III. UNE PRISE DE CONSCIENCE INTERNATIONALE RÉCENTE

Si le tableau des influences étatiques dans le monde universitaire et académique français semble à ce stade moins fourni que dans d'autres pays, comme l'Australie, le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni et une partie de l'Europe, plusieurs interlocuteurs de la mission ont insisté sur le fait qu'à travers la situation récente et actuelle de ces pays, c'est en fait l'avenir des influences étatiques dans le monde universitaire et académique français que l'on peut lire .

La description des réactions au phénomène des influences étatiques dans le système universitaire et de recherche offre à la France une double opportunité , que n'ont pas connu d'autres pays :

• celle d'abord d'un précieux retour d'expériences , à l'aune duquel les réponses déployées ou envisagées en France peuvent être évaluées ;

• celle aussi d'une stratégie à promouvoir au sein d'enceintes internationales pour parvenir à une réponse coordonnée.

A. DES PREMIÈRES RÉPONSES ÉTATIQUES EN ORDRE DISPERSÉ

Aucun État ne semble avoir pleinement anticipé la montée en puissance des influences étatiques. Celles-ci ont surpris par leur intensité et leur dimension systémique. La prise de conscience s'est donc opérée tardivement, par à-coups , au gré des révélations dans la presse ainsi que des inflexions de la politique intérieure et de la diplomatie de chaque pays. Il est pour cette raison plus approprié de parler de « réactions » subie que d'une politique publique élaborée en amont.

Les États victimes d'influences, ou de tentatives d'influences, étatiques ont réagi selon des modalités guidées par les spécificités de leur système universitaire et de recherche , par leur culture politique et administrative et par leur sensibilité historique à ce phénomène d'influences. Si, pour certains, des dispositifs existants mais en veille ont pu être réactivés face à l'urgence de la situation, pour les autres il a bien souvent fallu inventer de nouvelles procédures.

1. La démarche pragmatique et globale de l'Australie

L'Australie fait partie des premiers pays à avoir mesuré l'ampleur des influences étatiques au sein de son système universitaire et de recherche. Elles ont atteint, d'après le ministre de la Population Alan Tudge, des « niveaux sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale ». Activisme d'associations étudiantes contrôlées par les ambassades sur les campus, dons financiers suspects, menaces, piratages informatiques : l'Australie a tenu un rôle particulier et précurseur dans l'identification et la prise de conscience de l'émergence de ce phénomène.

Cela tient d'abord au fait que les universités australiennes sont un secteur d'activité traditionnellement important, ce qui les place en première ligne en cas de conflit impliquant ce pays. Selon les chiffres de l'Unesco, repris par Campus France, l'Australie est le troisième pays au monde en nombre d'étudiants étrangers , derrière les États-Unis et le Royaume-Uni et nettement devant la France, avec près de 400 000 étudiants étrangers accueillis chaque année. Ce nombre est en forte croissance, même si la pandémie de Covid-19 a sérieusement réduit les échanges universitaires.

Cela tient également à sa proximité géographique avec la Chine et au fait qu'une forte population chinoise réside depuis longtemps sur le territoire australien. De plus, de nombreux étudiants venus de Chine choisissent l'Australie par défaut, lorsqu'ils ne sont pas parvenus à accéder aux campus nord-américains.

La contribution écrite de l'ambassade d'Australie fait état de 374 056 étudiants étrangers à la tête desquels figurent, dans le top 10, l'Inde, la Chine et le Népal devant le Vietnam, la Colombie, le Brésil, les Philippines, la Malaisie, l'Indonésie et la Corée du Sud (cf. tableau ci-après). Il convient d'ajouter, pour éclairer les raisons de tensions apparues sur les campus entre étudiants de Chine continentale et étudiants de Taïwan par exemple, que ces derniers représentaient en Australie 1,6 % du total des étudiants étrangers, soit 5 981 étudiants en juin 2021.

La répartition par nationalité des étudiants étrangers en Australie

Pays d'origine

Pourcentage d'étudiants étrangers

Nombre d'étudiants étrangers

Inde

20,3 %

75 802

République populaire de Chine

15,1 %

56 376

Népal

11,1 %

41 556

Vietnam

4,1 %

15 500

Colombie

3,8 %

14 063

Brésil

3,7 %

13 834

Philippines

3,2 %

12 147

Malaisie

3,0 %

11 112

Indonésie

2,9 %

10 676

Corée du Sud

2,9 %

10 674

Source : contribution de l'ambassade d'Australie à Paris

À partir de 2017, les autorités australiennes ont pris une série de mesures cohérentes, qui semblent avoir servi de modèle pour d'autres États membres du Commonwealth et plus largement pour le monde occidental. Il existe un « modèle australien » dans le sens où, de façon délibérée, les autorités australiennes se sont efforcées de répondre au défi spécifique posé par la Chine par des mesures de portée générale . Cet effort de neutralité pose les jalons de normes universelles, qui pourraient in fine être acceptées par d'autres États comme règles du jeu en matière de coopération universitaire et scientifique.

