C. LA TABLE RONDE SUR LES VIOLS DE GUERRE ET LES VIOLENCES SEXUELLES DANS LES TERRITOIRES EN CRISE (28 NOVEMBRE 2019)

1. Le rapport de la délégation « Pour que le viol et les violences sexuelles cessent d'être des armes de guerre »19 ( * ) : rappel

La délégation a souhaité inscrire à son agenda la question des viols de guerre en 2013, à l'occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration de l'ONU sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes qui, adoptée par l'Assemblée générale le 20 décembre 1993, constatait la « particulière vulnérabilité des femmes dans les zones de conflit armé ». Son rapport d'information, qui a fortement marqué la délégation à l'époque, a été présenté par Brigitte Gonthier-Maurin, alors présidente, en décembre 2013.

L'élaboration de la déclaration onusienne de 1993 et l'intérêt de la communauté internationale pour ce grave problème avaient été encouragés par la révélation des atrocités subies par les femmes lors du conflit en ex-Yougoslavie (viols suivis de grossesses forcées, internement des victimes dans des « camps de viol », mutilations et tortures sexuelles...), au cours duquel le recours systématique aux viols de masse s'est inscrit dans une stratégie d'extermination ethnique de l'ennemi .

La délégation a jugé souhaitable en 2019, plusieurs années après ce premier rapport, de se saisir à nouveau d'un sujet qui demeure d'une actualité glaçante , qu'il s'agisse de la situation en Syrie ou en République centrafricaine, ou de l'expansion de l'esclavage sexuel en lien avec des groupes armés dont l'obscurantisme le dispute à la barbarie.

Claudine Lepage, vice-présidente, qui a pris l'initiative de la table ronde du 28 novembre 2019, a ouvert cette réunion en rappelant les principaux constats établis par la délégation en 2013 :

- le caractère massif des viols de guerre (entre 20 000 et 50 000 en Bosnie-Herzégovine, entre 250 000 et 500 000 au Rwanda, plus de 500 000 en RDC), a fortiori quand, utilisés à des fins de nettoyage ethnique, ils visaient à faire porter l'« enfant de l'ennemi » à des victimes utilisées comme esclaves sexuelles ;

- le fait que les conflits et les crises ne sont plus limités désormais à des champs de bataille circonscrits, mais atteignent les lieux de vie des populations civiles , ce qui constitue l'une des causes de ces violences ;

- l'intégration de celles-ci dans une stratégie de destruction de communautés entières par la honte et l'humiliation (les hommes sont contraints d'assister au viol des filles et des femmes de leur famille, sans pouvoir les protéger 20 ( * ) ; quand ces viols concernent des hommes, ils confèrent, comme l'a relevé Claudine Lepage, « une dimension particulière à cette violence dans des sociétés où elle est particulièrement taboue ») ;

- la cruauté indicible de ces viols , qui n'épargnent aucun âge , les victimes étant de très jeunes enfants 21 ( * ) comme des personnes âgées, et qui n'épargnent pas non plus les hommes ;

- la violence spécifique qu'ajoutent les technologies numériques , permettant aux bourreaux de filmer ces atrocités et de faire ainsi peser sur les victimes la menace permanente « que ces vidéos se retrouvent en ligne et que leur déshonneur et celui de leurs proches soient connus de tous » 22 ( * ) ;

- le périmètre de ces violences , qui excède largement les territoires en conflit : les femmes accueillies en Europe au terme d'un parcours migratoire ont, dans une proportion importante, subi de telles violences dans leur pays d'origine, sur le chemin de l'exil ou dans des camps de réfugiés ;

- leurs conséquences dévastatrices sur la santé des victimes , sur les plans tant physique que psychologique. Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis , avait beaucoup frappé la délégation en affirmant, en 2013 : « Une part de ces femmes est morte, même si elles sont apparemment vivantes. Il faut voir le regard de ces femmes : c'est un regard mort » ;

- la « solitude absolue des victimes », dont notre collègue Claudine Lepage a rappelé qu'elles étaient souvent « rejetées par leur communauté au nom de l'honneur, contraintes d'élever seules l'enfant du viol et condamnées à une précarité économique et sociale terrible » ;

- la rareté des sanctions pénales , qui contraste avec l'extrême gravité des conséquences de ces violences pour les victimes.

