C. REVOIR TRÈS RAPIDEMENT LA COMMUNICATION DE CRISE

1. Expliquer, informer, rassurer ? La communication de crise doit avant tout s'attacher à prévenir et à contrer la panique et les fake news

Il est difficile pour n'importe quelle personne ou n'importe quel organisme, public ou privé, de communiquer avec des informations partielles et non encore confirmées sur un événement à l'issue incertaine. Cette réticence à prendre la parole sans disposer des éléments de réponse aux principales questions qui seront posées est naturellement compréhensible voire peu surprenante pour des hauts fonctionnaires dont la rigueur technique et le professionnalisme ne sont plus à démontrer.

Toutefois, il est critiquable de s'éloigner de l'exercice de la communication institutionnelle , qui consiste avant tout à informer le public, pour entrer dans un discours plus politique s'adressant davantage aux émotions de la population et cherchant à rassurer avant d'informer . L'expression du préfet Alain Thirion, DGSCGC, lors de son audition, sur le caractère « fragile » de la société française témoigne d'une lecture politique dépassée des attentes des citoyens 67 ( * ) .

L'exercice de la communication de crise avait fait l'objet de retours d'expérience détaillés à la suite de l'incident survenu en 2013 sur le même site de Lubrizol à Rouen 68 ( * ) . Les leçons de ce précédent n'ont hélas pas été véritablement tirées .

a) Une communication de crise défaillante

Plusieurs personnalités se sont exprimées dans la presse pour critiquer plus ou moins vertement la communication de crise des services de l'État et la communication gouvernementale sur cet incident.

Le manque d'information à destination des milieux économiques et scolaires et des agents des services publics a été indéniable, ainsi que les imprécisions, omissions et approximations. L'attitude des services de l'État a principalement visé à éviter la panique , quand les citoyens demandaient simplement à connaître la réalité de la situation.

Déjà en 2013, le rapport précité des inspections IGA-CGEDD-CGEIET pointait une défaillance majeure dans le suivi et la mobilisation des réseaux sociaux : « en l'espèce, des vecteurs de communication comme les réseaux sociaux n'ont été que très partiellement exploités . D'une part au niveau local la veille de ces réseaux n'a pas été organisée, d'autre part, les systèmes d'information par SMS des différents acteurs institutionnels n'ont pas été déclenchés, enfin l'outil que constitue désormais Twitter n'existe pas en Seine-Maritime ». La mission recommandait alors d'étudier les conditions d'un usage proactif des réseaux sociaux pour la communication de l'État.

Si la préfecture de la Seine-Maritime est dorénavant présente sur les réseaux sociaux 69 ( * ) et a utilisé Twitter pour diffuser des messages et répondre à certaines interrogations et faits alternatifs, l'utilisation de ce média et de l'ensemble des réseaux sociaux demeure encore largement perfectible .

Au-delà du choix du canal de communication adapté aux messages à délivrer à la population et aux différents publics, la question du contenu de ces messages demeure entière . Le rapport conjoint précité des inspections le relevait déjà en 2013 : « deux orientations s'opposent : dans la première, le message se veut rassurant par la simple affirmation de la maîtrise et du contrôle des risques, voire de leur négation et cela d'ailleurs même si dans certains cas particuliers les risques sont réellement quasi-nuls ; dans la seconde, le message est uniquement factuel , sur les risques et les dispositions prises pour les réduire et les gérer ». Outre la nécessaire compassion qui doit être de mise de la part de l'ensemble des acteurs publics et privés intervenant dans la gestion de la communication de crise, c'est clairement la deuxième option qui doit s'imposer.

Assurer la transparence d'un événement de ce type implique une confiance réciproque entre la population et l'État et, en la matière, l'État doit montrer l'exemple en traitant en « agents responsables » les citoyens qui vivent quotidiennement à proximité des sites Seveso.

Si l'exercice consistant à « communiquer en eau trouble », sans certitude définitive et face à une forte attente du public, est délicat, les services de l'État et le Gouvernement ont cédé à la tentation de vouloir rassurer les habitants légitimement inquiets plutôt que de les informer .

Pourtant, lors de son audition devant la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable le 8 octobre 2019, la ministre Élisabeth Borne 70 ( * ) avait affirmé : « je le redis : notre rôle est non pas de rassurer coûte que coûte, mais de dire la vérité ».

Cet objectif n'a clairement pas été atteint . La succession de déclarations, notamment ministérielles, a entretenu une confusion préjudiciable à une gestion apaisée de l'événement.

A titre d'exemple, les prises de parole du ministre de l'intérieur Christophe Castaner et de la ministre des affaires sociales et de la santé Agnès Buzyn pendant la crise et dans l'immédiat après-crise paraissent contradictoires . Le ministre de l'intérieur a ainsi déclaré : « ne paniquons pas sur cette situation mais il faut être d'une grande prudence [...] Il est essentiel dans ce cas-là d'informer en direct la population [...] pour éviter tout mouvement de panique [...] Aucun élément ne m'amène à penser et à dire qu'il faut se confiner » 71 ( * ) . A contrario , les déclarations de la ministre des affaires sociales et de la santé apparaissent plus mesurées mais non moins rassurantes : « La ville est clairement polluée [...] Nous demandons à ce que les enfants ne touchent pas à ces produits [ les suies et retombées de l'incendie ] » 72 ( * ) .

Ces communications peu coordonnées , parfois contradictoires , loin de rassurer les populations, ont conduit à accroître la suspicion quant à la véracité et à la crédibilité des informations communiquées par les services de l'État. Si la mobilisation du Gouvernement et les nombreux déplacements de ministres sur le lieu de l'incendie sont indéniables, ils n'ont pas permis d'apaiser l'angoisse de la population, bien au contraire.