Dans une logique de chaînage vertueux, Gouvernement, Parlement et universités collaborent étroitement à la prévention de ces ingérences et à la définition d'un cadre.

Au sein du Parlement , les conséquences des menaces ont été tirées en trois temps :

- d'une part, le « Foreign Influence Transparency Scheme Act » adopté en 2018 après un scandale impliquant un sénateur australien, met en place une législation sur les financements d'origine étrangère, notamment dans la vie politique, qui a été votée en 2018 ;

- d'autre part, la même année, le « National Security Legislation Amendment Act » a introduit pour la première fois dans le droit australien un crime spécifique relatif aux ingérences étrangères ( Espionage and Foreign Interference ) ;

- enfin, une commission conjointe du Parlement australien sur le renseignement et la sécurité a été lancée en août 2020. Elle a débuté ses travaux avec une mission sur les ingérences étrangères dans l'université en novembre 2020. Elle devait rendre ses travaux en juillet 2021, mais a décalé ses conclusions à la fin de cette année.

Son président, le sénateur James Paterson, a indiqué aux membres de la mission que : « Certaines universités n'ont pas mesuré l'importance de ces questions ; sans doute ont-elles été naïves ou ont-elles fermé les yeux. Si les universités ont mis du temps à se réveiller, c'est parce que bon nombre d'entre elles sont dépendantes financièrement des revenus en provenance d'étudiants étrangers, lesquels facilitent notamment leur recherche . »

S'agissant de ces universités , l'ambassadrice d'Australie en France, Mme Gillian Bird a rappelé lors de son audition qu'« en Australie, il y a très peu d'institutions privées dans [le] domaine universitaire ». Pour autant, les universités publiques australiennes sont très dépendantes des frais d'inscription et des partenariats avec l'étranger.

L'ambassadrice souligne que les universités ont collaboré en très bonne intelligence avec le Gouvernement, à partir d'août 2019, avec la mise en place d'un groupe de travail ( taskforce ) sur les ingérences étrangères dans le secteur universitaire. Celui-ci a élaboré et publié en novembre 2019 un recueil de lignes directrices ( guidelines 24 ( * ) ). L'ambassadrice explique que ces lignes directrices « se concentrent sur cinq domaines clés : les cadres de gouvernance et de risque, le devoir de diligence, la communication et la formation, le partage des connaissances et la cybersécurité ». On retrouve la distinction entre les termes anglais d' influence et d' interference (ingérence en langue française) dans ces lignes directrices, qui encouragent les universités à être davantage transparentes quant à leurs partenariats scientifiques et à leurs sources de financement, ou encore à renforcer leur cybersécurité. Cette coopération entre Gouvernement et universités a d'une part permis une bonne appropriation de ces lignes directrices par le monde universitaire, et d'autre part donné l'occasion à ce dernier de faire un retour d'expérience qui conduit à une actualisation de ces lignes directrices, pour contrer le caractère évolutif de la menace.

Proches du monde universitaire, les think-tanks, en particulier l'Australian Strategic Policy Institute (ASPI), financé par le gouvernement australien mais aussi par d'autres Etats et des entreprises privées, ont joué un rôle clé dans l'identification du problème des ingérences étrangères dans l'université et ont produit de nombreuses études, invitant par exemple les universités à « repenser leur modèle économique » ou mettant à disposition du public des enquêtes très fouillées sur l'ampleur du phénomène 25 ( * ) .

Enfin, le Gouvernement a annoncé ces dernières années son intention de se doter de nouvelles compétences, afin de mettre fin aux accords entre autorités locales (y compris les universités) et pays étrangers qui menaceraient l'intérêt national. Des contrôles visant spécifiquement des étudiants chinois en Australie ou en lien avec la Chine ont été mis en place dès 2015 par une cellule du ministère des affaires étrangères australien à laquelle participent les services de renseignement. Elle délivre notamment des autorisations aux établissements pour accueillir des étudiants chinois (cf. encadré ci-dessous).

L'encadrement des partenariats :
l'exemple australien d'un registre public des accords étrangers

« En vertu du régime des accords étrangers, établi par la loi australienne de 2020 sur les relations étrangères (accords des États et des territoires), les universités publiques australiennes sont tenues d'informer le ministre des affaires étrangères de tout accord, y compris des accords de financement, conclus avec un gouvernement étranger ou une université étrangère qui ne dispose pas d'une autonomie institutionnelle .

