N° 480

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 2 juin 2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juin 2020

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) chargée d' évaluer l' intervention des services de l' État dans la gestion des conséquences environnementales , sanitaires et économiques de l' incendie de l' usine Lubrizol à Rouen , de recueillir des éléments d' information sur les conditions dans lesquelles les services de l' État contrôlent l' application des règles applicables aux installations classées et prennent en charge les accidents qui y surviennent ainsi que leurs conséquences et de tirer les enseignements sur la prévention des risques technologiques ,

Président

M. Hervé MAUREY,

Rapporteurs

Par Mmes Christine BONFANTI-DOSSAT et Nicole BONNEFOY,

Sénateurs

Tome I : Rapport

(1) Cette commission est composée de : M. Hervé Maurey, président ; Mmes Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy, rapporteurs ; M. Jérôme Bignon, Mmes Céline Brulin, Françoise Cartron, MM. Ronan Dantec, Jean-François Husson, Jean-Claude Tissot, vice-présidents ; Mmes Pascale Bories, Agnès Canayer, MM. René Danesi, Gilbert-Luc Devinaz, Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Brigitte Lherbier, MM. Frédéric Marchand, Pascal Martin, Mmes Catherine Morin-Desailly, Nelly Tocqueville, M. Jean-Pierre Vial.

SYNTHÈSE

Le 26 septembre 2019, l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen est venu rappeler à tous et de manière spectaculaire, les risques liés à l'exploitation des sites industriels les plus dangereux.

Si aucun mort ni blessé direct n'a heureusement été déploré, cet accident a frappé de plein fouet et durablement la population rouennaise et, au-delà, l'ensemble des citoyens vivant à proximité immédiate ou plus lointaine d'un des 1 200 sites Seveso répartis sur l'ensemble du territoire national.

C'est aussi le premier accident industriel de grande ampleur depuis l'inscription de la Charte de l'environnement dans le bloc de constitutionnalité. C'est enfin l'un des premiers accidents industriels majeurs de l'ère des réseaux sociaux et le « bruit médiatique » (200 000 tweets en 24 heures, plus de 20 000 documents à ce jour) qu'il a suscité a révélé la défiance de la population à l'égard de la parole publique et une très forte anxiété des citoyens par rapport aux conséquences sanitaires de l'accident.

Quelles qu'aient été la stupeur et l'inquiétude qu'il a suscitées, il était indispensable que la commission d'enquête dépasse le seul cas de l'incendie de l'usine Lubrizol. Elle devait donc non seulement évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de cet accident, mais aussi proposer des pistes d'amélioration de la politique de prévention des risques industriels et de contrôle des installations classées.

La politique de prévention des risques recouvre des réalités différentes en fonction de la nature de ces risques, naturels ou industriels et technologiques. Toutefois, les constats et recommandations déjà formulés par le Sénat à l'occasion de ses travaux sur ces sujets (la tempête Xynthia ou les risques climatiques par exemple) s'orientent dans une seule et même direction : il est plus que jamais impératif que la population ne soit plus placée dans la situation de subir ces accidents mais les pouvoirs publics doivent s'armer pour les prévenir et les prévoir, y faire face dans l'instant et en gérer les conséquences sur le long terme.

*

À l'issue de ses travaux, la commission d'enquête dresse les principaux constats suivants.

L'accident de Rouen souligne le manque criant de la culture de la sécurité et du risque industriel . Aujourd'hui, 90 % des Français se sentent mal informés sur les risques que présentent les installations industrielles et chimiques et 10 % à peine affirment savoir comment réagir si un accident se produisait près de chez eux !

Les résultats de la consultation des élus locaux réalisée par la commission d'enquête sur la plateforme dédiée du Sénat confirment ce constat préoccupant : 62 % des élus font part d'un manque d'information sur les risques industriels et 78 % sont peu ou pas associés aux exercices de sécurité civile.

Pour la commission d'enquête, le public - y compris les riverains des installations les plus dangereuses - est donc le grand absent des politiques de prévention des risques . L'accident de Rouen révèle une demande sociale non satisfaite.

Pourtant, la France s'est dotée d'une gamme complète d'outils et de structures garantissant l'information et la participation du public. Mais la composition de ces structures est déséquilibrée au profit des services de l'État et pâtit d'un manque d'animation locale et nationale très préjudiciable à l'information du public .