LISTE DES DÉPLACEMENTS OFFICIELS LE PREMIER MOIS SUIVANT L'INCENDIE

26 septembre 2019

Christophe Castaner
ministre de l'intérieur

Le ministre était à Rouen au premier jour de l'incendie de l'usine Lubrizol. Il s'est rendu sur le site de l'entreprise puis au Centre Opérationnel Départemental (COD) pour rencontrer les équipes et faire le point sur la situation.

27 septembre 2019

Jean-Michel Blanquer
ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse

Le ministre était à Rouen à la rencontre des équipes de la cellule de crise de la direction des services départementaux de l'éducation nationale de la Seine-Maritime, afin d'évoquer la situation à la suite de l'incendie de l'entreprise Lubrizol.

Agnès Buzyn
ministre des solidarités
et  de la santé

Élisabeth Borne
ministre de la transition écologique et solidaire

Les deux ministres étaient à Rouen pour faire le point sur la situation suite à l'incendie au sein de l'usine Lubrizol.

30 septembre 2019

Édouard Philippe
Premier ministre

Le Premier ministre était à Rouen sur le site de l'incendie de l'usine Lubrizol pour faire le point sur la situation.

Didier Guillaume
ministre de l'agriculture
et de l'alimentation

À la suite de l'incendie de l'usine Lubrizol, le ministre de l'agriculture et de l'alimentation est venu apporter son soutien aux agriculteurs.

11 octobre 2019

Agnès Buzyn
ministre des solidarités
et de la santé,

Élisabeth Borne
ministre de la transition écologique et solidaire

Didier Guillaume
ministre de l'agriculture
et de l'alimentation

Les trois ministres se sont rendus à Rouen afin d'installer le comité pour la transparence et le dialogue créé après l'incendie du 26 septembre.

25 octobre 2019

Édouard Philippe
Premier ministre

Élisabeth Borne
ministre de la transition écologique et solidaire

Un mois après l'incendie de l'usine Lubrizol, le Premier ministre et la ministre de la transition écologique et solidaire étaient à Rouen. Ils ont échangé avec les acteurs économiques de la métropole rouennaise impactés par l'incendie avant d'assister à la signature des conventions d'indemnisation des agriculteurs, des commerçants, des entreprises et des collectivités.

30 octobre 2019

Emmanuel Macron
Président de la République

Visite du Président de la République à Rouen.

Des sémiologues ont également relevé de nombreuses tournures passives , de doubles négations , de périphrases , une récitation de procédures et de protocoles qui n'informent pas réellement sur la situation ; jusqu'au Premier ministre qui, évoquant « la transparence la plus totale, la plus absolue » , laissait clairement entendre que la transparence pouvait être autre chose que ... transparente.

Une fois l'immédiate après-crise passée et fort des erreurs de communication des premiers jours, le Gouvernement a mis en place un « comité pour la transparence et le dialogue » . Cette instance a été installée, à Rouen, par les ministres en charge de l'environnement, de la santé et de l'agriculture, le vendredi 11 octobre 2019, soit deux semaines exactement après l'incendie. À cette occasion, le Premier ministre a souligné les enjeux de cette structure : « T ransparence, principe de précaution, suivi sanitaire et environnemental ». Les ministres ont présenté sa composition et les modalités de son fonctionnement : « Ce comité réunira l'ensemble des acteurs concernés par les conséquences de cet incendie : habitants, élus, industriels, associations environnementales, représentants du monde agricole, organisations professionnelles et syndicales, acteurs économiques, services de l'État et de santé, etc. Il aura pour objectif de suivre dans la durée tous les enjeux liés aux conséquences de cette catastrophe industrielle, et de partager l'ensemble des informations disponibles ».

En pratique, le comité s'est réuni une fois par mois entre le 11 octobre 2019 et le 17 février 2020, avec une présence forte jusqu'à la fin de l'année 2019 et la réouverture partielle de l'usine Lubrizol, plus réduite à compter de début 2020. Après la période de réserve liée aux élections municipales, la gestion de l'épidémie de Covid-19 a évidemment accaparé les services de l'État. Le comité se réunira à nouveau le 5 juin, puis le 3 juillet. Ne serait-ce qu'en raison de sa portée symbolique, il serait souhaitable que le comité puisse également se réunir pour faire le point un an après l'accident.

b) Clarifier la doctrine de communication de crise et adapter l'organisation des services en conséquence

En matière de communication, le code de la sécurité intérieure et le PPI laissent le choix aux préfets des canaux de distribution et des messages à délivrer. L'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen démontre malheureusement que les services de l'État sont encore dans une gestion très verticale, descendante et « artisanale » de la communication de crise . Cet événement illustre ainsi la nécessité de porter une attention beaucoup plus importante aux attentes de la population , qu'elles s'expriment sur les réseaux sociaux ou dans l'espace public, et de penser la stratégie de communication à adopter comme un élément à part entière de la gestion de crise, avant même qu'elle ne s'exprime.

En l'espèce, la communication des services de l'État a souffert de cinq faiblesses principales :

- en premier lieu, une information insuffisante sur les zones exposées au panache de fumée et une appréciation trop stricte de la notion de victimes de l'événement , qui a pu être perçue comme un manque d'empathie. Entre les douze communes directement concernées par le panache de fumée dans les premières heures de la crise et les 112 communes soumises à un gel de l'exploitation agricole, le décalage apparaît très important. De même, les victimes de cet incendie ne sont pas seulement les potentiels blessés mais toute la population qui subit les effets négatifs de l'incendie. Rétrospectivement, les habitants du Petit-Quevilly, riverains de l'usine, ont été les grands oubliés de la communication de crise car si Lubrizol n'est pas implantée sur le territoire de la commune, celle-ci est bien couverte par le PPRT. Par ailleurs, si le panache de fumée se déployait dans la direction opposée, ce sont bien des habitants de cette commune qui se trouvaient au plus près de l'incendie, jusqu'à entendre les explosions des bouteilles de gaz et apercevoir les flammes du brasier.

