IV. UN FOCUS SUR DEUX EXEMPLES DIFFÉRENTS DE STRATÉGIES MENÉES EN FRANCE : LA TURQUIE ET LA CHINE
A. UN EXEMPLE SECTORIEL : LA TURQUIE, DES MOYENS LIMITÉS MAIS DES ACTIONS CIBLÉES
1. Une présence institutionnelle limitée dans l'enseignement supérieur
Une partie de la stratégie turque relative à l'enseignement supérieur relève de l'influence et non de l'ingérence . Comme de nombreux pays, la Turquie cherche à promouvoir sa langue et sa culture, ce que montre l'installation d'un institut Yunus Emre au centre culturel turc de Paris en 2007. Contrairement aux projets initiaux, il s'agit du seul institut Yunus Emre qui a ouvert en France.
La stratégie d'influence culturelle turque concerne toutefois plus spécifiquement l'Islam en France . Elle s'est le plus développée en Alsace , qui comporte une part importante de la diaspora turc en France, et elle passe par l'enseignement supérieur.
Il existait entre 2011 et 2014 une « faculté de théologie musulmane » dans le quartier de Hautepierre, à Strasbourg . Il s'agissait d'un établissement d'enseignement supérieur privé, indépendant de l'université de Strasbourg, dont les diplômes n'étaient pas reconnus par l'Etat, et qui était pilotée par la Ditib, l'Union turco-islamique des affaires culturelles.
La mise en place de ce type d'établissement a été facilitée par le contexte du concordat d'Alsace-Moselle . Il existe en effet aujourd'hui à Strasbourg deux facultés de théologie catholique et de théologie protestante, dont les diplômes sont reconnus, et des responsables politiques se sont prononcés en faveur de la mise en place d'une faculté similaire pour l'Islam.
La faculté a fermé en 2014 pour des raisons diverses, ne tenant pas à des accusations d'ingérence mais à des problèmes logistiques. Il a été toutefois rapporté devant la mission que la volonté de la Turquie d'ouvrir une faculté de théologie musulmane à Strasbourg existe toujours.
À côté de ces politiques d'influence, la Turquie fait preuve de véritables ingérences dans l'enseignement supérieur français. Celles-ci concernent cependant des sujets différents des stratégies d'influence précédemment décrites .
Ce qui caractérise en effet les formes d'ingérences de la Turquie est leur lien avec le nationalisme . Ses tentatives d'influence sont ciblées sur des thèmes particuliers, qui sont considérées comme des enjeux symboliques et stratégiques fondamentaux par le pays, comme le génocide arménien ou la question kurde .
Ses moyens sont néanmoins beaucoup moins importants que ceux de la Chine, et pour cette raison, ses actions sont moins systémiques et de plus faible ampleur . Elles n'en restent pas moins notables.
Les actions menées directement ou indirectement par la Turquie sont de deux types : elles peuvent prendre la forme de pressions et d'attaques sur des chercheurs, ou alors elles passent par la formation de faux discours scientifiques à travers la création et le financement de think-tanks .
2. Des actions ciblées
a) Les pressions exercées sur les chercheurs
Le premier degré de la « pression » est la restriction pour les chercheurs de l'accès au territoire turc ainsi qu'aux archives . Claire Mouradian a souligné devant la mission que ces restrictions étaient largement pratiquées par la Turquie.
On se trouve ici à la limite de « l'ingérence » puisque l'accès au territoire et aux archives est une question de souveraineté. Il est possible en revanche de parler d'atteinte aux libertés académiques , car celles-ci ne peuvent pas être conçues sans une coopération internationale dans la recherche.
Il ne faut pas minimiser les conséquences de cette restriction de l'accès au terrain . Elle a des implications concrètes sur la formation des futurs chercheurs : les étudiants intéressés par ces thèmes, mais qui constatent qu'ils ne pourront pas avoir accès aux ressources, voient le danger de ne pas réussir à faire correctement leur mémoire, et donc à obtenir par la suite un contrat doctoral. Il y a donc un phénomène d'anti-sélection : ces étudiants vont préférer se spécialiser dans des domaines différents, plus accessibles, ce qui est exactement l'objectif des régimes autoritaires .
La limitation de l'accès au terrain n'est toutefois pas le seul risque : aller en Turquie peut également se révéler dangereux pour les chercheurs critiques du régime . Ce risque a été prouvé récemment par l'affaire Tuma Altinel .
Tuma Altinel est un mathématicien de nationalité turque, domicilié en France depuis 1996, et qui est maître de conférence à l'université Lyon I. Il est activement engagé au sein du collectif des Universitaires pour la Paix, qui est un groupe critique de la position du gouvernement turc à l'égard des kurdes.
Lors d'un voyage en Turquie, il est incarcéré en mai 2019 après des accusations d' « appartenance à une organisation terroriste ». Il est libéré en juillet 2019, et acquitté en janvier 2020, mais les autorités turques refusent de lui rendre son passeport jusqu'en mai 2021. L'université de Lyon I avait voté en avril 2021 une motion demandant au Président de la République française « de tout mettre en oeuvre pour qu'il puisse revenir en France dans les plus brefs délais ».
Ce cas montre comment la Turquie est prête à utiliser toutes les procédures légales pour limiter les libertés académiques, d'une manière qui relève nettement de l'ingérence .
