IV. ANCRER PLEINEMENT LA SANTÉ AU TRAVAIL DANS LE PARCOURS DE SOINS DU TRAVAILLEUR

A. FAIRE DE LA MÉDECINE DU TRAVAIL LE LEVIER D'UNE RÉELLE POLITIQUE DE PRÉVENTION PRIMAIRE

La prévention tout au long de la vie constitue un axe prioritaire de la stratégie nationale de santé 2018-2022 et a donné lieu à la mise en place, en 2018, du plan « Priorité prévention ». Dans cette logique, la COG de la branche AT-MP pour la période 2018-2022 accorde une large place à l'effort de prévention en milieu de travail : au-delà de la prévention de risques ciblés (TMS, exposition aux substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques -CMR-, chutes de hauteur), elle met l'accent sur l'expérimentation et le déploiement d'actions de prévention primaire dans le souci de développer une véritable culture de prévention, notamment par la voie de la formation initiale et continue ou encore en renforçant l'offre de prévention des RPS.

Si le montant alloué aux aides financières simplifiées et aux contrats de prévention a été significativement revalorisé dans le cadre de cette nouvelle COG, le principal défi reste de mobiliser les plus petites entreprises autour de ces dispositifs. Lors de son audition par votre commission en octobre 2018 sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 82 ( * ) , Mme Marine Jeantet, alors directrice des risques professionnels à la CNAM, avait rappelé qu'« il n'est pas facile de dépenser plus en matière de prévention. Nos actions s'inscrivent dans une logique de co-financement avec les entreprises, il faut donc trouver des partenaires qui s'engagent. »

1. Mobiliser les SST pour fournir un accompagnement personnalisé aux TPE et PME

Les entreprises, tout particulièrement les TPE et PME, doivent être plus fortement sensibilisées à l'enjeu de la prévention des risques professionnels qui est encore largement perçu comme une démarche contraignante et bureaucratique. Dans le paysage fragmenté des acteurs de la prévention, les employeurs des TPE/PME ne sont pas en mesure d'identifier l'interlocuteur à privilégier afin de les accompagner efficacement dans la définition d'une stratégie de prévention : ils ne sont bien souvent pas en capacité d'élaborer un dossier solide de candidature aux aides financières simplifiées ou aux contrats de prévention, quand ils n'ignorent pas l'existence de ces dispositifs.

Le renforcement de la collaboration entre les Carsat/Aract et les SST devrait permettre de rationaliser le circuit d'accès des entreprises aux instruments d'aide au développement de la prévention, en particulier les aides financières simplifiées et les contrats de prévention, encore insuffisamment mobilisés par les TPE. Le montant annuel de ces dispositifs a été fortement revalorisé dans le cadre de la COG de la branche AT-MP pour la période 2018-2022 : il devrait s'établir à 85 millions d'euros 83 ( * ) en début d'exécution, et être porté pendant les deux dernières années de mise en oeuvre de la COG à 100 millions d'euros.

Vos rapporteurs recommandent ainsi que, dans le cadre d'un protocole défini par l'agence nationale de la santé au travail, chaque caisse régionale de la santé au travail confie aux SST les premières étapes d'élaboration et d'instruction des demandes formulées par les entreprises pour bénéficier des aides financières simplifiées ou conclure un contrat de prévention. Les échanges entre le SST et l'entreprise sur le contenu du dossier de candidature permettront de consolider un véritable projet de prévention, en particulier pour les TPE qui nécessitent un accompagnement personnalisé dans la formulation de leurs besoins et que le SST pourra leur apporter.

La caisse régionale de la santé au travail conservera la décision finale d'attribution des aides au projet co-construit entre l'entreprise et le SST. En cas d'attribution de l'aide, la caisse régionale de la santé au travail confiera au SST le soin de veiller à sa bonne mise en oeuvre.

Proposition n° 25 : Charger les SST d'accompagner les entreprises dans l'élaboration de dossiers de candidature aux aides financières simplifiées ou aux contrats de prévention.