Au-delà, comme l'a relevé M. Arnaud Brennetot dans ses réponses au questionnaire de la commission d'enquête, « dans des communes comme Préaux, Buchy, Saint-Saëns, Neufchâtel-en-Bray, Forges-les-Eaux, en tout une centaine de communes rien qu'en Seine-Maritime, les personnes pratiquant des activités à l'extérieur (jardinage, travaux de chantiers, sport, jeux dans les cours de récréation) ont pu continuer à les mener sans aucune mise en garde, à moins que les maires n'aient décidé la mise en place de mesures préventives de leur propre chef ».

- en second lieu, une formulation confuse des mesures de protection . Les notions de « mise à l'abri », « confinement » ont été employées alternativement alors qu'elles recouvrent des mesures différentes ;

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre de l'intérieur Christophe Castaner a ainsi déclaré : « je crois qu'il aurait mieux valu parler de mise à l'abri que de confinement dans le cas d'espèce . Il peut donc être utile de préciser cette définition, parce qu'on peut utiliser le mauvais mot au mauvais moment ».

- en troisième lieu, une présentation insuffisamment détaillée et commentée des substances impliquées dans l'incendie et de leur nocivité pour la santé et l'environnement. Les messages officiels se sont concentrés sur les pollutions visibles et les désagréments olfactifs, comme lors du précédent incident de 2013, en évacuant la préoccupation centrale des citoyens à savoir les éventuels effets des fumées de l'incendie ;

- en quatrième lieu, une exploitation insuffisante des réseaux sociaux à la fois pour analyser la crise médiatique et les attentes de la population et pour y répondre efficacement. Contrairement à d'autres préfectures, celle de la Seine-Maritime, même si elle est présente sur Twitter, n'avait d'ailleurs pas signé de convention avec l'association de veille sur internet VISOV 73 ( * ) . Une convention de cette nature est destinée à détecter en amont l'activité sur les réseaux sociaux ;

- en cinquième lieu, une imprécision sur l'identité des entreprises impliquées dans l'incendie . À cet égard, il a fallu attendre le lundi 30 septembre pour que le président directeur général (PDG) de Lubrizol France Frédéric Henry évoque l'entreprise voisine du site de Rouen, Normandie Logistique.

Les principales stratégies de communication de crise sont bien connues et largement utilisées, sous des formes individuelles ou composées, dans le domaine de la politique et de l'économie.

Les principales stratégies de communication de crise

Peuvent par exemple être citées :

- la stratégie du silence , qui consiste à attendre que les informations sur un événement se précisent avant de communiquer. Cette stratégie n'apparaît toutefois pas tenable dans le cas d'un accident industriel, avec la vitesse de propagation de l'information sur les nouveaux médias sociaux ;

- à l'inverse, la stratégie de déstockage de la vérité , qui consiste à donner rapidement l'ensemble des éléments à disposition du décideur, peut permettre d'assécher les éventuels feuilletons médiatiques qui ajoutent des crises à la crise opérationnelle et l'amplifient ;

- à l'écart de ces deux premières attitudes possibles, la stratégie de la repentance vise avant tout à communiquer au public la réalité d'une faute pour en demander le pardon. Les exploitants industriels impliqués dans l'incendie auraient été inspirés de demander a minima l'autorisation au préfet d'exprimer un message de compassion et d'excuse pendant la gestion de crise ;

- la stratégie de la triangulation consiste à détourner l'attention de la crise par la création de nouveaux territoires et sujets d'expression, comme un événement de portée nationale par exemple ou encore la concentration des prises de parole sur un bouc-émissaire supposé.

Dans le cas d'un accident comme l'incendie de l'usine Lubrizol, la stratégie de déstockage de la vérité, en temps réel, répond à une exigence fondamentale qui s'impose aux pouvoirs publics, en vertu du principe d'information et de participation du public à la prévention des risques industriels.

À Rouen, si les autorités ont semblé s'engager sur cette voie de la transparence et de la vérité, ce sont le contenu, le choix des canaux de distribution et la temporalité des messages délivrés qui peuvent être critiqués . Dans une époque marquée par l'hypertrophie de la notion de crise, que ce soit dans leur occurrence et leur ampleur, ces choix stratégiques doivent faire l'objet d'une attention accrue.

S'agissant du contenu et sans négliger la nécessaire prudence qui préside à la gestion de ce type de situation, l'objectif est de communiquer rapidement à partir de l'estimation des risques effectuée par les experts . Pour ce faire, il est indispensable d' allier trois modes : narratif (le déroulement de la crise, les principaux événements, les acteurs impliqués et mobilisés), prescriptif (la population doit adopter tel ou tel comportement) et explicatif (les produits brûlés, leur usage normal, leurs propriétés).

Trois principes fondamentaux - sincérité , transparence , responsabilité - doivent prévaloir . Il est également indispensable de faire davantage confiance au public : la technicité apparente et avérée d'une activité n'est pas un obstacle à une communication plus pédagogique, claire et transparente.

