

Note : la part « État » inclut la mise en cause de la responsabilité de l'Agence nationale du médicament (ANSM). La part « ONIAM » signifie qu'un responsable n'a pas été identifié, mais que l'ONIAM propose tout de même une offre d'indemnisation. « Substitution » indique qu'une personne autre que l'État a été désignée responsable.

Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses au questionnaire du rapporteur spécial

Le ministère fait l'hypothèse que SANOFI contribuerait davantage à la voie amiable si une décision de justice définitive était rendue : « Dans le cas d'une décision de justice définitive défavorable à Sanofi, le refus de contribuer à l'indemnisation amiable des victimes du valproate de sodium serait plus difficilement justifiable par le laboratoire. Il est ainsi possible que ce dernier s'implique davantage dans la voie amiable de facto moins coûteuse que la voie juridictionnelle . »

Les indemnités en moyenne plus faibles proposées par l'ONIAM par rapport aux juridictions civiles pourraient en effet inciter le laboratoire à privilégier la voie amiable . À cet égard, les représentants de l'office ont souligné en audition que dans l'affaire du Médiator, le barème plus faible avait incité Servier à s'impliquer davantage dans la voie amiable.

La plus grande implication de SANOFI n'est toutefois pas une certitude . Il existe une probabilité élevée que SANOFI estime qu'au regard de la part de responsabilité retenue par le collège d'experts (91,1 % des montants pour les responsables hors État), il est plus intéressant de continuer à contester systématiquement les titres de recettes émis par l'ONIAM .

De plus, il y a un écart entre la jurisprudence du collège d'experts de l'ONIAM et celle retenue par les juridictions civiles . Pour rappel, dans la décision du 5 janvier 2022, le Tribunal judiciaire de Paris a retenu la faute de SANOFI entre 1984 et 2006 en ce qui concerne les malformations, et entre 2001 et 2006 pour les troubles du neurodéveloppement.

Or, la doctrine actuelle du collège d'experts consiste à pouvoir reconnaître la responsabilité pour faute de l'ensemble des acteurs concernés, y compris SANOFI, à partir des mêmes dates que la présomption d'imputabilité des dommages à la prise de valproate de sodium mise en place par l'article 266 de la loi de finances initiale pour 2020 , c'est-à-dire à compter de 1982 pour les malformations, à compter de 1984 pour les troubles du neurodéveloppement, et jusqu'à 2012 pour l'ensemble des troubles. Pour les victimes qui auraient été exposées in utero au valproate de sodium antérieurement à ces dates, l'ONIAM fait une offre d'indemnisation au titre de la solidarité nationale.

Dans le cas du collège d'experts, il faut rappeler qu'il s'agit de dates à partir desquelles la responsabilité des acteurs peut être engagée , ce qui signifie que le collège d'experts n'est pas tenu, à chaque fois qu'une prise de valproate de sodium est constatée à partir des dates mentionnées, de retenir la responsabilité de l'ensemble des acteurs.

Il n'en reste pas moins que l'écart entre les dates retenues par le Tribunal judiciaire de Paris et le champ retenu par l'ONIAM est très important en ce qui concerne les troubles du développement.

Cet écart de jurisprudence constitue un risque juridique et financier pour l'État : même si les tribunaux devaient reconnaître la responsabilité de SANOFI, il existe une possibilité réelle que la jurisprudence du collège d'experts ne soit pas suivie, et que la responsabilité du laboratoire soit reconnue à une échelle moins importante qu'aujourd'hui . Cette hypothèse peut inciter à SANOFI à poursuivre les recours.

En outre, les sommes avancées par l'office lorsqu'il indemnise en substitution représentent une avance de trésorerie pour le laboratoire, qui n'est absolument pas négligeable au regard du nombre d'années que dureront encore les procédures .

Il est important de distinguer :

- les actions en responsabilité des familles à l'encontre de SANOFI portées devant les tribunaux judiciaires ;

- les contestations des titres de recettes émis par l'ONIAM par SANOFI devant les tribunaux compétents.

