IV. DES POUVOIRS PUBLICS QUI N'ONT PAS PRIS LA MESURE DES DÉFIS POUR PRÉSERVER NOTRE SOUVERAINETÉ : UN CADRE INADAPTÉ
Depuis une vingtaine d'années, les pouvoirs publics ont accompagné les développements successifs de la TNT en favorisant la diversification de l'offre et des acteurs ce qui a eu pour effet de limiter le développement des groupes historiques qui ont vu l'audience de leurs chaînes baisser mécaniquement et leurs parts du marché publicitaire contestées. Si ces derniers ont réussi dans la durée à maintenir leurs positions grâce au lancement de nouvelles chaînes et à des rachats de chaînes, ils n'ont pas été en mesure de faire jouer les synergies entre leurs différentes activités et ont eu du mal à développer de nouveaux services délinéarisés.
A. UN DÉVELOPPEMENT DE LA TNT ET DES PLATEFORMES PEU FAVORABLE AUX ACTEURS HISTORIQUES
Le développement de la TNT a été l'occasion pour les pouvoirs publics de favoriser l'arrivée de nouveaux acteurs qui n'ont pas toujours été en mesure de proposer une offre qualitative. Les groupes historiques ont dû concentrer leur attention sur le maintien de leurs positions existantes et n'ont pas pu prendre véritablement le tournant de la délinéarisation compte tenu d'un environnement légal et réglementaire peu propice.
1. Un développement chaotique de la TNT
La télévision numérique terrestre française a été lancée le 31 mars 2005 en France métropolitaine et le 30 novembre 2010 dans les outre-mer. En métropole, elle compte aujourd'hui 31 chaînes nationales - dont 5 payantes - et 43 chaînes locales et régionales, et dans les outre-mer 6 chaînes nationales et une vingtaine de chaînes locales. La majorité des chaînes métropolitaines sont diffusées en haute définition et les chaînes locales sont diffusées dans leurs régions respectives. La TNT terrestre peut être reçue par plus de 95 % de la population française.
L'augmentation du nombre des chaînes a incontestablement permis d'élargir l'offre de programmes notamment gratuite à un plus grand nombre de foyers. La couverture de la TNT a permis de toucher 50 % de la population à l'automne 2005, 65 % en 2006, 85 % en 2007 et 97% en 2012. À partir de 2007, le passage d'une diffusion analogique à une diffusion numérique a accru l'attractivité de la TNT, tout comme le passage à la haute définition, effectif en 2016.
Avec le recul, il apparaît toutefois que les choix réalisés à chaque étape du développement de la TNT n'ont pas permis d'assurer le développement d'acteurs puissants capables de s'adapter aux évolutions technologiques et aux nouveaux usages. Les chaînes de la TNT payante n'ont ainsi pas réussi à véritablement trouver leur modèle économique. En octobre 2008, la chaîne AB1 (AB Groupe) a arrêté sa diffusion sur la TNT payante avant d'être imitée par la chaîne Canal J (Lagardère Active) en raison de coûts de diffusion trop importants. En mai 2012, la chaîne payante TPS Star cesse d'émettre tandis qu'en juin de la même année, la Ligue de football professionnel met un terme à l'expérience de sa chaîne CFoot.
Les chaînes locales de la TNT n'ont pas non plus véritablement réussi à trouver leur modèle économique, ce qui a conduit au rachat de plusieurs d'entre elles, notamment par le groupe Altice, afin de développer un réseau de chaînes locales d'information.
Enfin, on peut rappeler que la qualité de certains programmes diffusés sur les plus petites chaînes n'a pas toujours été au rendez-vous compte tenu du grand nombre de rediffusions de programmes emblématiques des chaînes historiques et de la diffusion sur certaines chaînes de programmes étrangers, souvent américains, de piètre qualité.
Outre les choix de départ contestables, l'évolution de la TNT ne s'est pas faite sans difficulté. Alors que le législateur avait prévu en 2007 d'accorder des « chaînes bonus » aux groupes TF1, M6 et Canal+ en compensation des efforts financiers pour le passage au tout numérique et l'arrivée de la concurrence, cette disposition a été jugée contraire au droit européen par la Commission européenne, ce qui a entraîné en 2011 un appel à candidatures pour six chaînes gratuites en haute définition. L'attribution d'une de ces fréquences au projet de chaîne de la diversité Numéro 23 sera à l'origine d'une polémique puisque son propriétaire revendra la chaîne en 2015 pour la somme de 90 millions d'euros, ouvrant ainsi un débat sur la spéculation des fréquences, l'autorisation lui ayant été accordée gratuitement seulement deux ans auparavant.