S'agissant des canaux de distribution , le choix dépend de l'anticipation des réactions des utilisateurs classiques du média en cause. L'accident de l'usine Lubrizol démontre l'intérêt d'une communication « multicanale » (radio, télévision, réseaux sociaux) mais il démontre en même temps une attention insuffisante portée par les pouvoirs publics à ce qui se dit sur les réseaux sociaux . Des pays comme la Belgique ont mis en place des algorithmes puissants pour identifier les tendances ( trend ) sur les réseaux sociaux permettant de mieux cibler les messages à communiquer et de désamorcer plus efficacement les fake news . Pour la France, la DGSCGC s'appuie avec le COGIC sur l'association VISOV avec laquelle une convention a été signée « pour les opérations importantes ». En ce qui concerne l'analyse des réseaux sociaux, « la DGSCGC teste Visibrain , outil numérique utilisé par la DICOM et dont l'utilité serait partagée entre le cabinet de la DGSCGC (communication) et le COGIC afin de contribuer à la veille opérationnelle. L'intérêt de cet outil numérique est de discriminer les événements faisant l'objet d'une forte audience - ou d'un pic d'audience - parmi les échanges du réseau social twitter. Ainsi, les événements qui n'ont pas encore fait l'objet d'une intervention par les services compétents - et donc d'une remontée d'information par les canaux habituels - peuvent contribuer à la préalerte du COGIC ».

Dans le cas de Lubrizol, la DGSCGC indique que « les réseaux sociaux n'ont pas produit de signaux faibles et l'alerte a été transmise par les outils habituels (le portail ORSEC - SYNERGI et appels téléphoniques des zones et du SDIS76). La période de début d'événement (en pleine nuit) explique le fait que les réseaux sociaux n'aient pas été utiles pour envoyer un signal faible ».

Les réseaux sociaux se caractérisent par l'établissement d'une relation horizontale entre l'ensemble des agents utilisateurs et par la capacité de chaque acteur à s'informer rapidement et à partager des opinions, des connaissances et des croyances sans aucun intermédiaire ni filtre : chacun est sur un pied d'égalité. Chaque compte utilisateur donne accès aux mêmes possibilités et fonctionnalités, la frontière entre celui qui délivre l'information, celui qui la relaie et celui qui la commente s'estompe ; chacun, dès lors qu'il se trouve « au bon endroit au bon moment » peut devenir un diffuseur d'information.

C'est dans ce contexte propre aux réseaux sociaux que la communication publique doit aujourd'hui trouver sa place, suivant une stratégie différente selon qu'il s'agit de porter à la connaissance du public une information ou de réagir en réponse à une information diffusée par un tiers. La communication « d'émission » devrait privilégier des messages prescriptifs à l'égard du public (adopter ou ne pas adopter tel ou tel comportement) et renvoyer vers d'autres publications et liens - site de la préfecture, du ministère, communiqués de presse - pour l'aspect narratif de la crise. La communication de « réponse » devrait cibler en priorité les interpellations de particuliers à l'égard des autorités et le désamorçage de faits alternatifs.

Pour les médias classiques (télévision, radios), la priorité est de limiter la dispersion des prises de parole pour éviter les « couacs » et propos qui pourraient être détournés a posteriori .

L'avantage que présentent les réseaux sociaux est paradoxalement qu' ils permettent à l'émetteur de mieux maîtriser son message puisqu'il ne peut pas être interpellé ou interrompu pendant qu'il le formule. En revanche, l'inconvénient des réseaux sociaux est qu' un faux-pas, une faute, ou une maladresse est beaucoup plus rapidement amplifié que sur un média classique, compte tenu du nombre d'utilisateurs.

S'agissant de la temporalité , il est indispensable d'élaborer une communication la plus proactive possible . Être prêt et exercé avant même le déclenchement de l'événement s'impose désormais. Cette stratégie en amont permet ensuite de communiquer le plus précocement possible de façon à maîtriser l'origine de l'information. Même avec un message incomplet sur le fond de l'événement, une communication précoce permet de matérialiser la compassion, l'engagement et la détermination des acteurs à traiter la crise.

Les principales actions de communication
des services de l'État dans l'immédiate après-crise

- 1 tweet d'alerte à 4 h 50, suivi de 18 tweets et retweets sur les réseaux sociaux ;

- 4 communiqués de presse à partir de 5 h 15 ;

- 5 conférences de presse dès 6 h 45 ;

- des prises de son auprès de trois médias (Paris Normandie, France Bleue, Normandie Actu) ;

- 1 audioconférence presse avec 9 médias à 7 h 30 ;

- 1 conférence de presse à la préfecture à 10 h en présence de 13 médias ;

- 1 point presse du ministre de l'intérieur à 11 h 30 en présence de 16 médias ;

- 1 conférence de presse à la préfecture à 15 h en présence de 17 médias ;

- la mise en place d'une cellule d'information du public dans des délais brefs.

Se pose enfin la question de l'émetteur du message . Dans ses réponses au questionnaire de la commission d'enquête, M. Patrick Lagadec a rapporté une anecdote intéressante à propos d'un accident industriel. Lors d'une fuite de pyralène à Villeurbanne en 1986, le préfet du Rhône Gilbert Carrère avait confié :« J'ai mis les experts directement devant la presse, et très vite j'ai constaté que toute inflation verbale avait quasiment disparu » 74 ( * ) . Placer le bon interlocuteur devant le bon canal de diffusion est fondamental pour garantir la clarté du message et sa légitimité totale. Sans pour autant multiplier les intervenants et disperser la parole, cette répartition permet également au préfet de se concentrer sur l'essentiel à savoir la coordination de l'ensemble des moyens nécessaires au traitement de la crise.