L'organisation française de la gestion de crise est pour sa part adaptée à la réalité des risques industriels et technologiques . Les décisions et mesures prises par le préfet de la Seine-Maritime pour le traitement opérationnel de la crise stricto sensu sont rétrospectivement pertinentes, justifiées et proportionnées à la réalité des risques encourus par la population. Des correctifs doivent toutefois être apportés au cadre juridique pour garantir la proportionnalité des moyens publics engagés en soutien des exploitants dans le traitement des accidents industriels, en particulier du risque incendie , première source d'accident.

Dans ce cadre , il est essentiel d'achever la formalisation des plans de prévention des risques industriels et de développer massivement l'information du public , en particulier des riverains de sites Seveso : à ce jour 92 % des plans particuliers d'intervention (PPI) préparés par l'État sont élaborés et près de 80 % des communes concernées par un plan communal de sauvegarde (PCS), soit 9 569 collectivités, l'ont élaboré, et jusqu'à 85 % en Seine-Maritime.

Surtout, l'incendie de Rouen a révélé une difficulté pour l'administration d'accéder en temps réel à l'information sur la localisation et la composition des produits stockés dans un site Seveso seuil haut, faute, parfois, de connaissance précise par les industriels eux-mêmes de l'état de leurs stocks ou d'accès aux données : rendre obligatoire un état des stocks précis et à jour est une priorité.

Cet accident a démontré une fois de plus les défauts majeurs du système national d'alerte et d'information des populations , qui s'appuie encore trop largement sur un système de sirènes dépassé. Alors que le Sénat, il y a dix ans déjà, avait souligné l'intérêt de se doter d'un système de cell broadcast , la commission d'enquête appelle l'État à mettre en oeuvre sans attendre ce volet mobile de l'alerte des populations .

Sur le fond, la communication de crise des services de l'État a montré ses limites par son incapacité à informer le public de façon claire, prescriptive et pédagogique et à utiliser efficacement l'ensemble des canaux de distribution disponibles (radio, télévision, presse, réseaux sociaux). Il est donc urgent de revoir la doctrine de communication de crise de l'État. Vouloir rassurer à tout prix fait perdre de vue l'objectif principal : informer le plus clairement possible et en temps réel, quitte à adapter la communication publique en fonction du déroulé des événements.

La politique de prévention des risques industriels déployée depuis 40 ans en France laisse apparaître des angles morts importants et inacceptables. Depuis quinze ans, les effectifs des services chargés de la police des ICPE ont augmenté alors que le nombre de contrôles a pratiquement été divisé par deux. Cette évolution rend peu réaliste l'objectif d'augmentation de 50 % des contrôles d'ici 2022 à effectifs constants affiché par la ministre de la transition écologique et solidaire. En outre, les crédits budgétaires alloués par l'État à la prévention des risques technologiques diminuent tendanciellement depuis plusieurs années.

La juxtaposition d'activités industrielles soumises à des régimes différents représente une difficulté supplémentaire pour la politique de prévention des risques et les programmes d'inspection des ICPE sont clairement insuffisants : un établissement déclaré peut a priori rester indéfiniment soumis à un régime inapproprié ; au nom du principe d'antériorité un site industriel peut continuer à exercer son activité à proximité immédiate d'une installation dangereuse ; une gare de triage peut permettre d'entreposer des matières dangereuses sans véritable contrôle.

Le nombre réduit de sanctions prononcées, leur faiblesse et le taux de classement sans suite plus élevé pour les infractions environnementales que pour la moyenne sont perçus par certains observateurs comme le signe d' une forme d'indulgence des pouvoirs publics vis-à-vis des industries et ce soupçon affecte la crédibilité de la politique de prévention, notamment la détermination de l'État à en assurer le respect : trop souvent, les recommandations et prescriptions formulées par les services de l'État ne sont pas suivies d'effet , sans que personne ne semble s'en inquiéter.

Ainsi, l'entreprise Lubrizol, marquée par d'autres incidents, avait fait l'objet de plusieurs contrôles depuis 2017. Pourtant, l'arrêté de mise en demeure de l'entreprise daté du 8 novembre 2019, fait état de manquements persistants à des prescriptions formulées avant l'incendie du 26 septembre 2019.