« Lorsqu'un accord étranger a des conséquences négatives sur les relations étrangères de l'Australie ou est incompatible avec la politique étrangère de l'Australie, le ministre peut empêcher la mise en oeuvre de cet accord ou exiger la résiliation ou la modification de tout accord existant .

« Le ministre des affaires étrangères se doit de tenir un registre public des accords étrangers. Ce registre public peut inclure des informations sur tout accord (y compris des accords de financement) impliquant des universités publiques australiennes lorsque l'accord entre dans le champ d'application du programme. Les informations du registre incluent le titre de l'accord, les parties à l'accord et toutes décisions prises par le ministre des affaires étrangères vis-à-vis de l'accord, à condition que ces informations ne soient pas exemptées de publication en vertu de la loi. Le registre n'inclue pas les détails des accords (par exemple, le montant financé pour un accord de financement). »

Source : contribution de l'ambassade d'Australie à Paris

Enfin sur le plan diplomatique, l'Australie cherche à développer des alliances avec d'autres pays cibles d'ingérences extraterritoriales . Ses services de renseignement échangent des informations avec les États du Five Eyes (États-Unis, Canada, Royaume-Uni et Nouvelle-Zélande). La première visite officielle de la France en Australie, en 2018, puis l'organisation du sommet France-Océanie, ont marqué un rapprochement entre deux pays qui avaient traditionnellement peu d'intérêts en commun. Si la stratégie indo-pacifique de la France reste tributaire des évolutions géopolitiques, elle peut trouver un terrain fécond de coopération sur cette thématique de l'intégrité scientifique et des libertés académiques.

2. Le Royaume-Uni pris au piège de la dépendance

Le Royaume-Uni se caractérise de longue date par l'attractivité de son système universitaire et de recherche, ce qui en fait le deuxième pays d'accueil d'étudiants étrangers au monde. Disposant de nombreux atouts, notamment de l'avantage comparatif d'une langue devenue lingua franca de la communauté scientifique, et de deux universités de renom mondial - Cambridge et Oxford -, son enseignement supérieur s'est internationalisé de façon précoce, aidé en cela par la tradition britannique d'ouverture culturelle au reste du monde.

Devant l'effort scientifique considérable de certains pays émergents, la posture du Royaume-Uni a d'abord été tout sauf défensive . Son premier mouvement a plutôt été de multiplier les collaborations avec ces nouveaux acteurs pour tenter de conserver son leadership et de ne pas se faire rattraper dans la compétition scientifique internationale. Le Premier ministre David Cameron avait ainsi saisi l'occasion de la visite d'État du président Xi Jinping en 2015 pour inaugurer un laboratoire commun à l'Imperial College de Londres et à l'université du Zhejiang, dans le domaine stratégique et sensible des data sciences .

Jusqu'à récemment inséré dans le système de recherche et universitaire de l'Union européenne et partie prenante du programme Erasmus+, le Royaume-Uni s'est ouvert aux étudiants européens mais, plus encore, il a multiplié la part des étudiants extra-européens, en particulier de certaines aires géographiques comme le golfe Persique ou la Chine. Les effectifs des étudiants chinois au Royaume-Uni ont quadruplé entre 2005 et 2020 pour atteindre 100 000 . De manière significative, ils sont depuis 2012 en plus grand nombre que les étudiants européens.

Depuis la fin des années 2000, la politique consistant à mettre à contribution le secteur privé dans le financement des universités britanniques a conduit ces dernières à dépendre plus fortement des frais d'inscription dans leur modèle économique. Ces frais de scolarité étant plus élevés pour les étudiants étrangers que pour les britanniques, et plus élevés pour les étudiants extra-européens que pour les européens, la quête de financements a pu contribuer à une « extra-européanisation » des étudiants présents sur son territoire. Une dépendance des universités et écoles de commerce britanniques aux financements étrangers s'est ainsi installée à bas bruit. La pandémie de Covid-19 a jeté une lumière crue sur cette nouvelle fragilité du système universitaire britannique 26 ( * ) .

Dans ce contexte, la presse a joué un rôle de lanceur d'alerte , contribuant, par la médiatisation de certains cas d'ingérence dans le monde universitaire et académique, à mettre la question à l'agenda des institutions politiques et académiques. Le naming and shaming a constitué le premier niveau d'action au Royaume-Uni.

La presse a ainsi révélé qu'un tiers du financement de l'université de Glasgow provenait de fonds originaires de Chine . En novembre 2014, l'université du Bedforshire, au Nord de Londres, a été accusée, semble-t-il finalement à tort, d'avoir accordé un traitement préférentiel à des étudiants saoudiens, de crainte de perdre ses sources de financement. L'ensemble de la presse britannique, du Spectator au Guardian en passant par les blogs, s'est fait la caisse de résonance de ces informations.