Claire Mouradian a souligné devant la mission que pour la Turquie, tout comme en Russie, les sciences humaines et sociales sont considérées comme « des enjeux de prestige et de sécurité nationale », et elles sont donc encadrées. L'article 301 du code pénal turc , entré une première fois en vigueur en 2005 et modifié dans sa version actuelle le 29 avril 2008, dispose que : « Le dénigrement public de la nation turque, de l'État de la République Turque ou de la Grande Assemblée Nationale Turque et des institutions juridiques de l'État sera puni de six mois à deux ans d'emprisonnement . »
L'utilisation de cet article est aujourd'hui très loin d'être marginale . Le journal Le Temps , dans un article « En Turquie, le retour des procès pour « insulte à la nation » », publié le 30 décembre 2019, donne le chiffre de 36 600 enquêtes et plus de 6 300 procès ouverts en 2018 sur le fondement de cet article, ainsi que sur celui de l'article 299, qui punit les insultes au chef de l'Etat. Le journal ajoute que : « Il y a quelques années, ces chiffres étaient proches de zéro ».
Néanmoins, les pressions exercées par la Turquie et les groupes pro-turcs peuvent également se situer hors de tout cadre « juridique », et prendre la forme de perturbations et d'intimidations, voire de menaces directes .
La chercheuse Dorothée Schmid a ainsi rapporté devant la mission deux cas où l'IFRI avait fait directement l'objet d'intimidations :
• en 2015, un étudiant avait eu à faire un mémoire sur la reconnaissance du génocide arménien par les américains. En conséquence, le site de l'IFRI a été hacké par des ultra-nationalistes turcs ;
• en 2017, lors d'une émission de télévision, le directeur de l'IFRI avait dit que Recep Erdogan « pourrait connaître un sort funeste ». L'IFRI a par la suite fait face à de nombreuses menaces et à une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux. Plusieurs personnes auditionnées ont mis en avant le caractère impressionnant et la virulence des insultes et des menaces sur les réseaux sociaux par les nationalistes turcs, même si ceci est loin d'être l'apanage de la Turquie.
Le géographe Emmanuel Veron a rapporté devant la mission d'information que des étudiants membres de groupes pro-turcs sont organisés pour créer du désordre « dès que certains sujets sont abordés ».
Ces derniers exemples sont typiques des interférences et menaces qui peuvent se produire dans le monde académique . Il s'agit rarement de perturbations suffisamment importantes pour qu'elles fassent l'objet d'articles dans les journaux nationaux, mais elles peuvent conduire à de véritables craintes et à des phénomènes d'autocensure, en particulier pour les chercheurs qui sont encore peu installés dans le monde académique.
En outre, il ne s'agit majoritairement pas d'actions pilotées directement par le gouvernement turc, mais davantage de l'initiative de groupes nationalistes, soutenus et encouragés par les autorités du pays. Les Loups gris, mouvement ultra-nationaliste turc qui a été dissout en novembre 2020 mais qui est toujours actif, est le plus connu de ces groupes.
Face à un usage disproportionné des outils du droit et un usage dévoyé de la liberté d'expression dans les démocraties, qui ne sont pas l'apanage de la Turquie, il est essentiel que la communauté académique dans son ensemble bénéficie, dans le cas d'attaques répétées menées à l'instigation de puissances étrangères , de la protection fonctionnelle, de manière à ne pas voir sa liberté d'action limitée par des considérations financières.
Recommandation 13 : Étendre le bénéfice de la protection fonctionnelle à l'ensemble de la communauté académique (chercheurs non agents publics, institutions) .
b) Le rôle des think-tanks
Le financement et la création des think-tanks qui promeuvent des thèses favorables aux positions du régime est le deuxième aspect de la stratégie turque d'influence dans l'enseignement supérieur . L'avantage des think-tanks est que la frontière entre ce qui relève de la recherche et du lobbyisme est dans certains cas difficile à tracer, et leur régulation est plus faible .
L 'institut du Bosphore 43 ( * ) - à ne pas confondre avec l'université du Bosphore -, créé en 2009 à Paris sous la forme d'une association loi 1901, a été cité lors des auditions. D'après son site, il « a pour mission principale d'être un des moteurs actifs des débats sur la Turquie en France, notamment au travers de l'organisation d'événements de premier plan ». Selon les éléments rapportés concernant ses travaux, il s'agit rarement de « contre-vérités », mais davantage de thèses et de notes qui ne présenteraient qu'un seul point de vue, ou qui omettent volontairement des aspects d'un problème . En outre, il apparaît que l'institut du Bosphore recense les auteurs d'articles sur la Turquie , ce qui pourrait-être interprété par certains chercheurs comme une forme de « repérage » ou de surveillance.
Par ailleurs, il ressort de nos auditions que certains think-thanks ont soutenu des thèses ouvertement négationnistes qui ont engendré des procédures judiciaires. On peut ainsi citer l'affaire « Maxime Gouin » dont l'auteur est connu pour ses positions niant le génocide arménien 44 ( * ) .
* 43 L'institut du Bosphore est un think tank créé à l'initiative de la Tüsiad, association des industries et des entreprises de Turquie, sans lien avec l'université du Bosphore qui est un établissement d'enseignement supérieur public turc situé à Istanbul.
* 44 Source : Cour d'appel de Paris (communiqué de presse du 28 mars 2019).