De nombreux acteurs se sont exprimés devant la commission d'enquête pour déplorer l'absence de communication du groupe Lubrizol lors de l'accident . Par nature, le déclenchement d'un PPI n'emporte pas l'interdiction pour l'exploitant du site industriel concerné de communiquer auprès des médias et du grand public même si ce document peut prévoir des dispositions précises sur les objectifs ou l'organisation de la communication, en particulier pour la coordonner et fixer les rôles respectifs de l'exploitant ou du préfet. La DGSCGC justifie le monopole de la communication par le préfet au regard de son rôle de direction et de coordination des opérations de secours : « il s'agit de faire en sorte que la communication de crise, portant tant sur la description de l'événement que sur les conduites à tenir, soit lisible et compréhensible, d'où cette forme de monopole de l'expression publique ».

Pour autant, si l'entreprise ne peut s'exprimer sur les consignes opérationnelles et la réalisation des opérations, rien ne lui interdit légalement ou réglementairement de s'exprimer sur sa situation, son activité de production, sur les mesures qu'elle prévoit de mettre en oeuvre ou pour témoigner de sa solidarité avec les personnes exposées. Au lieu de cela, le groupe a engagé une stratégie de détournement de l'attention vers Normandie Logistique, alors qu'une enquête judiciaire a été très rapidement déclenchée.

Aussi, la DGSCGC a indiqué à la commission d'enquête que « si l'entreprise a été dans cette voie, elle ne l'a été que tardivement (plusieurs jours après). En tout état de cause, et à la lumière de cette distinction, il vous est confirmé que le préfet n'a en aucun cas donné des consignes pour interdire à l'entreprise de communiquer ». Elle précise enfin qu'une association de l'entreprise à la communication institutionnelle n'a pas été envisagée « à dessein » compte tenu d'un risque d'aggravation des théories complotistes relatives à une prétendue collusion entre l'État et l'entreprise et que cette association aurait pu « brouiller les responsabilités et les rôles bien distincts entre l'État contrôleur et un exploitant d'installation classée ».

Un autre enjeu essentiel de la communication de crise consiste à identifier les publics à informer. L'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen souligne un manque criant de séquençage des messages et éléments de communication .

Dans le cas d'événements majeurs comme celui-ci, il est nécessaire de différencier des groupes au sein de la population en fonction de caractéristiques socio-démographiques (personnes âgées, célibataires, enfants, illettrés, allophones, personnes porteuses d'un handicap physique, sensoriel ou mental...), socio-économiques (professionnels de santé, intervenants à domicile, agents des services publics, agents des services de transport collectif de personnes, agriculteurs, industriels, personnes de passage...) et des fonctions sociales remplies par certains groupes (fédérations d'entreprises, associations de protection de l'environnement, clubs sportifs, associations de consommateurs...).

Pour toutes ces raisons, il est urgent que l'État tire tous les enseignements de cette gestion perfectible de la communication de crise .

La communication de crise des autorités locales a pâti d'un manque d'orientation claire et explicite sur le contenu des messages à délivrer . Ce point faisait, encore une fois, l'objet d'une recommandation dans le rapport précité IGA-CGEDD-CGEIET de 2013.

Afin de mieux gérer la communication de crise lors d'événements de ce type, il faut avant tout :

- mieux identifier les différents scénarios d'accident concernant les sites Seveso seuil haut (« pire cas », cas le plus probable, scénario optimal), assortir chaque scénario d'une fiche comportant les principaux éléments et messages à délivrer aux différents publics cibles. Cette recommandation figurait d'ailleurs déjà, dans l'esprit, dans le rapport conjoint précité des inspections IGA-CGEDD-CGEIET. Elle est d'autant plus opérationnelle et pertinente que l'État dispose des données pour évaluer et maîtriser l'ensemble des risques occasionnés par les activités d'un site Seveso seuil haut même si la matérialisation de ces risques est, par essence, imprévisible dans sa temporalité, ses formes et son ampleur ;

- répartir les prises de parole institutionnelles entre les différents services impliqués dans la gestion de crise (autorité préfectorale, SDIS, experts en chimie, experts en santé publique, inspecteurs du site concerné) ;

- faire participer la société civile à l'information générale du public , en s'appuyant principalement sur les riverains du site les mieux informés sur la réalité des risques encourus et sur les associations et les structures de participation du public prévues par le code de l'environnement ;

- organiser des exercices spécifiques sur le volet communication de crise pour améliorer la gestion des accidents industriels et technologiques ;

- systématiser et renforcer la formation continue des agents , principalement les hauts-fonctionnaires, qui seront amenés à diriger la communication de crise institutionnelle par leurs interventions dans l'espace public. Ceci suppose au préalable d'identifier, dans chaque préfecture de département, un référent pour la définition de la stratégie de communication de crise, chargé de tenir à disposition du préfet un dossier prêt à l'emploi. Ce pourrait être le directeur de cabinet du préfet. Cette formation devrait systématiquement comporter un volet portant sur le calibrage des messages à délivrer en fonction des différents canaux de distribution disponibles à partir de l'analyse de la perception citoyenne de l'événement (réseaux sociaux, médias, remontées de terrain dont bénéficient les élus) et un volet media training .

Une telle volonté de repenser la communication de crise ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion sur l'évolution des moyens alloués aux préfectures. Leurs effectifs diminuent, année après année, de quelque 500 emplois par an, en application des procédures successives de rationalisation de la dépense publique.

Recommandation : suivre en temps réel l'activité des réseaux sociaux de sorte d'identifier très en amont les attentes du public et la diffusion des fausses nouvelles, et adapter le contenu et la temporalité des messages à délivrer en conséquence.