L'évolution de la TNT a également été contrariée par les difficultés constatées dans l'évolution du modèle économique des chaînes. Alors que, par exemple, les groupes TF1 et M6 ont demandé le passage en gratuit de leurs chaînes respectives LCI et Paris Première, il a fallu attendre 2015 pour que cette évolution soit accordée à LCI, le refus concernant Paris Première n'ayant jamais été levé. Le développement de ces deux chaînes a été assurément pénalisé par les décisions du régulateur. Sans remettre en cause le bien-fondé de ces dernières, il convient d'observer un décalage entre le besoin de souplesse des chaînes qui doivent s'adapter à un contexte en évolution permanente et les principes juridiques appliqués par les pouvoirs publics qui peinent à intégrer ce contexte instable dans des délais raisonnables.
Au final, il apparaît que le développement de la TNT n'a pas permis de faire émerger véritablement une offre payante et une offre locale pérennes. Plusieurs grands groupes ont réussi quant à eux à maintenir ou développer leurs positions grâce à des rachats de chaînes. En juin 2010, le groupe TF1 a ainsi consolidé sa position sur la TNT en rachetant les chaînes TMC et NT1 à AB Groupe, tandis que le groupe Bolloré (Direct 8) a racheté la même année la chaîne musicale Virgin 17 à Lagardère Active - renommée Direct Star - avant qu'en septembre 2011, le groupe Canal+ annonce à son tour le rachat des chaînes Direct 8 et Direct Star au même groupe Bolloré.
Ces évolutions capitalistiques ont donc eu pour conséquence d'amoindrir très sensiblement l'objectif de diversification des acteurs dont on attendait un effet positif sur l'offre de programmes qui ne s'est pas véritablement concrétisé. Le bilan de la TNT est donc mitigé puisque, dans le même temps, les groupes historiques n'ont pu se déployer autant qu'ils auraient pu le faire si leur propre développement avait été un objectif de départ.
2. Le cas particulier de la multiplication des chaînes d'information
Le cas des chaînes d'information disponibles sur la TNT constitue une bonne illustration des difficultés liées à l'évolution de ce marché. Il met en évidence tout à la fois le manque de vision des autorités publiques et des décisions parfois erronées de certains acteurs privés.
Le choix du groupe TF1 de ne pas solliciter une autorisation pour diffuser LCI sur la TNT gratuite constitue assurément un bon exemple d'erreur de jugement. En pensant que le maintien de cette chaîne dans le cadre d'offres payantes ne fragiliserait pas son audience, les dirigeants du groupe privé ont sous-estimé la puissance de la TNT et sa capacité à faire émerger de nouveaux leaders. L'arrivée de BFM et de i-Télé sur la TNT aura, en effet, pour conséquence de réduire l'influence et par voie de conséquence le développement de la doyenne des chaînes d'information.
L'autorisation finalement donnée à LCI de rejoindre la TNT gratuite aura, a contrario , pour effet de créer une concurrence exacerbée entre les chaînes pour un marché publicitaire non extensible. Or les pouvoirs publics ne se sont pas véritablement interrogés sur la capacité du marché publicitaire à financer trois chaînes privées d'information et sur les conséquences que cela pourrait avoir sur leur modèle économique.
Enfin, même si l'on ne saurait contester le bien-fondé du service public à lancer en 2016 sa propre chaîne d'information, force est de constater que l'audience de Franceinfo affaiblit mécaniquement celle de ses trois consoeurs privées et donc leurs revenus publicitaires qui en découlent directement.
Avec quatre chaînes d'information, le paysage français se distingue très nettement de celui des pays européens comparables. Seule une des trois chaînes privées est aujourd'hui profitable tandis que le coût total de la chaîne publique n'est pas connu. Il résulte de cette situation un affaiblissement des moyens de chacune d'entre elles qui constitue une contrainte pour la qualité de l'information et une incitation à s'orienter vers des modèles de chaînes low cost .
La responsabilité des pouvoirs publics ne s'arrête pas au fait d'avoir autorisé la multiplication de ces chaînes. Leur positionnement dans la numérotation à deux endroits différents est à la fois une source d'iniquité dans l'exposition de certaines et un facteur de manque de lisibilité pour les téléspectateurs. La chaîne parlementaire LCP/Public Sénat occupe en effet le numéro 13, BFM le 15, CNews le 16, LCI le 26 et Franceinfo le 27. On peut dès lors s'interroger sur le fait de savoir pourquoi les pouvoirs publics n'ont pas veillé à créer un bloc thématique qui aurait eu le mérite de rendre plus accessibles l'ensemble de ces chaînes ceci d'autant plus que le législateur a eu l'occasion de plaider pour une plus grande cohérence de la numérotation.