Une décision de justice définitive rendue dans le premier cas et qui mettrait en cause le laboratoire ne signifie pas que SANOFI aurait automatiquement à suivre les avis émis par le collège d'experts de l'ONIAM . Il est probable qu'il faille attendre qu'une procédure issue de la contestation d'un titre de recettes émis par l'ONIAM aboutisse à une décision de justice définitive avant que l'État ne puisse « récupérer » les sommes avancées .

Sachant que les procédures contentieuses engagées par les familles n'ont toujours pas abouti à une décision de justice définitive, alors que la première procédure a été engagée en 2008, il est très probable que l'ONIAM ne recouvre pas les recettes en question avant de nombreuses années. L'avance de trésorerie pour le laboratoire est donc considérable.

Le rapporteur spécial relève que le « dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine » est régulièrement appelé « fonds d'indemnisations pour les victimes de la Dépakine » dans les médias 38 ( * ) , comme s'il était implicitement admis que l'État paierait l'ensemble des indemnisations . Même le rapport conjoint de l'IGAS et de l'IGF parle d'un « guichet public d'indemnisation au titre de la solidarité nationale » 39 ( * ) .

En effet, dès 2016, SANOFI avait indiqué que la mise en place du dispositif ne changeait rien à sa position quant aux responsabilités dans l'affaire de la Dépakine. Encore aujourd'hui, SANOFI est critique de la logique même du dispositif, qui repose sur une recherche de responsabilité hors du champ juridictionnel :

« En effet, d'un point de vue général et dans la mesure où le Dispositif repose sur une recherche de responsabilité (qu'il appartient en principe aux juridictions de trancher), il apparait complexe de concilier un tel Dispositif et les différentes procédures engagées, notamment, à l'encontre de Sanofi, et plus particulièrement la procédure pénale en cours dans le cadre de laquelle Sanofi et l'Autorité de santé ont été mis en examen . »

Il était par conséquent clair que SANOFI ne participerait pas au dispositif d'indemnisation , contesterait systématiquement les titres de recettes , et que le dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine équivaudrait, pendant les années que dureraient les procédures de justice, à un « fonds d'indemnisation » abondé par l'État.

Cette situation est contestable au niveau des principes juridiques, et elle n'est pas acceptable sur le plan budgétaire .

L'intensification et la globalisation des risques à l'époque contemporaine, qui caractérise la « société du risque » théorisée par Ulrich Beck et Anthony Giddens, implique certes une présence importante de l'État dans la régulation et la réparation des dommages issus de la réalisation de ces risques . Certains risques étaient devenus trop importants pour que les sociétés d'assurance privées puissent les assumer. Dans le même temps, le souhait de protection des citoyens par l'État est devenu de plus en plus fort, à mesure que le champ de l'action publique a été étendu.

Pour toutes ces raisons, plusieurs fonds d'indemnisation ont été créés au cours des décennies précédentes. On peut citer le « Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions », créé par la loi n° 90-589 du 6 juillet 1990, ou le « Fonds d'indemnisation des victimes de l'Amiante », mis en place par la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 sur le financement de la sécurité sociale pour 2001.

Toutefois, cette présence renforcée de l'État dans l'indemnisation des citoyens n'a jamais signifié qu'il devait prendre en charge l'assurance de l'ensemble des risques dont il ne porte pas de responsabilité ou seulement une responsabilité partielle . Dès les arrêts fondateurs du droit public, le juge a reconnu l'existence une responsabilité administrative, mais il a précisé que cette responsabilité n'est ni générale ni absolue 40 ( * ) .

Or, les accidents médicaux ne constituent pas a priori des risques que les acteurs concernés, les laboratoires et leurs sociétés d'assurance, ne pourraient pas assumer . Dans le cas du dispositif d'indemnisation pour les victimes du valproate de sodium, les indemnisations accordées sur le fondement de la solidarité nationale ne constituent qu'une faible minorité des indemnisations versées.