Recommandation : clarifier et moderniser au plus vite la doctrine de communication de l'État, à l'échelle centrale et déconcentrée : mieux préparer ce type d'événements par des exercices réguliers, poursuivre la formation continue des agents susceptibles de communiquer lors de la survenance de crise, mieux séquencer les messages à délivrer en fonction des canaux de distribution disponibles et des publics-cibles et donner une orientation claire aux acteurs locaux.

2. Améliorer la communication sanitaire de crise
a) Une communication qui n'a pas suffisamment intégré certains relais

Lors de son audition par la commission, la ministre des solidarités et de la santé a elle-même reconnu que le principal écueil en matière de communication sanitaire avait été l'information des professionnels de santé sur le terrain : le ministère n'a pas été « suffisamment capable de communiquer des éléments utiles aux professionnels de santé. [...] Nous avons immédiatement donné un certain nombre d'informations aux unions régionales des professionnels de santé (URPS), mais peut-être pas de façon suffisamment pédagogique pour que ce soit diffusé à tous les professionnels du territoire afin qu'ils puissent l'utiliser vis-à-vis de la population » 75 ( * ) .

Les chiffres d'un sondage réalisé par l'union régionale des médecins libéraux (URML) de Normandie indiquent en effet que 81,5 % des médecins ont estimé la communication vers le grand public et les professionnels de santé insuffisante .

Quelques réactions des médecins libéraux de Normandie

sur la communication de crise

« Pas de communication spécifique envers les professionnels de santé. Incohérence dans les communications au grand public » ;

« Aucune information ne nous a été transmise sur la surveillance que nous devions exercer envers les personnes exposées, la nature des risques... » ;

« Aucune conduite à tenir, aucune information médicale, aucune donnée sur les substances, aucun soutien [...], aucune directive commune ».

De façon générale, les professionnels de santé déplorent que les recommandations sanitaires de l'ARS, dont ils ont été destinataires, se soient contentées de préconisations de confinement et de nettoyage des suies, et n'aient rien révélé de la toxicité immédiate des fumées , qui était pourtant le principal sujet d'inquiétude des riverains.

Source : sondage transmis à la commission d'enquête par l'URML Normandie (53 réponses)

Ce qui est vrai des professionnels de santé l'est évidemment autant, voire davantage, des intervenants à domicile ou de ceux qui exercent leur activité dans le secteur médico-social ou social. Parce qu'ils interviennent souvent quotidiennement auprès de personnes isolées et fragiles, ils ont été évidemment parmi les premiers à devoir répondre à leurs questions concernant l'accident et ses conséquences. Parce qu'ils sont en contact direct et privilégié avec elles, il est indispensable qu'ils soient associés dès le départ à la communication de crise. Comme le soulignait Mme Isabelle Adeline, infirmière libérale, dans une chronique du Monde du 4 mars 2020 titrée « Le sacerdoce d'une infirmière en milieu rural » : « Les gens veulent tous être rassurés. Certains ne voient que moi dans la journée. En milieu rural, celui que je pratique maintenant depuis vingt ans, les infirmières tissent un lien social essentiel, et c'était vrai avant le début de l'épidémie. Alors maintenant... ».

La lacune de communication évoquée ci-dessus constitue une conséquence directe du cloisonnement de l'organisation de la phase post-accidentelle . Les prélèvements et résultats des produits toxiques immédiatement effectués ont été principalement réalisés par des organismes (Dreal, Ineris) sous la tutelle du ministère de la transition écologique et solidaire, et non de celle du ministère de la santé.

Par ailleurs, bien que les URPS soient les interlocuteurs privilégiés de l'ARS, pour l'exercice libéral du soin, sur toute question relative à l'organisation des soins 76 ( * ) , elles ne disposent pas de l'ensemble des données de contact des professionnels libéraux . Or cette communication s'impose aux professionnels à l'occasion de l'inscription au tableau de l'ordre auprès du conseil de l'ordre compétent. De nombreux professionnels ont ainsi regretté de ne pas avoir été tenus informés par leur URPS des suites de l'accident.

Recommandation : transmettre l'information de crise à l'ensemble des professionnels de santé et aux intervenants à domicile.

b) Une communication à plusieurs voix qui a nui à la clarté de l'information

- Une communication au cours de la phase d'urgence relativement maîtrisée, à l'exception notable de la potabilité des eaux

La gestion de la phase d'urgence relevant exclusivement de l'acteur préfectoral, c'est à lui que la communication sanitaire est revenue au cours des premiers jours suivant l'incendie. Ainsi, au cours des 26 et 27 septembre, les consignes structurant la réponse sanitaire à l'événement n'ont été transmises que par le biais de plusieurs communiqués de presse préfectoraux .

Le rôle de l'ARS, bien que part active au COD et ayant elle-même animé la cellule régionale d'appui et de pilotage sanitaire (CRAPS), s'est limité à la transmission de recommandations sanitaires spécifiques aux acteurs et aux professionnels de santé. L'ARS n'a pas, au cours de la phase d'urgence, endossé de rôle décisionnel de communication sanitaire auprès du grand public . Elle a, en revanche, pris le relais des consignes préfectorales en donnant « des conseils à la population pour éviter les contacts avec les suies, notamment de nettoyer son environnement à l'humide en se protégeant, éviter toute consommation d'aliments souillés, notamment ceux des potagers » 77 ( * ) .

Cette concentration de la communication locale de crise aux mains d'un acteur unique au cours de la phase d'urgence est évidemment pertinente.

La compétence spécifique que détient l'ARS en matière de contrôle sanitaire des eaux destinées à la consommation humaine s'est toutefois trouvée à l'origine d'un défaut de communication particulièrement regrettable .

