N° 240
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021
Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 décembre 2020
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur le vote à distance ,
Par M. François-Noël BUFFET,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet , président ; Mmes Catherine Di Folco, Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Christophe-André Frassa, Jérôme Durain, Marc-Philippe Daubresse, Philippe Bonnecarrère, Mme Nathalie Goulet, M. Alain Richard, Mmes Cécile Cukierman, Maryse Carrère, MM. Alain Marc, Guy Benarroche , vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Laurence Harribey, Jacky Deromedi, Agnès Canayer , secrétaires ; Mme Éliane Assassi, MM. Philippe Bas, Arnaud de Belenet, Mmes Catherine Belrhiti, Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Valérie Boyer, M. Mathieu Darnaud, Mmes Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Pierre Frogier, Mme Françoise Gatel, M. Loïc Hervé, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Mikaele Kulimoetoke, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Mme Marie Mercier, MM. Thani Mohamed Soilihi, Jean-Yves Roux, Jean-Pierre Sueur, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Dominique Vérien, M. Dany Wattebled .
L'ESSENTIEL
La crise sanitaire conduit inévitablement à nous interroger sur nos pratiques démocratiques.
Contrairement à d'autres États, la France a fait le choix de reporter plusieurs échéances électorales, dont le second tour des élections municipales . Ce report n'a toutefois pas permis de juguler l'abstention, bien au contraire : 55,34 % des électeurs inscrits ne sont pas allés voter le 28 juin dernier, contre 36,45 % lors des élections municipales de 2014.
L'épidémie de la covid-19 n'est sans doute pas la seule cause de cette érosion démocratique . À titre d'exemple, le taux de participation au premier tour des élections législatives est en constante diminution depuis le début des années 1990 : il était de 69,2 % des électeurs inscrits en 1993, de 64,4 % en 2002, de 57,2 % en 2012, pour passer en dessous de 50 % en 2017 (48,7 %).
Le virus contrarie toutefois l'acte de vote et instille le doute chez les électeurs, en particulier chez nos compatriotes les plus vulnérables : d'après les premières enquêtes sociologiques, la progression de l'abstention aux élections municipales entre 2014 et 2020 a été plus forte dans les communes où la proportion de personnes de plus de 65 ans était la plus élevée 1 ( * ) . Il remet également en cause le déroulement des campagnes électorales , en restreignant les possibilités de rencontre entre les candidats et les électeurs.
S'appuyant sur le rapport remis par le président Jean-Louis Debré 2 ( * ) , le Gouvernement propose ainsi de reporter les élections régionales et départementales (initialement prévues en mars prochain) en juin 2021 . Le projet de loi correspondant devrait être examiné devant le Parlement au début de l'année prochaine.
C'est dans ce contexte que des questionnements légitimes ont émergé sur la possibilité d'instaurer, en complément du vote à l'urne, mode traditionnel d'exercice du vote, un vote à distance .
Cette notion recouvre, en réalité, trois dispositifs très différents :
- le vote par procuration , que nous pratiquons déjà ;
- le vote par correspondance « papier » , que la France a connu entre 1946 et 1975 ;
- et le vote par Internet , qui est aujourd'hui mis oeuvre pour certaines élections des Français de l'étranger.
La réflexion sur le vote à distance doit concilier deux impératifs .
D'une part, la démocratie ne peut pas rester confinée : les pouvoirs publics doivent garantir la continuité de la vie démocratique en permettant aux électeurs de s'exprimer en toute sécurité.
Cette exigence concerne tant les élections locales que les scrutins nationaux. Qui pourrait imaginer le report de l'élection présidentielle, qui nécessiterait d'ailleurs de déroger à l'article 6 de la Constitution ? La même question se poserait pour la convocation d'un éventuel référendum visant à modifier la Constitution.
D'autre part, toute modalité de vote doit garantir la sincérité du scrutin et le secret du vote 3 ( * ) , conditions indispensables à la confiance de nos concitoyens dans le processus démocratique. Pour reprendre les mots du professeur Richard Ghevontian, « la fraude électorale est mortelle pour la démocratie et la lutte contre la fraude est une mesure de salubrité civique » 4 ( * ) .
Ces dernières semaines, le débat public s'est polarisé sur les « pressions » que pourraient subir les électeurs en dehors de l'isoloir. Pour le ministre de l'intérieur, le vote par correspondance constituerait même un « grand recul de la démocratie » face au « poids de la pression communautaire et de l'influence familiale ou sociale » 5 ( * ) .
Pourtant, si le risque de « pressions » ne peut pas être totalement écarté, il existe déjà dans le vote à l'urne et, surtout, le vote par procuration . Prenant l'exemple du Royaume-Uni, le professeur Romain Rambaud ajoute que « le risque de fraudes communautaristes au vote par correspondance n'a pas été étayé dans la période récente ». En pratique, ce sont « des partis politiques traditionnels et non des forces communautaristes qui ont essayé d'organiser le vote » 6 ( * ) .
Un travail de fond était donc nécessaire pour examiner la faisabilité du vote à distance, qu'il s'agisse du vote par correspondance « papier » ou du vote électronique, ainsi que ses conséquences pratiques sur le déroulement du scrutin .