2. Un sujet toujours présent dans l'agenda de la délégation

Les violences faites aux femmes dans les territoires en crise n'ont jamais été absentes de l'agenda de la délégation depuis l'adoption du rapport ci-dessus évoqué.

La délégation a ainsi rencontré à deux reprises, en juin puis en décembre 2014, des représentantes du Conseil coréen des « femmes de réconfort » , qui porte la voix des esclaves sexuelles de l'armée impériale japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a eu l'occasion d'entendre le témoignage particulièrement émouvant d'une survivante, Kil Wonok.

Le 18 février 2016, dans le cadre de la préparation d'un rapport sur les femmes victimes de la traite des êtres humains 23 ( * ) , elle s'est entretenue avec Nadia Mourad , qui était intervenue deux mois plus tôt, le 16 décembre 2015, devant le Conseil de sécurité des Nations unies. La future lauréate du prix Nobel de la paix a témoigné des atrocités (« viols collectifs et tortures ») perpétrées par l'État islamique sur les femmes yézidies vendues par Daech pour servir d'esclaves sexuelles .

Une table ronde organisée avec UNICEF France le 11 octobre 2018 à l'occasion de la Journée internationale des droits des filles 24 ( * ) , a mis en évidence un autre fléau que les viols de guerre dans les territoires en conflit : l'expansion des mariages précoces , en lien avec la volonté des familles de protéger leurs filles des violences. Selon le directeur général d' UNICEF France , la situation en Syrie illustre ce constat : « Le mariage précoce ne se pratiquait pas en Syrie avant la guerre [...]. Les filles étaient scolarisées et pouvaient poursuivre leurs études ». La situation actuelle constitue ainsi selon lui un véritable « retour en arrière » .

Le rapport de 2013 avait montré l'extension de la thématique des viols de guerre aux parcours migratoires : ce point a été confirmé lors d'une table ronde sur l'excision, organisée le 8 février 2018 dans le cadre du rapport de nos collègues Maryvonne Blondin et Marta de Cidrac 25 ( * ) . Fondatrice de La Maison des femmes de Saint-Denis, le Dr Ghada Hatem a inscrit les mutilations sexuelles féminines vécues par ses patientes dans un continuum de violences marqué par « l'excision, le mariage forcé, [...] l'exode, les crimes de guerre... », qui n'ont désormais plus de frontières .

Par ailleurs, les migrations et les risques de violences qu'elles impliquent pour les femmes ne résultent pas seulement des conflits. Ces dangers s'étendent aux « réfugiées climatiques », comme l'a montré une réflexion sur les incidences du changement climatique sur la situation des femmes, inspirée par la Conférence de Paris sur le climat (COP 21). La délégation avait été alertée sur les risques de violences qui menacent les femmes lors des déplacements de population dus au climat . Le rapport publié par Chantal Jouanno, alors présidente 26 ( * ) , en octobre 2015, relevait ainsi que « les déplacements de population liés au dérèglement climatique contribueront à rendre encore plus vulnérables de très nombreuses femmes ».

Enfin, le sujet des violences sexuelles dans les zones de conflit a été abordé lors de la table ronde organisée par la délégation le 20 juin 2019 sur les enjeux du G7 en termes d'égalité femmes-hommes . À travers la Déclaration de Dinard du 5 avril 2019 sur les femmes, la paix et la sécurité , le G7 a inscrit à son agenda la problématique des violences sexuelles dans les situations de conflit 27 ( * ) .

Ces engagements font écho au G8 de 2013 qui, comme le notait le précédent rapport de la délégation, avait souhaité, à la demande du Royaume-Uni, apporter sa contribution à la prévention des violences sexuelles et au financement de programmes de prise en charge des victimes.