Lacunes de la communication de l'ARS

sur la potabilité de l'eau destinée à la consommation humaine

La mobilisation immédiate de l'ARS de Normandie en matière de contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine (EDCH) s'explique par une prérogative exclusive qui lui est reconnue par la loi.

Ainsi, bien que les premières analyses aient été exécutées dès les premières heures suivant l'accident (à 9 heures le 26 septembre ) et aient toutes conclu à la présence limitée de substances chimiques, la directrice générale de l'ARS a indiqué à la commission d'enquête ne pas avoir maîtrisé la stratégie de communication à déployer autour de ces résultats, cette dernière continuant de relever uniquement de la préfecture. Les résultats concluant à la potabilité des eaux stockées dans les cinq réservoirs de la zone n'ont été dévoilés qu'à partir du 28 septembre 78 ( * ) , ce qui a laissé le champ libre, dans l'intervalle, à la diffusion sur les réseaux sociaux d'images d'eau souillée coulant de robinets, alimentée par un vaste mouvement de désinformation .

Par ailleurs, le relevé des opérations menées par l'ARS en la matière indique la réalisation, dès le 30 septembre, de nouvelles analyses sur certains points de captage de l'eau (soit en amont de la phase de stockage), avec l'appui du bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Ce sont en tout près de 90 prélèvements supplémentaires dont les résultats seront diffusés au cours du mois d'octobre. Ces nouveaux prélèvements, consécutifs des premiers résultats, n'ont pas manqué de réactiver les doutes sur la validité scientifique de ces derniers.

De façon générale, la dichotomie dommageable entre l'acteur responsable du contrôle sanitaire des eaux (l'ARS) et l'acteur unique chargé de la communication de crise (la préfecture) a créé un décalage important dont les effets ont fortement compromis la capacité des pouvoirs publics à rassurer la population.

- Une multiplication dommageable des voix dès la phase post-accidentelle

Comme le reconnaît elle-même la ministre des solidarités et de la santé, « malgré toute cette mobilisation et notre volonté de faire toute la transparence, nous n'avons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment concernant les risques sanitaires et environnementaux liés à d'éventuelles contaminations. Je pense qu'il conviendra de réfléchir collectivement à de nouveaux modes d'information et à de nouveaux modes de communication auprès de la population » 79 ( * ) .

En effet, plusieurs facteurs ont cependant été à l'origine d'une multiplication rapide - et néfaste - des relais de communication sanitaire post-crise . Ces facteurs sont au nombre de trois :

- premièrement , la dispersion du nuage de fumée et les retombées de suie sur plusieurs régions ne relevant pas des mêmes acteurs décisionnels . En effet, le jour même de l'incendie, dès 16 h 15, la préfecture du Nord (préfecture de zone) ainsi que l'ARS des Hauts-de-France, émettent un premier communiqué de presse sur le nuage de fumée, évoquant des « effets essentiellement irritants et odorants, sans toxicité aiguë ». Par ailleurs, dès le 29 septembre, le préfet du Nord prenait un arrêté similaire à son homologue de la Seine-Maritime relatif aux restrictions sanitaires de mise sur le marché de productions alimentaires d'origine animale et végétale (limitées aux communes de Villereau et de Douai).

Ce n'est qu'à partir de la prise de mesures potentiellement concurrentes au sein de plusieurs départements impactés par l'incendie que le relais ministériel en matière de communication sanitaire de crise se devait d'intervenir . Ce relais ne peut néanmoins efficacement s'appliquer qu'à la condition d'une expression unique , ce que la double saisine de l'Anses a passablement compromis 80 ( * ) ;

- deuxièmement , une fois passée la phase d'urgence, la communication sanitaire de crise s'est progressivement spécialisée, nécessitant ainsi l'intervention de plusieurs acteurs, et donc d'autant de risques de cacophonie . Se superposant aux recommandations sanitaires publiées par l'ARS en application des consignes préfectorales, la direction générale de la santé (DGS) du ministère des solidarités et de la santé a publié, dès le 26 septembre à 14 heures, ses propres recommandations sanitaires.

L'intervention de l'acteur ministériel ainsi que des experts sanitaires (Ineris, Anses, Santé publique France) a conduit à une multiplication des portails internet dédiés au suivi de l'événement (une page d'informations mise en ligne par le Gouvernement, un fil d'actualité entretenu quotidiennement sur les deux sites des préfectures de la Seine-Maritime et du Nord) ainsi qu'à la publication progressive d'une documentation importante et souvent peu lisible (un rapport de l'Ineris, six avis de l'Anses) ;

- troisièmement , la sensibilité politique de la communication post-crise a pu parfois conduire les acteurs gestionnaires à produire des messages dans une temporalité qui n'était pas la plus adéquate .

Les ministres concernés par les conséquences sanitaires de l'incendie se sont globalement montrés soucieux d'étayer leurs décisions par une expertise scientifique préalable. Leur application du principe de précaution a toutefois connu des expressions variables : ainsi, le ministre de l'agriculture et de l'alimentation a annoncé sur un réseau social le 11 octobre sa décision de lever les restrictions sur la consommation du lait en Seine-Maritime et dans deux communes du Nord. Cette décision est donc intervenue sept jours avant le rendu de l'avis étayé de l'Anses sur les risques liés à l'ensemble de la production végétale.