C'est pourquoi la commission des lois a créé, le 18 novembre 2020, une mission d'information pluraliste , composée de neuf sénateurs représentant l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
La mission d'information
:
neuf sénateurs issus de tous les groupes politiques
du Sénat
- François-Noël Buffet (Les Républicains - Rhône), président de la commission des lois, rapporteur de la mission d'information ;
- Philippe Bas (Les Républicains - Manche) ;
- Guy Benarroche (Écologiste - Solidarité et territoires - Bouches-du-Rhône) ;
- Philippe Bonnecarrère (Union Centriste - Tarn) ;
- Cécile Cukierman (Communiste républicain citoyen et écologiste - Loire) ;
- Éric Kerrouche (Socialiste, Écologiste et Républicain - Landes) ;
- Alain Marc (Les Indépendants - République et territoires - Aveyron) ;
- Alain Richard (Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants - Val-d'Oise) ;
- Jean-Yves Roux (Rassemblement Démocratique et Social Européen - Alpes de Haute-Provence).
En moins d'un mois, la mission d'information a organisé sept auditions et quatre tables-rondes , recueillant ainsi l'avis de 28 personnes (représentants de l'administration, élus locaux, universitaires, professionnels du secteur postal et du vote par Internet, etc .).
Elle a également mené une consultation auprès de l'ensemble des présidents de région et de département . Elle a reçu 43 réponses écrites, issues de quatre régions (Grand Est, Hauts-de-France, Ile-de-France et Normandie) et 39 départements, ruraux comme urbains 7 ( * ) .
La mission d'information s'est également appuyée sur l'étude de droit comparé , sollicitée par Éric Kerrouche et Philippe Bonnecarrère auprès de la division de la législation comparée du Sénat. Annexée au rapport, l'étude porte principalement sur l'organisation du vote à distance dans cinq États occidentaux : l'Allemagne, l'Australie, les États-Unis, la Suisse et l'Espagne.
La mission d'information a souhaité pouvoir se prononcer avant que le Parlement soit saisi du projet de loi reportant la date des élections départementales et régionales, sans pour autant limiter sa réflexion à cette seule échéance.
Son objectif est, sans parti pris, d'éclairer le débat public de manière apaisée et documentée , en s'intéressant tant au principe même du vote à distance qu'à ses contraintes techniques.
Ce travail doit servir de base à un débat plus large, réunissant l'ensemble des formations politiques. Des modifications aussi profondes de notre culture démocratique impliquent, en effet, un consensus transpartisan, au risque de susciter des accusations de manipulation .
S'agissant des élections régionales et départementales de 2021, la mission d'information considère que :
- le vote par procuration peut être étendu sans difficulté , notamment pour les électeurs qui ne peuvent pas se déplacer jusqu'au bureau de vote ;
- les conditions ne sont pas réunies pour organiser un vote par correspondance « papier » , qui nécessiterait de revoir l'ensemble de nos procédures électorales et de sécuriser les voies d'acheminement des plis ;
- le vote par Internet ne peut pas être mis en oeuvre , en l'absence à ce jour d'une véritable identité numérique.
Si la mission d'information réaffirme, sans équivoque, la primauté qui doit être donnée au vote à l'urne, elle estime que la réflexion sur le vote à distance doit se prolonger au-delà de la crise sanitaire, l'exercice du vote ne pouvant s'extraire complètement des évolutions de l'expression démocratique que connaît notre société .
Certes, les causes de l'abstention sont multiples et structurelles (âge, catégorie socioprofessionnelle, niveau de diplôme, etc .). Comme l'a indiqué le professeur Gilles Toulemonde lors de son audition, le vote par correspondance ne constitue pas la « baguette magique de la participation ».
De nouvelles voies de participation permettraient toutefois certainement de « réintégrer » dans le processus démocratique des citoyens « mal inscrits » sur les listes électorales et d'anticiper de nouvelles crises sanitaires, comme l'ont souligné les politologues Cécile Braconnier et Martial Foucault 8 ( * ) . Pour reprendre les mots du professeur Jean-Philippe Derosier, « le vote à l'urne [...] semble préférable au vote à distance, mais le vote à distance [...] semble préférable à l'absence de vote » 9 ( * ) . Le préalable essentiel reste néanmoins de s'assurer de sa sécurisation.
Dans cette perspective, à moyen terme, la mission d'information recommande donc :
- d'expérimenter le vote par correspondance « papier » pour des consultations locales, avec la collaboration de l'État, des collectivités territoriales et des acteurs postaux ;
- de poursuivre la sécurisation du vote par Internet, qui passe par la création d'une véritable identité numérique .
* 1 Sylvain Brouard et Haley McAvay, « Participation aux élections municipales 2020 en métropole : l'effet du covid-19 », CEVIPOF, 10 juin 2020.
* 2 « Quelle date et quelle organisation pour les élections régionales et départementales ? », rapport remis au Premier ministre le 13 novembre 2020.
* 3 Conseil constitutionnel, 18 juillet 2013, Loi relative à la représentation des Français établis hors de France , décision n° 2013-673 DC du 18 juillet 2013.
* 4 « La notion de sincérité du scrutin », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 13, janvier 2003.
* 5 Source : communiqué de presse du ministre de l'intérieur du 15 novembre 2020.
* 6 Source : contribution écrite transmise à la mission d'information.
* 7 Les résultats de cette consultation sont consultables en annexe.
* 8 Source : audition devant la mission d'information.
* 9 Source : contribution écrite transmise à la mission d'information.