Dans un autre registre, le colloque dont la délégation a pris l'initiative sur les femmes dans la Grande Guerre à l'occasion du Centenaire , en octobre 2018 28 ( * ) , a permis d'aborder la question des viols de guerre dans une perspective historique à propos des scandales survenus dans les territoires français ayant été occupés en 14-18 ainsi qu'en Belgique . Notre collègue Claudine Lepage faisait ainsi observer, en animant la séquence de ce colloque sur « l'intime et la guerre », que dès 1915 les viols et les atrocités « commis par les belligérants à l'encontre des populations civiles » avaient fait l'objet d'un « rapport officiel britannique traduit en quinze langues et largement diffusé » et qu'une « commission d'enquête confiée en France à des magistrats [avait] produit douze rapports sur ce sujet entre 1914 et 1919 ».

3. Les enseignements de la table ronde
a) La confirmation des précédents constats de la délégation

En préambule, diverses interventions ont confirmé les constats préalablement établis par la délégation .

(1) Le viol de guerre, une politique de terreur

En ce qui concerne tout d'abord l' ampleur des atrocités subies par les femmes dans les territoires concernés, la présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis, dans la contribution écrite qu'elle a adressée à la délégation 29 ( * ) , a qualifié le viol comme arme de guerre de « génocide calculé » et de « crime contre l'humanité », « son objectif n'étant autre que la destruction de la part de féminin dans notre histoire ».

Elle a estimé que cette « politique de terreur » ne pouvait « avoir de points communs avec aucune autre forme de violence ».

Dans le même esprit, le professeur Henri-Jean Philippe, secrétaire général de l'association Actions Santé Femmes , a souligné la spécificité du recours au viol comme arme de guerre par rapport aux viols commis indépendamment de ce contexte : « Il ne s'agit en effet pas seulement de crimes sexuels, déjà terribles, mais de viols organisés pour détruire des populations ».

Plusieurs intervenants ont en outre rappelé, comme les interlocuteurs de la délégation en 2013, que ces violences concernent aussi les hommes , même si les femmes en sont les victimes principales .

Céline Bardet a tenu à relever ce point : « Nous travaillons sur les violences sexuelles dans les zones de crise et dans les conflits, dans une approche non genrée, beaucoup d'hommes subissant aussi ces sévices . Je reviens sur le documentaire Libye, anatomie d'un crime qui montre le système de viols comme armes de guerre mis en place à partir de 2014 à l'encontre des hommes » .

Rana Amra, de l'ONG Humanity Diaspo , a abondé dans ce sens : « Je rejoins les propos de Céline Bardet quand elle affirme que ces violences ne concernent pas seulement les femmes, mais aussi les garçons . ». Évoquant les réfugiés des zones de crise et de conflit présents sur le sol européen, elle a insisté sur la situation « de jeunes afghans et pakistanais, mineurs et isolés, [qui] se prostituent pour pouvoir subvenir à leurs besoins ».

(2) Des violences sexuelles qui marquent les parcours migratoires, y compris jusqu'en Europe

L'un des constats principaux de la table ronde est que les violences sexuelles ne sont plus limitées aux zones de conflit , mais qu'elles s'étendent désormais aux parcours migratoires des réfugiés qui fuient leurs pays en guerre.

Céline Bardet, présidente de l'ONG We are NOT Weapons of War, a attiré l'attention de la délégation sur ce triste constat : « La route des migrations constitue un véritable sujet (...). Cette table ronde représente peut-être un levier pour apporter une réponse coordonnée aux personnes ayant subi des traumatismes et vivant sur notre territoire. Les violences sexuelles étant singulières, il faut les traiter de manière spécifique. Beaucoup de migrants ont été victimes de violences sexuelles dans leur pays d'origine ou durant leur parcours migratoire ». Elle a rapporté rencontrer régulièrement, à la Cour nationale du Droit d'asile (CNDA), des personnes victimes de telles violences.

Dans le même esprit, le professeur Henri-Jean Philippe, secrétaire général de l'association Actions Santé Femmes (ASF) , se référant à sa pratique professionnelle sur le territoire français, a mis en lumière la fréquence des violences sexuelles subies par les femmes migrantes et réfugiées . Selon lui, ces personnes vulnérables y sont presque systématiquement exposées : « Vous souhaitez évaluer l'importance des agressions survenues lors des trajets migratoires. Je reçois en consultation de gynécologie-obstétrique à l'Hôtel-Dieu à Paris des femmes migrantes qui sollicitent le droit d'asile. Je dirais que 80 % de ces femmes, pour ne pas dire 100 %, ont été victimes de viol durant leur parcours migratoire . Il ne s'agit donc pas d'un phénomène épisodique ».