L'exposition déclinante du sport dans les médias audiovisuels gratuits
Le Gouvernement a chargé en mai 2016 le Rapporteur de la commission d'enquête d'une mission sur les moyens de favoriser l'accès du plus large public à la diffusion des événements sportifs à la télévision, d'une part, et d'améliorer l'exposition de la diversité des disciplines et des pratiques sportives, d'autre part. Le rapport 138 ( * ) a constaté que les retransmissions sportives les plus attractives étaient, pour une part essentielle, réservées à la minorité des foyers abonnés à des bouquets premium payants ainsi que la faible diversité des disciplines et des pratiques sportives exposées sur les chaînes généralistes en clair (75 % des heures de retransmissions sportives sur les chaînes en clair en 2015 se sont concentrées sur neuf disciplines sportives dominantes).
Le Rapporteur s'inquiétait également que l'envolée des prix des droits de retransmission TV des événements sportifs les plus attractifs installait progressivement un partage des territoires télévisuels payant et gratuit préjudiciable au plus grand nombre. Afin de corriger cette évolution, le rapport proposait en particulier de renforcer l'efficacité de la réglementation concernant les événements d'intérêt majeur (EIM) soumis à une obligation de diffusion en clair, notamment par l'établissement d'une liste européenne valable pour l'ensemble des États membres, par une confortation du rôle de régulation du CSA (devenue depuis l'Arcom) dans les négociations des rachats de droits et par un aménagement des procédures d'appels d'offres dans le sens d'un rééquilibrage des rapports de force. Le rapport proposait également d' améliorer la cohérence et la diversité de la liste des EIM instituée par le décret de 2004 en assurant une meilleure présence du sport féminin, en donnant toute leur place aux Jeux paralympiques et en protégeant de façon privilégiée les grands événements organisés en France et/ou auxquels participent des équipes ou athlètes français .
Plus de cinq ans après la publication de ce rapport, force est de constater que rien n'a été fait par les pouvoirs publics et que la situation s'est effectivement aggravée . La place du sport est de plus en plus réduite sur les grandes chaînes nationales gratuites et l'arrivée des plateformes numériques sur le sport (Amazon Prime, Dazn...) devrait encore accentuer cette évolution.
À cet égard, on ne peut que regretter le rejet par la majorité de l'Assemblée nationale de l'article 10 bis AA 139 ( * ) adopté au Sénat en janvier 2022 lors du débat sur la proposition de loi visant à démocratiser le sport qui modifiait la rédaction de l'article 20-2 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication afin de préciser en particulier que « lorsqu'un événement d'importance majeure est organisé sur le territoire national, cette interdiction est renforcée de sorte que les services de télévision ne peuvent exercer les droits exclusifs qu'ils ont acquis d'une manière telle qu'ils privent une partie importante du public de la possibilité de suivre, sur un service de télévision à accès libre, la majeure partie dudit événement, déclaré d'importance majeure par un État membre de l'Union européenne ou par un État partie à l'accord sur l'Espace économique européen et se déroulant sur son territoire national » . Le même article 10 bis AA prévoyait également, en ligne avec le rapport de 2016, que « la liste des événements d'importance majeure, sans distinction de genre, et les dispositions mentionnées au premier alinéa sont fixées par décret en Conseil d'État. Elle prend en compte la nécessité d'une retransmission majoritairement par un service de télévision en accès libre pour les compétitions européennes et internationales les plus importantes ainsi que les événements faisant partie du patrimoine sportif français » .
L'hyper-concurrence entre les chaînes, leur difficulté à trouver un équilibre financier et à le préserver, ainsi que leur exposition inégale ont favorisé une évolution vers un modèle privilégiant les débats sur les reportages et les directs sur le terrain. Lors de son audition, Alain Weill a indiqué que c'était ce contexte qui l'avait amené à céder son groupe de médias à Altice en 2015. Il a estimé que c'était le passage en clair de LCI qui avait occasionné le changement de modèle de CNews vers une chaîne de débats, ce qu'a également confirmé Maxime Saada lors de son audition.
Dans ces conditions, il apparaît difficile d'envisager une réflexion sur l'évolution du modèle des chaînes d'information qui ne prendrait pas en compte le nombre de chaînes au regard du budget nécessaire pour proposer une information de qualité sachant, bien évidemment, qu'il est plus aisé pour les pouvoirs publics d'autoriser la création de chaînes que d'organiser la réduction de leur nombre. Tout du moins pourrait-on considérer que le régulateur pourrait être davantage attentif à la question de l'organisation du marché des chaînes d'information à l'occasion de l'examen des projets de rapprochements entre les entreprises de médias afin d'inclure ce sujet dans les contreparties demandées.