À cette première phase de prise de conscience ont succédé des réactions venues du monde politique. Certains partis politiques se sont fait l'écho de cette préoccupation, et au premier chef le parti conservateur. Pour certains responsables politiques, la question chinoise s'est en effet substituée à la question européenne une fois le Brexit entériné . Un « China Research Group » a été créé au sein du parti conservateur, la commission des droits de l'homme des tories s'est montrée très active sur la Chine en publiant un document portant notamment sur les instituts Confucius, et un think-tank conservateur comme Civitas a insisté dans une étude sur l'intégration civilo-militaire et le réarmement de la Chine. En réaction, Tom Tugendhat, président de la commission des affaires étrangères a été sanctionné par la Chine , à l'instar d'autres collègues ou de chercheurs s'étant exprimés sur la Chine 27 ( * ) .

Homologue outre-manche de la Conférence des présidents d'universités, l'organisme Universities UK , qui fédère 140 universités britanniques, a publié en octobre 2020 un guide destiné à identifier et lutter contre les « risques liés à l'internationalisation 28 ( * ) ». Ce guide distingue quatre « actifs » à protéger pour les universités britannique : la réputation et les valeurs, les personnes, les campus, et enfin les partenariats.

Il est souligné dans ce guide que les ingérences étrangères « ne se limitent pas au vol de propriété intellectuelle ou de données. Il y a aussi des menaces pour nos valeurs qui ont fait le succès de l'enseignement supérieur : la liberté académique, la liberté d'expression et l'autonomie institutionnelle ».

3. L'approche prudente et inclusive du Canada

La mission d'information a entendu M. Garnett Genuis , membre conservateur de la chambre des communes et vice-président de la commission spéciale du Parlement sur les relations Chine-Canada 29 ( * ) , en activité de septembre 2020 à août 2021, qui a souligné un «  réel tournant » du Gouvernement libéral dans sa relation avec la Chine depuis la poussée conservatrice aux élections fédérales de l'automne 2019, et le développement d'une « coopération transpartisane pour recalibrer la relation » avec ce pays.

M. Garnett Genuis reprend à son compte la distinction entre deux types d'influences dans le monde universitaire et académique : d'une part le modelage de l'image d'un pays à l'international , et d'autre part l'accès à des technologies et données scientifiques protégées par la propriété intellectuelle.

Concernant cette deuxième catégorie , il a attiré l'attention de la mission sur le refus du gouvernement canadien, au nom de la « sécurité nationale », de transmettre à la commission spéciale du Parlement les informations relatives à une affaire potentielle d'espionnage par une puissance étrangère en lien avec les menaces bactériologiques, malgré plusieurs motions parlementaires en ce sens. En janvier 2020, un couple de virologues chinois a été licencié sans raison officielle du laboratoire de haute sécurité en microbiologie de Winnipeg ( National Microbiology Lab ), le seul de niveau 4 dans le pays 30 ( * ) - c'est-à-dire habilité à étudier les maladies les plus létales et contagieuses. Voyageant régulièrement en Chine et peut-être financés par ce pays, les deux chercheurs pourraient avoir partagé des échantillons des virus Ebola et Henipah avec l'institut de virologie de Wuhan , et auraient donné l'accès au laboratoire de Winnipeg à des étudiants chinois affiliés à l'Armée populaire de libération.

En réaction à cette affaire et afin de protéger la propriété intellectuelle dans des domaines comme l'aérospatial, l'intelligence artificielle ou l'informatique quantique, le ministre fédéral de l'Innovation a annoncé en juillet 2021 la mise en place d'une évaluation des risques au regard de la sécurité nationale , pour toute demande de bourse de recherche dans le cadre d'un partenariat public-privé auprès du Natural Sciences and Engineering Research Council . Si les services de renseignement ( Canadian Security Intelligence Service ) et de cyberespionnage ( Communications Security Establishment ) jugent un partenariat « à haut risque », la bourse ne sera désormais plus accordée.

S'agissant de la première catégorie , le député canadien ne s'est pas prononcé sur la capacité d'influence des instituts Confucius sur la vie d'un campus, mais les identifie en tout état de cause comme « exposés au risque de contrôle » par le parti communiste chinois. Il s'est notamment montré préoccupé par « la réticence [de leurs dirigeants] à admettre de simples faits relatifs aux droits de l'homme 31 ( * ) ». Rappelant l'importance du fédéralisme au Canada, et donnant en exemple la décision récente de la province du Nouveau-Brunswick de fermer les classes Confucius à horizon 2022, il appelle, à l'instar de sa province 32 ( * ) , à un plan à l'échelle nationale, impliquant aussi les ambassades. Le premier institut Confucius fermé en Amérique du Nord l'avait été au Canada, dès 2013, à l'université McMaster d'Hamilton ; l'année suivante, le partenariat envisagé avec un institut Confucius par le Toronto District School Board , qui supervise plus de 500 écoles publiques de la ville, avait été abandonné sous la pression de la communauté éducative.