De plus, Rana Hamra, de l'ONG Humanity Diaspo , a insisté sur le calvaire subi par les victimes tout au long de leur parcours migratoire, jusqu'en Europe : « Vous évoquiez plus tôt la honte des femmes victimes de viols pendant leur parcours d'exil et de migration. Sachez que cet opprobre ne prend pas fin une fois qu'elles se trouvent en Europe . Ainsi, des jeunes femmes syriennes ou irakiennes sont violées durant leur parcours migratoire par leur frère, leur cousin ou leur père, au prétexte que leur mort est imminente ! ».

À cet égard, elle a estimé que la priorité serait de mettre fin aux violences commises sur le territoire européen : « Ces situations sont dramatiques et ont lieu aujourd'hui en Europe. Vous pouvez agir en France et en Europe dans les zones de crise. Il faut bien sûr poursuivre le plaidoyer pour les pays du Sud, mais je pense que le premier pas doit être effectué à côté de chez nous ».

b) Les causes des viols de guerre : l'analyse de la présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles (SFVS)

Justine Masika Bihamba, fondatrice et présidente de l'ONG Synergie des Femmes pour les Victimes de Violences Sexuelles (SFVS) a souhaité mettre en exergue les causes des viols, plus particulièrement en RDC. Elle en a identifié quatre :

- « l'exploitation illégale des ressources naturelles , qui alimente les conflits » ;

- « l'impunité », qui va souvent de pair avec « d'importantes difficultés dans le domaine de la justice » dans les pays concernés ;

- l'absence de réformes du système de sécurité dans ces pays, avec pour conséquence la présence de « nombreux groupes armés congolais et étrangers sur tout le territoire , qui commettent des violations graves des droits humains et sèment la désolation » ;

- les « coutumes et traditions maintenant la femme en position d'infériorité par rapport à l'homme ».

c) Les résolutions « Femmes, paix et sécurité » du Conseil de sécurité de l'ONU : un bilan à poursuivre

Directrice exécutive d' ONU Femmes France , Fanny Benedetti a dressé un bilan mesuré de la mise en oeuvre des résolutions du dispositif Femmes, paix et sécurité du Conseil de sécurité . Se référant au rapport du secrétaire général de l'ONU publié sur ce sujet le 9 octobre 2019, elle a précisé que « le bilan officiel sur la mise en oeuvre des résolutions [était] en cours d'élaboration et [serait] publié l'année prochaine à l'occasion des vingt ans de la Résolution 1325 ».

Elle a relevé les facteurs de succès identifiés par le secrétaire général de l'ONU pour une mise en oeuvre réussie du dispositif :

- le financement d'initiatives destinées à promouvoir l'égalité femmes-hommes et l'autonomisation des femmes, ainsi que les moyens attribués par les États aux plans nationaux d'action destinés à la mise en oeuvre des résolutions Femmes, paix et sécurité ;

- l' obligation de rendre compte (« redevabilité »), accompagnée de la mise en place de mécanismes de suivi et de contrôle ;

- la présence d'une expertise en matière de genre .

d) Le manque d'études et statistiques sur les viols de guerre

Plusieurs interlocuteurs ont évoqué le besoin d'études et de statistiques plus précises pour quantifier le phénomène des violences sexuelles dans les territoires en conflit.

Selon Céline Bardet, c'est un enjeu essentiel car « pour que les programmes aient un impact financier concret, cela suppose de disposer de données pour évaluer l'ampleur du sujet ». À cet égard, elle a mentionné un outil prometteur développé par son association . Intitulé Back Up , il « permet aux victimes via une web-application de se signaler et d'être identifiées partout dans le monde tout en préservant leur témoignage et les preuves ». Cet outil transversal dispose aussi d'une « fonction d' early warning system - notamment en ce qui concerne les environnements fragiles ou instables sujets à recrudescences de violences lors des périodes électorales ».