Pour autant, la perspective de création d'une autorité administrative indépendante (AAI) spécialisée dans le contrôle des établissements Seveso ne présente aucune plus-value évidente en matière de risques industriels, contrairement à la mise en place d'un véritable bureau d'enquête accidents. L'existence d'une telle structure créerait une discontinuité au sein des installations classées, entre les établissements Seveso d'une part et les autres ICPE d'autre part. Cette rupture serait d'autant plus arbitraire qu'en cas d'évolution des quantités de substances stockées, un établissement pourrait rapidement basculer d'une autorité à l'autre. Cette réforme romprait donc le continuum actuel entre les différents régimes de contrôles et risquerait d'entraîner une perte de mémoire des risques. Plutôt qu'envisager des changements de gouvernance, il convient de s'appuyer sur les structures existantes en renforçant les moyens humains et financiers consacrés à l'application des mesures prises en matière de prévention .

Les manquements constatés dans la gestion des conséquences sanitaires de l'accident constituent la suite logique des erreurs des premiers jours : dépourvue d'informations essentielles quant à la nature des produits brûlés et aux effets cocktail susceptibles d'avoir été engendrés par l'incendie, l'Agence régionale de santé (ARS) n'a pu exercer sa mission dans les meilleures conditions possibles. Les retards constatés pour contrer les fake news véhiculées par les réseaux sociaux ont alimenté l'angoisse de la population quant aux dommages causés par l'accident sur leur santé.

Sur le plan administratif, la multitude des intervenants a néanmoins laissé de côté certains maillons essentiels de la chaîne d'information : à l'instar des élus locaux, les professionnels de santé les plus proches du terrain (médecins de ville, pharmaciens d'officine, infirmiers) ainsi que les intervenants à domicile auraient davantage dû être associés dès le départ au suivi des dommages causés par l'accident . En outre, l'appréhension de l'urgence sanitaire par l'unique prisme quantitatif du nombre de morts ou blessés est inacceptable et sous-estime largement les risques chroniques : le principe de précaution aurait dû prévaloir . C'est ce même principe qui doit guider le suivi sanitaire des populations à long terme : confiée à Santé publique France, la mise en oeuvre de l'enquête de santé a été retardée ; elle devra nécessairement s'accompagner de la mise en place de registres de morbidité .

Très vite après l'accident, ses conséquences économiques ont été prises en compte de manière spécifique : forte de sa volonté affichée de se comporter en « bon voisin », Lubrizol a mis en place deux fonds d'indemnisation à l'amiable, l'un pour les agriculteurs, l'autre pour les entreprises et les collectivités locales, sous le regard bienveillant de l'État. S'il a permis à des victimes d'obtenir rapidement une indemnisation, un tel mécanisme dérogatoire , qui implique renonciation contractuelle à toute action contre Lubrizol, laisse entière la question de la prise en compte des préjudices indirects. En outre, non couverts par ces deux fonds, les nombreux particuliers touchés par l'accident peuvent éprouver des difficultés à obtenir réparation de l'intégralité du préjudice qu'ils ont subi . Symbolique, cet état de fait conduit néanmoins à adapter le droit des assurances afin de supprimer la franchise en cas d'accident industriel et à étendre l'action de groupe.

Même s'il est aujourd'hui prématuré voire hasardeux de la mettre en cause, l'accident conduit à interroger de nouveau la place de la sous-traitance dans les processus industriels. Envisager des solutions irréalistes comme son interdiction reviendrait à méconnaître les apports économiques du tissu de petites et moyennes entreprises dans nos territoires. L'accident de Rouen incite plutôt à privilégier une gestion des stocks de produits dangereux « juste à temps » , plutôt que de recourir à l'entreposage systématique sur place. Par ailleurs, l'activité de logistique doit être mieux encadrée afin de limiter les risques qu'elle peut induire.

Enfin, même si l'impact environnemental immédiat de l'accident semble avoir été limité, la commission d'enquête s'inquiète que les conséquences des accidents industriels sur l'environnement soient largement ignorées. La prise en compte de cet enjeu dans les documents de prévention des risques doit nécessairement être renforcée.

*

Pour répondre à ces enjeux, les recommandations de la commission d'enquête s'articulent en six axes :

1. Créer une véritable culture du risque industriel

2. Améliorer la politique de prévention des risques industriels

3. Améliorer la gestion de crise

4. Assurer une meilleure coordination entre l'État et les collectivités territoriales

5. Indemniser l'intégralité des préjudices subis par la population

6. Appliquer le principe de précaution au suivi sanitaire des populations touchées par un accident industriel

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