Le député admet plus généralement « la vulnérabilité de la diaspora étudiante aux pressions des ambassades chinoises » : les relations de certaines associations étudiantes avec les autorités consulaires ont été découvertes, par exemple à l'université McMaster 33 ( * ) ; sur divers campus, la Chinese Students and Scholars Association (CSSA), organise des manifestations prétendument spontanées d'étudiants chinois à l'occasion d'événements sur Hong Kong ou sur le Tibet 34 ( * ) .

4. L'exploitation des divisions européennes pour pénétrer un système universitaire et de recherche : les cas de l'Allemagne, de la République tchèque et de la Hongrie

Prenant la mesure du risque lié aux influences étatiques extra-européennes dans leur système universitaire et de recherche , plusieurs pays européens ont décidé de mesures spécifiques concernant certaines pratiques signalées par leurs services de renseignement ou leurs universités. C'est notamment le cas de l'Allemagne . Selon la chercheuse Dorothée Schmid, la structure institutionnelle et la culture politique allemande ont favorisé une prise de conscience rapide de ce phénomène : la part très active prise par le Bundestag dans la définition de la politique étrangère allemande facilite l'émergence d'un discours critique au sein de la société sur les orientations d'un exécutif qui pourrait sinon être tenté par la Realpolitik . Fondé en 2013, le Mercator Institute for China Studies (MERICS), qui est de l'avis unanime le centre de recherche de référence en Europe sur la Chine 35 ( * ) , avec vingt chercheurs à plein temps, dépend ainsi d'une fondation privée.

L'Université libre de Berlin a bénéficié d'un financement de 500 000 euros par la Chine, en échange de contreparties, et notamment de clauses de confidentialité, ce qui a été mal perçu dans le pays. Ailleurs en Allemagne, deux universités ont fermé les instituts Confucius qui leur étaient rattachés.

La Hocschulrektorenkonferenz (HRK), qui réunit toutes les universités et les grandes écoles en Allemagne, a publié un guide sur la coopération avec la Chine.

En matière de diplomatie scientifique, le ministre fédéral a publié une stratégie en décembre 2020, dans laquelle il est affirmé qu'« après les politiques d'internationalisation et de mise en réseau de la science et des universités, une nouvelle stratégie est nécessaire pour les années 2020 ». Fait notable, cette nouvelle stratégie n'est pas destinée à remplacer la stratégie précédente, mais au contraire à « maintenir les points forts antérieurs de la diplomatie scientifique, en particulier la dimension internationale de la mise en réseau et des échanges » . Cette stratégie affirme par ailleurs que « la diplomatie scientifique allemande est toujours comprise dans un cadre de référence européen ».

Comme l'ont mis en évidence François Godement et Abigaël Vasselier dans leur ouvrage La Chine à nos portes , la Chine privilégie les relations avec les États membres, cherchant à éviter autant que possible les relations directes avec l'Union européenne. C'est ce qui explique la création du forum « 16+1 ». La Russie a adopté une stratégie similaire, cherchant à exploiter et même à exacerber les dissensions politiques, visant en priorité les courants politiques eurosceptiques. François Godement souligne par ailleurs la grande plasticité des approches de la Chine, sa diplomatie s'adaptant aux spécificités institutionnelles de chaque État : tandis qu'en Hongrie la proximité avec l'exécutif est essentielle, la présence auprès des régions compte davantage en Pologne.

Certains pays comme la République tchèque disposent d'un potentiel scientifique et technologique avancé mais n'ont pas nécessairement de moyens de renseignement adaptés pour protéger ce potentiel. Ils sont des cibles privilégiées pour des pratiques de captation, un point d'entrée au sein d'un espace de libre circulation. Un exemple en a été donné par le financement par l'ambassade de Chine de conférences sur les avantages de la Route de la soie au sein de l'université Charles de Prague. La mise en oeuvre des bonnes pratiques et recommandations formulées par le think-tank spécialisé sur les relations avec la Chine, Sinopsis 36 ( * ) , a constitué une première réponse pour mettre fin à ces pratiques.

Au sein de l'Union, il faut souligner aussi que d'autres États se sont distingués par leur absence de réaction alors qu'ils étaient ciblés comme point d'entrée en Europe, voire jouent délibérément le rôle de relais des influences étatiques extra-européennes.