Le professeur Henri-Jean Philippe a lui aussi relevé la difficulté d'évaluer avec certitude le nombre de viols dans les zones en crise : « Je partage l'avis de Céline Bardet au sujet de l'estimation du nombre de viols. Il est impossible d'en connaître les chiffres, en France comme à l'étranger ». Selon lui, l'une des raisons expliquant la difficulté de disposer de statistiques sur ces questions tient au fait que le phénomène est souvent « tu pour des raisons personnelles, culturelles ou coutumières ».

Fanny Benedetti, directrice exécutive d' ONU Femmes France , a également pointé le manque de données fiables et précises sur la question des violences sexuelles perpétrées dans les territoires en conflit, notamment à l'encontre des femmes déplacées ou réfugiées : « Les données chiffrées sont sujettes à beaucoup de réserves, en raison de leur faible nombre et de la difficulté à récolter ces données ».

Pour autant, elle a pointé l'existence d'une corrélation entre violences et instabilité : « L'ONU estime qu'une femme déplacée ou réfugiée sur cinq est ou a été victime de violences sexuelles, cette statistique étant mesurée auprès des camps de réfugiés où l'ONU est présente ». La directrice exécutive d' ONU Femmes France a par ailleurs confirmé le lien entre les violences sexuelles constatées dans les zones de crise et la pratique du mariage précoce, précédemment souligné : « neuf pays sur dix ayant les taux les plus élevés de mariages d'enfants se caractérisent par un contexte fragile ».

e) La question de l'affectation effective de l'aide internationale aux victimes de violences sexuelles dans les territoires en conflit

Plusieurs prises de parole ont mis en lumière l'opacité de l'affectation des fonds internationaux aux victimes de violences sexuelles dans les territoires en conflit.

Ainsi, pour Céline Bardet, « Il est nécessaire de se pencher sur les programmes d'aide ». Selon elle, « L'organisation des Nations unies investit beaucoup, mais il faut s'interroger sur les destinataires et la façon dont cet argent est utilisé ».

Elle a ainsi exprimé des doutes sur l' efficacité des programmes d'aide au regard des résultats : « Je me pose sérieusement la question de l'utilisation de l'argent. Travaillant sur diverses zones géographiques, en Afrique comme au Moyen-Orient, avec une association dont le budget annuel est inférieur à 80 000 euros, je ne constate pas d'amélioration sur le terrain et ne comprends pas comment est utilisé cet argent. À titre d'exemple, la situation en RDC, que Denis Mukwege a contribué à mettre en lumière, est tragique et perdure depuis vingt-cinq ans dans l'indifférence la plus totale des structures internationales ».

Tout en reconnaissant que l'ONU effectue un travail important sur le terrain, Céline Bardet a conclu en estimant qu'il serait « pertinent que les institutions ouvrent un débat sur les financements, afin de réfléchir à une méthodologie innovante permettant d'optimiser les flux financiers, et de mesurer les impacts des investissements ».

Fanny Benedetti a reconnu qu'une part très limitée de l'aide des programmes d'aide supervisés par l'ONU revenait effectivement aux victimes . Ce constat fait d'ailleurs partie des manquements relevés dans le rapport du secrétaire général de l'ONU précité sur la mise en oeuvre du dispositif Femmes, paix et sécurité du Conseil de sécurité : « Le secrétaire général indique que seul 0,2 % de l'aide bilatérale consacrée aux situations fragiles dans les contextes de conflits et post-crise est revenu aux associations de femmes ».

Pour sa part, Justine Masika Bihamba, fondatrice et présidente de l'ONG Synergie des Femmes pour les Victimes de Violences Sexuelles (SFVS), a déploré qu'« in fine , la victime ne touche que 5 % de la somme initialement allouée ». Selon elle, les victimes ne perçoivent qu'un pourcentage minimal des aides car les fonds servent essentiellement, dans la pratique, à financer la logistique de l'aide internationale. Ainsi, a-t-elle souligné, « 60 % de la somme versée revient à l'administration des organisations internationales afin de payer les primes de risque, les salaires ou encore le logement sur place des personnels dans des conditions sécurisées. Ensuite, une partie rembourse les frais de logistique des agents de l'ONU travaillant avec ces organisations internationales. Enfin, les organisations locales prennent une part pour couvrir leurs frais de fonctionnement ».