3. Les contraintes imposées à CanalPlay et Salto
Si le développement de la TNT a constitué un défi pour les groupes de médias français, ces derniers ont également eu à faire avec des contraintes imposées par le régulateur en charge de la concurrence concernant leurs projets de développement dans les plateformes numériques.
L'exemple de CanalPlay est à cet égard instructif. Ce service de vidéo à la demande par abonnement avait été lancé de manière pionnière par le groupe Canal+ avant même l'arrivée de Netflix, mais il s'était vu imposer dès 2012 par l'Autorité de la concurrence des contraintes afin de limiter les synergies avec le groupe Canal+. Il ne lui était pas possible, par exemple, de proposer de manière exclusive sur CanalPlay les séries que le groupe finançait ni de négocier en même temps les droits linéaires et non linéaires des films américains. Ces contraintes ont eu pour effet de limiter très fortement l'attractivité et donc le développement de CanalPlay. Lorsque ces contraintes ont été levées en 2016, il était trop tard et Netflix avait déjà pris l'ascendant sur ce marché des plateformes ce qui a amené l'arrêt de la commercialisation de CanalPlay en 2019.
Il ne s'agit pas évidemment de remettre en cause les décisions de l'Autorité de la concurrence qui s'inscrivaient dans un contexte marqué en particulier par le rapprochement entre Canal+ et TPS, mais force est de constater que les contraintes imposées n'avaient pas anticipé les développements à venir des plateformes américaines et qu'elles ont porté un préjudice important à CanalPlay.
Dans un autre registre, le projet Salto de plateforme de programmes créé conjointement par France Télévisions, TF1 et M6 a été autorisé en 2019 par l'Autorité de la concurrence sous réserve du respect de certaines contraintes visant à prévenir les « risques de coordination » entre les trois actionnaires. Les sociétés-mères ont ainsi dû s'engager à limiter leurs possibilités d'achats couplés de droits de diffusion linéaire et non linéaire tandis que les conditions d'approvisionnement de Salto ont été encadrées de sorte que la capacité d'approvisionnement en contenus exclusifs auprès des sociétés-mères a été limitée. En outre, les possibilités pour Salto de bénéficier des clauses contractuelles figurant dans les contrats d'achat de droits de diffusion linéaire conclus par TF1, France Télévisions et M6 ont été strictement encadrées. En matière de promotion, les sociétés-mères se sont engagées à limiter les possibilités de promotion croisée entre leurs chaînes et la plateforme Salto. Les trois actionnaires ont également eu à s'engager à limiter au strict nécessaire et dans un cadre précis les échanges d'informations entre Salto et ses sociétés-mères.
Sans remettre en cause le bien-fondé de ces contraintes, il est néanmoins possible de constater qu'elles ont eu pour effet de compliquer le développement de cette nouvelle plateforme dont les moyens étaient bien plus faibles que ceux des plateformes américaines. Face aux géants comme Netflix, seules des synergies très fortes avec les sociétés-mères auraient pu permettre de rétablir des conditions équitables de concurrence. À défaut d'avoir pu mettre en oeuvre ces synergies, la plateforme Salto doit se contenter aujourd'hui d'une offre de programmes limitée et d'un nombre d'abonnés modeste. Son modèle économique comme son actionnariat pourraient dans ces conditions sensiblement évoluer dans les mois prochains à l'occasion du projet de rapprochement entre les groupes TF1 et M6, afin de tirer les conséquences des difficultés rencontrées pour mettre en oeuvre un projet coopératif entre plusieurs acteurs indépendants.
Les deux exemples de CanalPlay et Salto viennent ainsi nous rappeler que le cadre réglementaire en vigueur n'a pas pour objet de favoriser l'émergence d'acteurs français ayant la taille critique sur le marché des plateformes. En veillant à préserver les intérêts des autres acteurs du secteur, ce cadre réglementaire a souvent pour effet de démunir les acteurs locaux face à l'offensive de plateformes américaines dotées de moyens colossaux et disposant d'un cadre réglementaire très favorable. Cette situation devrait être de nature à susciter une réflexion des pouvoirs publics dans la mesure où les plateformes américaines ne sauraient être considérées comme étant par nature les meilleurs vecteurs pour préserver l'exception culturelle française.
* 138 https://www.sports.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_sport_tv_version_longue.pdf
* 139 https://www.senat.fr/leg/tas21-075.pdf