Les États membres du groupe de Visegrad sont d'autant plus perméables aux influences étatiques visant leur système universitaire et de recherche qu'ils défendent eux-mêmes de moins en moins les libertés académiques et cherchent à contrôler de plus en plus étroitement la production et la diffusion de savoir. Plusieurs ressortissants polonais ont même tenté de faire pression lors d'un colloque sur la Shoah à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris, avec un soutien implicite de leurs autorités 37 ( * ) .

En Hongrie, la création du Fudan Institute of Belt and Road Global Governance à Budapest a suscité de nombreuses réactions de la société civile et de certains acteurs politiques - comme celle du maire de la ville, qui a symboliquement renommé les rues adjacentes -, mais a été accueilli favorablement par l'État. Il faut dire que l'investissement, non conditionné, représenterait plus d'1 % du PIB du pays .

5. Les États-Unis, une réponse avant tout géopolitique

Depuis 1945, les États-Unis ont fait de leur avance technologique et de la puissance de leur système universitaire et de recherche l'une des pierres angulaires de leur puissance et de leur prestige. L'avantage comparatif que les « GAFAM » lui ont donné dans la définition de normes techniques est en grande partie le fruit de la démocratisation précoce de son enseignement supérieur.

Le président Barack Obama avait en 2009 donné aux États-Unis l'objectif de 100 000 nouveaux locuteurs du chinois en cinq ans . Après la visite d'État du président chinois aux États-Unis en 2015, il avait même annoncé l'objectif d'un million d'étudiants apprenant le mandarin d'ici 2020, montant jugé ambitieux.

Dans un climat de conflictualité grandissante avec la Chine, les États-Unis ont, à la différence de l'Australie, souhaité se mesurer à la Chine dans un rapport de force géopolitique. Ainsi que l'a exposé Pierre Buhler à la mission : « C'est également au vu des risques de sécurité encourus que l'administration Trump a, quelques jours avant l'investiture du président Biden, émis une directive relative aux moyens de concilier les impératifs de sécurité nationale avec l'indispensable ouverture internationale de la science et de la recherche. Bien que la directive s'applique erga omnes , seule la Chine y est explicitement mentionnée parmi les États qui cherchent à exploiter l'ouverture des environnements de recherche [pour] renforcer leur compétitivité économique et militaire aux dépens des États-Unis et de leurs alliés . »

C'est ainsi d'abord le secrétaire d'État Mike Pompeo qui a porté la critique des instituts Confucius, accusés de propagande. En août 2020, les États-Unis ont déclaré les instituts Confucius « missions diplomatiques à l'étranger », ce qui leur a valu un encadrement plus strict.

En mars 2021, une « loi Confucius » a été adoptée à l'unanimité par le Sénat pour contrôler les instituts Confucius sur les campus américains. Elle prévoit notamment que des financements publics ne peuvent être accordés que si des clauses spécifiques dans le contrat signé avec les instituts Confucius sont claires sur le fait :

- de protéger la liberté académique ;

- d'interdire l'application de toute loi étrangère sur le campus ;

- d'accorder un contrôle total des universités d'accueil sur les instituts Confucius.

Le mouvement de fermeture des instituts Confucius a été particulièrement suivi par les universités états-uniennes.

La comptabilité tenue par la National Association of Scholars, un think-tank conservateur qui a enquêté sur les instituts Confucius aux États-Unis et milité pour leur fermeture, fait apparaître une chute drastique de leurs implantations, passées de 103 en avril 2017 à 38 en août 2021 . La fermeture de huit autres instituts est prévue à court terme et il semblerait que certains autres soient d'ores et déjà des coquilles vides.

Selon certaines études 38 ( * ) , la précipitation dans laquelle les instituts Confucius ont été fermés aurait cependant provoqué une pénurie d'offre d'enseignement en langue et civilisation chinoise.

Même si Mike Pompeo a appelé à défendre la liberté académique, il a d'abord appelé à l'indépendance pour justifier la vigilance sur les instituts Confucius.

Comme en matière de commerce extérieur, les États-Unis de Donald Trump ont réactivé un ancien mécanisme , datant de 1938, le Foreign Agents Registration Act (FARA), qui prévoit une déclaration d'intérêts au titre de puissance étrangère, dans un registre public, disponible en ligne, pour les lobbyistes 39 ( * ) . Cet outil de contre-espionnage du Department of Justice , était tombé en désuétude après 1966, en raison d'une inversion de la charge de la preuve au détriment du Gouvernement, mais est cité en exemple, notamment par nos services de renseignement, pour améliorer la transparence sur l'intégrité scientifique et la liberté académique des doctorants et chercheurs étrangers.