À cet égard, elle a exprimé son espoir que le Fonds mondial de réparation pour les victimes de violences sexuelles dans les conflits , créé à New York à l'initiative du docteur Mukwege, « [permette] aux victimes de percevoir au moins 80 % des fonds mobilisés et donc de voir leur situation évoluer significativement ».

Plus généralement, sur la question du financement et de l' aide internationale , Farah Malek-Bakouche, représentante d' UNICEF France, a plaidé pour un accompagnement financier compatible avec des conflits qui s'inscrivent dans la durée . Elle a également critiqué la complexité de certains circuits financiers : « La durée des conflits s'allonge, à l'image du conflit syrien qui se poursuit. Le financement doit prendre en compte le long terme , une réponse à ces problématiques ne pouvant pas être mesurée sur cinq ans seulement . En effet, dans la mesure où l'objectif est de renforcer des systèmes de justice, de protection sociale et d'éducation, les financements doivent s'inscrire dans la durée, être flexibles et accessibles à la société civile . Je fais référence sur ce dernier point aux bailleurs de fonds étatiques construisant des propositions de financement assez compliquées ».

Pour la présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis , « la notion de réparation est d'une grande importance » : elle a donc insisté sur la « nécessité de trouver de toute urgence les financements adéquats », faisant observer que le fond créé par la Libye pour les victimes de viol « reste désespérément vide depuis sa création en 2014 », même s'il a selon elle inspiré la création du fond mondial dont le Docteur Denis Mukwege a pris l'initiative. Souad Wheidi a par ailleurs jugé « intéressant de réfléchir à la création d'une taxe sur les armes afin de financer » l'aide aux victimes.

f) L'importance de l'autonomisation économique des victimes pour leur réinsertion

Un autre enseignement de la table ronde est l' importance de l'autonomisation économique des victimes de violences sexuelles pour favoriser leur réinsertion sociale.

Justine Masika Bihamba, dont l'association travaille précisément à la réinsertion socio-économique des femmes victimes de viol, a plus particulièrement développé ce point. Elle a expliqué comment Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles accompagne ces personnes pour les aider à exercer une activité et à se regrouper pour leur permettre d'épargner et de constituer des économies : « L'autonomisation de la femme est [...] très importante [...]. Nous tentons, avec le peu de moyens dont nous disposons, de faire de ces femmes des cheffes d'entreprise [...]. Nous regroupons également les femmes exerçant les mêmes activités, afin qu'elles mutualisent leur travail et puissent épargner . L'argent économisé peut être prêté à d'autres membres du groupe et les intérêts accumulés partagés en fin d'année. Cette organisation leur permet de faire des projets, par exemple l'achat d'un matelas avec les intérêts annuels, et cela fonctionne très bien ».

L'accompagnement socio-économique des victimes de violences sexuelles mené sur le terrain par l'association de Justine Masika Bihamba est d'autant plus concluant qu'il permet aux femmes ayant bénéficié de cette aide d'agir à leur tour auprès d'autres victimes de leur communauté en les orientant vers l'association.

Fanny Benedetti a salué l'action de Justine Masika Bihamba et souligné elle aussi l'enjeu de l'autonomisation économique des victimes comme facteur de guérison : « Je souhaiterais tout d'abord rebondir sur les propos de Justine Masika Bihamba au sujet de l'autonomisation économique des femmes comme vecteur de reconstruction, sur laquelle ONU Femmes travaille également. Au-delà du soutien médical et psychologique, la perspective de se reconstruire à travers un soutien à l'autonomisation économique est déterminante ».

g) Un prérequis : la reconstruction physique et psychologique des victimes

La table ronde a aussi été l'occasion d'aborder le sujet de la reconstruction des victimes , plus particulièrement développé par les représentants d' Actions Santé Femmes , qui ont présenté le travail mené sur le terrain par ASF à l'hôpital de Panzi, où exerce le Docteur Denis Mukwege.