De façon générale, une communication sanitaire de crise efficace doit concilier deux impératifs fondamentalement contradictoires : rationaliser l'alarme des populations directement impactées , ce qui nécessite des actions et des propos rassurants de court terme, et appuyer les décisions publiques sur un avis scientifique objectif , qui appelle parfois plus de temps. Comme l'a reconnu la ministre des solidarités et de la santé, « cet incendie est très complexe. Dire que l'on n'a pas trouvé d'hydrocarbures [dans l'eau ou dans l'air] à J+1, et qu'on saura s'il y a des dioxines à J+8 [dans les produits alimentaires], parce que les analyses prennent 8 jours, n'est pas simple à admettre pour la population, mais la transparence et la sincérité nuisent à la simplicité » 81 ( * ) .

L'actualisation de la circulaire du 20 février 2012 82 ( * ) , évoquée plus loin dans la partie consacrée à la gestion de la crise sanitaire, devra comprendre un volet « communication » suffisamment étayé pour que les lacunes identifiées ci-dessus n'aient pas à se reproduire.

En résumé , l a commission d'enquête retire trois enseignements principaux de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen sur le volet de l'alerte des populations et de la communication de crise :

- d'abord, le caractère profondément anxiogène de la gestion des risques industriels et technologiques pour une population qui ne dispose pas d'une solide culture du risque et de la sécurité ;

- ensuite, le fossé entre d'une part, l'attitude et la communication institutionnelle des services de l'État et du Gouvernement et, d'autre part, les attentes de la population en matière d'information sur le déroulement de la crise, son origine et ses conséquences ;

- enfin, l'inadaptation du système d'alerte français pour la gestion des risques industriels et technologiques de grande ampleur.

L'accident de Rouen est le révélateur d'un profond malaise social , qui nécessite le développement d'une culture du risque ( voir seconde partie ). Il appelle l'attention du Gouvernement sur la nécessité d'élaborer (enfin) une doctrine claire et moderne de communication de crise pour délivrer les bons messages, au bon moment, aux bons publics.

Surtout, les pouvoirs publics doivent davantage faire confiance à la population et s'appuyer sur elle pour mieux gérer la crise plutôt que de la considérer comme un agent gênant, aux réactions irrationnelles et imprévisibles.

En la matière, un changement de paradigme est nécessaire car le fait de subir un événement donne a minima le droit de savoir ce qu'il se passe. En outre, il est illusoire de penser que la gestion des crises peut, à l'ère des réseaux sociaux, se passer de relais citoyens et associatifs. Sur ce point, malheureusement, les leçons de l'accident survenu en 2013 sur le même site industriel n'ont pas toutes été tirées . Le rapport conjoint IGA-CGEDD-CGEIET 83 ( * ) établi à l'époque pour évaluer la gestion la crise précitée relevait déjà : « cette gestion de crise laisse un sentiment d'insatisfaction, d'incompréhension, voire d'échec , portant sur au moins deux aspects : l'anticipation et l'information ». Ce constat est malheureusement encore d'actualité.

En outre, il est plus que jamais nécessaire de moderniser le système d'alerte des populations en mettant sur pied dans les deux ans un dispositif robuste et fiable via les téléphones mobiles .


* 67 Audition du 23 janvier 2020, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200120/ce_lubrizol.html#toc4

* 68 Organisation de l'alerte, de l'information et de la gestion de crise en cas d'accident industriel dans la perspective de la création d'une force d'intervention rapide , Inspection générale de l'administration, Conseil général de l'environnement et du développement durable, Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies, mai 2013.

* 69 C'est le cas de la plupart des préfectures de France désormais : http://www.siglab.fr/fr/reseaux-sociaux-prefectures-comment-la-communication-territoriale-se-numerise.html

* 70 Audition du 8 octobre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191007/devdur.html#toc3

* 71 https://www.huffingtonpost.fr/entry/christophe-castaner-reagit-a-lincendie-de-lubrizol-a-rouen-ne-paniquons-pas_fr_5d8c613ae4b0ac3cdda32b70

* 72 https://actu.fr/normandie/rouen_76540/la-ministre-agnes-buzyn-reconnait-apres-lincendie-lubrizol-rouen-est-clairement-pollue_27614162.html

* 73 VISOV : Volontaires Internationaux en Soutien Opérationnel Virtuel. Sur son site ( www.visov.org ), l'association, créée en janvier 2014, se présente comme « la première communauté virtuelle francophone de volontaires numériques en gestion d'urgence (sécurité civile). Elle promeut l'utilisation accrue des Médias Sociaux en Gestion d'Urgence, les MSGU ».

* 74 Entretien entre M. Patrick Lagadec et M. le préfet Gilbert Carrère, dans le cadre d'une mission de retour d'expérience sur le cas. Voir aussi Gilbert Carrère : « L'affaire de Villeurbanne, juin-juillet 1986, L'incendie du port Édouard-Herriot, juin 1987 », Patrick Lagadec, États d'urgence - Défaillances technologiques et déstabilisation sociale , Seuil, 1988.

* 75 Audition du 12 novembre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191111/ce_lubrizol.html#toc4

* 76 Article L. 4031-3 du code de la santé publique.

* 77 Audition du 12 novembre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191111/ce_lubrizol.html#toc4

* 78 Audition du 27 novembre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191125/ce_lubrizol.html#toc7

* 79 Audition du 12 novembre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191111/ce_lubrizol.html#toc4

* 80 Voir page 119 et suivantes.

* 81 Audition du 12 novembre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191111/ce_lubrizol.html#toc4

* 82 Circulaire du 20 février 2012 relative à la gestion des impacts environnementaux et sanitaires d'événements d'origine technologique en situation post-accidentelle

* 83 Organisation de l'alerte, de l'information et de la gestion de crise en cas d'accident industriel dans la perspective de la création d'une force d'intervention rapide, Inspection générale de l'administration, Conseil général de l'environnement et du développement durable, Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies, mai 2013.

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