Exemple de déclaration d'intérêt et de financement
à l'appui d'une thèse ou d'une publication

Source : article de Shabnam Dadparvar et Hamidreza Azizi dans “ Confucian Influence : The Place of Soft Power in China's Strategy Towards Central Asia ” (China Report 55, 4 (2019): 328-344)

La mission d'information propose de s'inspirer de la législation « FARA » pour étudier l'instauration en France d'un système de déclaration d'intérêts visant à signaler dans leurs thèses, travaux post- doctoraux et publications scientifiques les éventuelles aides directes et indirectes dont les doctorants et chercheurs ont pu bénéficier de la part d'États extra-européens, ainsi qu'un régime de transparence sur l'origine des financements extra-européens des projets (colloques, contrats doctoraux, chaires...) menés par les établissements d'enseignement supérieur et de recherche et les think-tanks. L'article L. 411-5 du code de la recherche, introduit dans la loi de programmation à l'initiative du Sénat et qui prévoit des obligations déclaratives pour les personnels de la recherche appelés à mener des missions d'expertise pour le compte des pouvoirs publics, pourrait à ce titre servir de modèle.

Recommandation 16 : Prévoir, dans le cadre des décrets qui doivent être publiés au titre de l'article L. 211-2 du code de l'éducation, et en s'inspirant de l'article L. 411-5 du code de la recherche, l'obligation pour les chercheurs de déclarer dans leurs thèses, travaux post-doctoraux et publications scientifiques les éventuelles aides directes et indirectes dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extra-européens.

6. Le paradoxe d'une Chine sur la défensive

Entre 2008 et 2018, le nombre d'étudiants chinois menant leur scolarité dans un pays étranger a plus que triplé, passant de 180 000 à 662 000 . La Chine est de fait le pays avec le plus grand nombre d'étudiants à l'étranger. Les pays anglo-saxons, États-Unis, Grande-Bretagne, Australie et Canada, représentent l'écrasante majorité des destinations. La France reçoit environ 5 % des étudiants chinois dans le monde.

Ce mouvement traduit l'importance pour le pays de former sa population à des standards internationaux qui valorisent les années d'étude dans un autre pays, ainsi que la volonté clairement affichée d'acquérir des connaissances utiles au pays, essentiellement dans les domaines jugées les plus porteurs. Il est également le reflet de la difficulté d'accès des étudiants chinois aux universités du pays, en nombre encore insuffisant compte tenu de la croissance démographique et dont l'accès est conditionné par le résultat à l'examen national du gaokao . Moyennant finances, il est parfois plus simple pour eux d'intégrer un établissement étranger, y compris les plus prestigieux, que les universités chinoises les plus sélectives.

L'attitude de la Chine vis-à-vis de ses propres étudiants à l'étranger a cependant connu ces dernières années des évolutions profondes, qui illustrent de manière paradoxale sa propre reconnaissance de la capacité d'influence des études supérieures.

Trois éléments semblent cependant limiter la capacité des études à l'étranger à faire évoluer la perception du monde des étudiants chinois.

Tout d'abord, une forme de résistance « organique » des principaux intéressés. Dans une étude 40 ( * ) qualitative comparant des étudiants chinois en Australie et en France, menée en collaboration avec Allan Patience, la chercheuse Claudia Astarita, auditionnée par la mission d'information, a souligné la difficulté des étudiants chinois, à adopter une approche plus ouverte vis-à-vis d'une expression médiatique non-chinoise parlant de la Chine. De facto , les études hors du pays sont plus souvent vécues dans une logique utilitariste de valorisation du diplôme que pour l'ouverture procurée, la plupart des étudiants souhaitant retourner en Chine à l'issue de leur cursus. Cette vision s'oppose à celle, plus particulièrement présente en Occident, d'études également destinées à assurer une ouverture au monde et à adopter des perspectives intellectuelles diversifiées.

Ensuite, les étudiants chinois à l'étranger semblent, selon de nombreux témoignages, soumis à une forme de contrôle social exercée par leur communauté, en particulier par le biais des associations étudiantes, placée souvent sous le contrôle officieux des autorités diplomatiques (voir infra ).

Enfin, Claudia Astarita , a noté 41 ( * ) dès 2018 la limitation des partenariats avec les institutions étrangères, avec la fermeture en un an de 234 programmes . Elle précise que cette diminution reflète « une tendance croissante à la suspicion envers les programmes étrangers [..] parmi les autorités chinoises ». Il n'est pas interdit de penser que la conjugaison de la crise pandémique de 2020, qui a significativement réduit les échanges universitaires, de l'image désormais très dégradée du pays 42 ( * ) et des fortes tensions avec les États-Unis, de loin première destination des étudiants chinois, va renforcer cette méfiance des autorités politiques chinoises vis-à-vis de leurs étudiants à l'étranger.

Par ailleurs, les près de 35 000 étudiants chinois en France n'ont permis qu'une réciprocité limitée, avec environ 10 000 étudiants français en Chine . De nombreux témoignages recueillis par la mission d'information font état des difficultés de plus en plus grandes à accéder au pays , pour les étudiants comme pour les chercheurs.