Sophie Martinez a évoqué l'action des soignants d' ASF parallèlement au travail d'accompagnement psychologique essentiel aux patientes. Elle a insisté sur l'importance de la coopération mise en place avec les équipes locales dans une logique de partage d'expérience et de compétences : « En tant que soignants, nous agissons sur la réparation physique, complémentaire de la réparation psychologique [...]. Ces patientes, dans une situation de délabrement physique parfois extrêmement important, ont profondément besoin d'être réparées par des experts , qui enseignent ensuite leurs techniques afin que celles-ci soient transmises par la suite ».

h) Quels progrès dans le domaine judiciaire ?

La table ronde a également permis d'aborder le thème du traitement pénal des viols de guerre.

Les dimensions judiciaires de la question sont en effet essentielles pour aider les victimes à se reconstruire, comme l'a souligné Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis : « rendre des comptes à ces victimes est une EXIGENC E », a-t-elle souligné ; « L'humanité a le DEVOIR de mettre fin à un silence coupable à l'égard de ces femmes ».

S'agissant de l'impunité des criminels , qui a trop longtemps prévalu à l'égard des viols de guerre, les intervenants ont relevé quelques avancées , tout en faisant preuve d'un optimisme mesuré.

Par exemple, Justine Masika Bihamba a mentionné les progrès observés en République démocratique du Congo (RDC), mais a relativisé les peines prononcées contre certains criminels : « Concernant les procédures judiciaires (...), nous constatons des avancées, y compris en RDC, mais elles restent parfois insuffisantes . Ainsi, un chef rebelle a été condamné dans le Sud -Kivu et le procès de grands chefs rebelles est en cours dans le Nord-Kivu. De plus, à l'échelle internationale, Bosco Ntaganda a été condamné à trente ans . Cette peine est trop faible à mon sens ; elle ne l'empêchera pas de commettre de nouvelles violations graves des droits humains à sa sortie de prison » .

Dans le même esprit, Fanny Benedetti a présenté quelques actions concrètes menées par l'ONU pour lutter contre l'impunité . Elle a notamment cité la mise en place d'équipes d'experts des violences sexuelles dans les territoires concernés , ce qui a rendu possible certaines condamnations . Par exemple, selon elle, « en RDC, l'équipe d'experts a facilité la condamnation à perpétuité de Frédéric Batumike, dirigeant provincial inculpé de viols systématiques d'enfants à Kavumu, dans le Sud-Kivu, en 2010 et 2011. L'équipe assiste également l'investigation en cours sur Ntabo Ntaberi Sheka et ses co-défendants pour un viol de masse de 387 personnes dans le territoire de Walikale en 2010 ».

Céline Bardet a tenu à préciser que ces avancées judiciaires sur le plan pénal sont également « le fruit du travail des organisations civiles oeuvrant sur le terrain ».

Au-delà du volet pénal, Céline Bardet a esquissé deux pistes d'amélioration concernant la prise en charge judiciaire des victimes .

Tout d'abord, elle a évoqué la question des preuves , dont le recueil et la préservation pourraient être améliorés, afin de faciliter le témoignage des victimes : « Nous devons réfléchir aux modalités de préservation des preuves et aux possibilités pour la victime d'enregistrer son témoignage, pour lui éviter d'être interrogée à de nombreuses reprises et de perdre les éléments de preuve ».

Ce travail implique selon elle une collaboration avec les autorités et institutions locales . Elle a cité l'exemple de la Guinée, pays dans lequel le ministre de la sécurité publique a sollicité son association pour travailler avec l' Office de Protection Genre, Enfance et Moeurs (OPROGEM), afin de « mettre en place un outil sur les données et la préservation des preuves » .

Ensuite, Céline Bardet a estimé que « La justice doit être plus proactive envers les victimes » et que « la place des victimes doit être revalorisée ». Elle a cité à cet égard le forum Stand Speak Rise Up co-organisé avec le Docteur Mukwege, à l'initiative de la grande-duchesse du Luxembourg en mars 2019. Il s'agissait de la « première manifestation internationale à placer les survivantes au coeur du projet, en les faisant participer activement aux ateliers et débats ».