Plus fondamentalement, trop étendre la responsabilité administrative conduit à remettre en cause la logique même du droit de la responsabilité. Jean-Bernard Auby, dans un article 41 ( * ) annexé au rapport public du Conseil d'État de 2005, « Responsabilité et socialisation du risque », pouvait écrire ainsi écrire :

« Ce qui advient n'est pas mystérieux. C'est que la construction intellectuelle et juridique de la responsabilité administrative en perd peu à peu son sens. Ses vertus régulatrices, disciplinaires, s'estompent, comme on l'a dit. Plus carrément encore, à force que l'État se voit imposer d'assumer des risques dans la production desquels il n'a eu aucune part, ou dans la production desquels, il n'a eu qu'une part réduite, les mécanismes mêmes de l'imputation de la responsabilité sont en péril : ils risquent d'être de moins en moins pris au sérieux à force d'être débordés par des systèmes d'indemnisation automatique . »

Plus précisément, l'indemnisation automatique par l'État des victimes d'accidents conduirait à délester les autres acteurs, en l'occurrence les laboratoires, de leurs responsabilités.

Au niveau budgétaire, admettre un principe d'indemnisation publique trop large irait à l'encontre de l'objectif d'une bonne gestion des finances publiques : les dépenses de l'État deviendraient, par définition, imprévisibles .

À ce titre, le principe d'indemnisation qui caractérise les dispositifs de l'ONIAM était prometteur. Pour rappel, il s'agit de proposer aux victimes des offres en substitution avant de se retourner devant les personnes responsables, qui ont la possibilité de contester cette imputation devant la justice. Toutefois, dans la pratique, la longueur des procédures devant les juridictions conduit à des délais de recouvrement très importants, ce qui remet en cause le bon fonctionnement de ces dispositifs.

Il n'y a pas de solution évidente à ce dilemme. Il convient de prendre garde à ne pas présumer la responsabilité des acteurs en dehors d'une décision de justice définitive, ni de remettre en cause la nécessité pour les victimes d'obtenir une indemnisation rapide .

Un préalable est de s'interroger sur le régime de responsabilité applicable aux médicaments qui présentent des défauts. Ils relèvent en effet de la loi n°98-389 du 19 mai 1998, qui transpose la directive 85/374/CEE relative à la responsabilité pour les produits défectueux. Selon ces textes, les médicaments relèvent du même régime de responsabilité que les autres produits défectueux. Or, en raison des effets potentiels de long terme des médicaments, l'application d'un régime général présente des limites . Par exemple, l'Allemagne a exclue les médicaments de l'application de la directive .

Le Rapporteur spécial soutient qu'il est pertinent d'engager une réflexion au niveau européen sur la spécificité des médicaments par rapport aux autres produits, en ce qui concerne le régime de responsabilité applicable en cas de défaut. Une telle réflexion permettrait une meilleure répartition des responsabilités entre l'ensemble des acteurs .

Recommandation n° 10 : dans le cadre de discussions au niveau européen, engager une réflexion sur le statut particulier des médicaments au regard de la directive 85/374/CEE en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, afin de permettre une meilleure répartition des responsabilités.


* 38 Par exemple, « Dépakine: Sanofi refuse de prendre sa part au fonds d'indemnisation des victimes », Le Point et AFP, 16 janvier 2019

* 39 Consolider l'indemnisation publique dans le champ de la santé : enjeux et modalités du rapprochement entre le FIVA et l'ONIAM, IGF et IGAS, février 2021, page 50

* 40 Au premier rang desquels, l'arrêt Blanco (Tribunal des conflits, 8 février 1873).

* 41 « Le droit administratif dans la société du risque. Quelques réflexions », Jean-Bernard Auby, 2005, dans le rapport public du Conseil d'État de 2005, « Responsabilité et socialisation du risque », page 351.

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