La Chine présente donc un double visage , d'un côté, très désireuse de proposer une vision positive de son modèle de développement à l'étranger, sous ses propres termes et parfois dans les conditions discutables que le présent rapport cherche à éclairer, de l'autre, menant avec sa propre population étudiante à l'étranger et avec les étudiants étrangers sur son sol une politique méfiante et restrictive , qui bénéficie de surcroit d'un fort nationalisme rendant les étudiants chinois peu perméables à court terme aux influences étrangères.


* 24 University Foreign Interference Taskforce (UFIT), « Guidelines to counter foreign interference in the australian university sector », novembre 2019. En ligne : https://www.dese.gov.au/guidelines-counter-foreign-interference-australian-university-sector/resources/guidelines-counter-foreign-interference-australian-university-sector [consulté le 26 septembre 2021].

* 25 Alex Joske, « The China Defence Universities Tracker », Australian Strategic Policy Institute, 25 novembre 2019. En ligne : https://www.aspi.org.au/report/china-defence-universities-tracker [consulté le 26 septembre 2021].

* 26 Sally Weale, « Chinese students' applications to UK universities up by 30% », The Guardian, 11 juillet 2019. En ligne : https://www.theguardian.com/education/2019/jul/11/chinese-students-applications-to-uk-universities-up-by-30 [consulté le 26 septembre 2021].

* 27 Cécile Ducourtieux et Frédéric Lemaître, « Ouïgours : la Chine sanctionne à son tour le Royaume-Uni », Le Monde, 26 mars 2021. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/26/la-chine-sanctionne-a-son-tour-le-royaume-uni_6074612_3210.html [consulté le 26 septembre 2021].

* 28 Universities UK, « Managing risks in Internationalisation: Security related issues, octobre 2020. En ligne : https://www.universitiesuk.ac.uk/policy-and-analysis/reports/Pages/managing-risks-in-internationalisation.aspx [consulté le 26 septembre 2021].

* 29 Source : site du Parlement du Canada ; https://www.ourcommons.ca/Committees/en/CACN

* 30 Source : RCI, 10 juin 2021 ; https://ici.radio-canada.ca/rci/en/news/1800416/wake-up-call-for-canada-security-experts-say-case-of-2-fired-scientists-could-point-to-espionage

* 31 Source : compte Twitter de Garnett Genuis, 4 mai 2021 ; https://twitter.com/GarnettGenuis/status/1389405119934992387?s=19

* 32 Robert Fife et Steven Chase, « Alberta calls for national securité rules for academics to prevent intellectuel property transfert to China », The Globe and Mail, 25 mai 2021 ; https://www.theglobeandmail.com/politics/article-alberta-calls-for-national-security-rules-for-academics-to-prevent/

* 33 Justin Mowat, « MacMaster student government bans Chinse students' group from campus », CBC news, 26 septembre 2019 ; https://www.cbc.ca/news/canada/hamilton/mcmaster-china-student-association-ban-1.5298882

* 34 Source : blog de Jeremy Luedi, True north far east  ; https://truenorthfareast.com/news/china-influence-canada-universities-cssa

* 35 Site officiel : https://merics.org/en

* 36 Site officiel : https://sinopsis.cz/en/

* 37 Jakub Iwaniuk, « La Pologne minimise les incidents lors d'un colloque sur la Shoah à Paris », Le Monde, 4 mars 2019. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/04/tensions-entre-la-pologne-et-la-france-apres-l-incident-de-l-ehess_5431359_3210.html [consulté le 26 septembre 2021].

* 38 « Yet the U.S. is facing a critical shortage of Mandarin-speaking China experts. Even critics concede the CI program has provided valuable learning experiences otherwise unavailable due to budget constraints and the lack of Mandarin teachers at universities and public schools across the nation. » (Source : https://www.brookings.edu/articles/its-time-for-a-new-policy-on-confucius-institutes/ )

* 39 Site du Department of justice des Etats-Unis : https://efile.fara.gov/ords/fara/f?p=185:17

* 40 Chinese students' access to media information in Australia and France: a comparative perspective http://hal.cirad.fr/IAO_UMR5062/hal-02490213

* 41 A new frontier of West-China Competition: Academia and International Education”, https://www.iai.it/en/pubblicazioni/new-frontier-west-china-competition-academia-and-international-education

* 42 China's Soft Power in Europe Falling on Hard Times A Report by the European Think-tank Network on China, https://www.academia.edu/47223497/Chinas_Soft_Power_in_Europe_Falling_on_Hard_Times_A_Report_by_the_European_Think_tank_Network_on_China_ETNC?email_work_card=title

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