Selon elle, l'enjeu principal est de faire participer les victimes , ce qui passe d'abord par leur écoute et la prise en compte de leur vécu et de leurs besoins : « Il est nécessaire d' écouter les victimes et de les faire participer à la réflexion sur le viol, puisqu'elles connaissent par leur expérience vécue les difficultés inhérentes à leurs besoins. Je suis convaincue que nous devons travailler dans cette optique avec les personnes concernées et co-construire les réponses à apporter pour leur venir en aide ».

Ces diverses observations soulignent, par-delà la spécificité des viols comme armes de guerre ci-dessus évoquée, des points communs entre les besoins des victimes de viols de guerre et les autres victimes de viol , s'agissant par exemple de la question des preuves et de la nécessité d'une écoute.


* 19 Rapport d'information fait au nom de la délégation par Brigitte Gonthier-Maurin (n° 212, 2013-2014).

* 20 Selon Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis entendue en 2013 par la délégation, « Dans une société traditionnelle comme la société libyenne, c'est le pire qui puisse arriver à un être humain ».

* 21 Lors de son audition en 2013, la ministre déléguée à la Francophonie avait évoqué l'image insoutenable de fillettes de quelques mois, originaires du Nord Kivu, transformées en « poupées de sang » par des « monstres pédophiles ».

* 22 Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis , entendue en 2013, avait tout particulièrement attiré l'attention de la délégation sur cette dimension des viols de guerre dans des sociétés où les victimes de viols sont rejetées au nom de l'honneur.

* 23 Traite des êtres humains, esclavage moderne : femmes et mineur-e-s, premières victimes , rapport d'information fait au nom de la délégation par Corinne Bouchoux, Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Brigitte Gonthier-Maurin, Chantal Jouanno et Mireille Jouve (n° 448, 2015-2016). Le témoignage de Nadia Mourad est commenté pp. 14 à 16.

* 24 Voir le rapport Dénoncer, pour y mettre fin, le mariage des enfants et les grossesses précoces : un enjeu décisif pour les droits des filles, partout dans le monde , rapport d'information fait au nom de la délégation par Annick Billon (n° 262, 2018-2019). Ce document a été élaboré à la suite de la table ronde du 11 octobre 2018.

* 25 Mutilations sexuelles féminines : une menace toujours présente, une mobilisation à renforcer , rapport d'information fait au nom de la délégation par Maryvonne Blondin et Marta de Cidrac (n° 479, 2017-2018).

* 26 L'égalité entre hommes et femmes pour la justice climatique , rapport d'information fait au nom de la délégation par Chantal Jouanno (n° 45, 2015-2016), p. 12.

* 27 Par ce texte, les pays membres du G7 ont souscrit aux engagements suivants :

« - Poursuivre nos efforts pour répondre aux besoins médicaux, psychologiques et sociaux spécifiques des personnes survivantes et des victimes ; Nous encourageons les efforts tels que ceux entrepris par les lauréats du prix Nobel de la Paix Mme Nadia Murad et le Dr. Denis Mukwege en vue de créer un fonds volontaire dédié aux personnes survivantes et aux victimes de violences sexuelles ;

« - Approfondir la coordination entre membres du G7 afin de renforcer notre réponse rapide en matière de soutien aux personnes survivantes et aux victimes, notamment en fournissant une assistance médicale, psychologique et sociale, ainsi que des secours aux personnes survivantes et aux victimes. Les efforts pourraient venir en appui à des initiatives existantes ainsi qu'à la mise en place de nouvelles initiatives et mesures ;

« - Renforcer la coordination entre membres du G7 pour appuyer la participation des femmes aux processus de paix, notamment dans leur rôle de négociatrices, de médiatrices et de bâtisseuses de la paix ; et

« - Encourager les initiatives visant à accroître la participation entière, significative et sur un pied d'égalité des femmes aux processus de paix, au rétablissement et à la consolidation de la paix (...). »

* 28 Les femmes pendant la Grande guerre - Actes du colloque du 18 octobre 2018 , rapport d'information fait au nom de la délégation par Annick Billon (n° 165, 2018-2019).

* 29 Ce texte est annexé au présent rapport.

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