L'élaboration du document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) est en outre encore perçue comme une contrainte bureaucratique, et non comme une démarche au service de l'entreprise, du bien-être de ses salariés et de la performance collective. Selon la dernière enquête sur les conditions de travail de 2013 (celle de 2016 portait sur les risques psychosociaux), seulement 46 % des employeurs ont élaboré ou mis à jour un DUERP au cours des douze mois précédant l'enquête, bien qu'il s'agisse d'une obligation depuis 2001 84 ( * ) . Plus de 50 % des entreprises de moins de 10 salariés ne disposaient pas d'un DUERP récent, contre moins de 10 % des entreprises de plus de 500 salariés. Seule la fonction publique territoriale fait pire, avec près de 70 % des collectivités répondantes indiquant ne pas disposer d'un DUERP récent.

Évaluation des risques professionnels en France

Source : Dares, « La prévention des risques professionnels - Les mesures mises en oeuvre par les employeurs publics et privés », Dares-Analyses, n° 013, mars 2016

Le déroulement du procès des dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral au premier semestre 2019 a contribué à donner une nouvelle actualité à la responsabilité des employeurs en matière de santé et sécurité de leurs salariés, en mettant en avant la problématique de plus en plus prégnante de la souffrance au travail et son caractère multiforme.

Le système français de santé au travail, fondé sur une logique assurantielle puissante héritée d'un compromis remontant à 1898, est en effet appelé à se réformer profondément pour tenir compte des mutations du travail des deux dernières décennies. Le principe de la présomption de responsabilité civile sans faute de l'employeur, posé par la loi du 9 avril 1898 sur l'indemnisation des accidents du travail et ouvrant droit, pour la victime, à une réparation forfaitaire et non intégrale, est de plus en plus remis en cause par les associations de victimes et leurs ayants-droits qui n'hésitent plus à poursuivre l'employeur pour faute inexcusable.

Les procédures judiciaires visant à établir les manquements des employeurs à leur obligation de sécurité se sont multipliées depuis la redéfinition par la Cour de cassation de la faute inexcusable de l'employeur à l'occasion de plusieurs arrêts rendus sur des affaires liées à l'amiante au cours de l'année 2002 : « en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l'entreprise ; que le manquement à cette obligation a le caractère de faute inexcusable. » 85 ( * )

On reste encore loin de la situation américaine où la mise en cause de la responsabilité de l'employeur peut donner lieu à des condamnations financières très importantes. Néanmoins, l'extension en 2019 par la jurisprudence de la Cour de cassation 86 ( * ) du périmètre du préjudice d'anxiété devrait logiquement inviter les employeurs à une prise de conscience accrue du risque judiciaire qui pourrait découler de l'absence de mise en oeuvre de mesures de protection et de prévention.

Dans ce contexte de judiciarisation des conflits en santé au travail, les employeurs doivent renforcer leurs efforts pour démontrer qu'ils ont mis en oeuvre toutes les précautions nécessaires pour protéger leurs salariés des risques évitables.

Vos rapporteurs sont ainsi convaincus que le DUERP doit s'imposer comme le document stratégique permettant de démontrer l'implication de l'employeur dans la mise en oeuvre de son obligation de sécurité. Elle recommande, par conséquent, que le DUERP fasse l'objet d'une rédaction commune entre l'employeur, les représentants du personnel et le SST, avant qu'il ne soit soumis pour validation aux instances représentatives du personnel. Impliqué très en amont de la procédure d'élaboration du DUERP, le SST aura la responsabilité de réaliser l'inventaire de tous les risques, de proposer des outils de nature à protéger les salariés et d'accompagner l'entreprise dans la collecte des données collectives et individuelles d'exposition.

Le DUERP deviendra ainsi un document stratégique contractuel définissant non seulement les engagements de l'employeur mais également ceux du SST dans le déploiement de la stratégie de prévention de l'entreprise : il précisera ainsi les actions en milieu de travail qui devront obligatoirement être conduites par le SST, de même que, par exemple, l'assistance que ce dernier fournira dans l'élaboration des dossiers de demandes d'aides financières simplifiées ou de contrats de prévention. Il convient, en particulier, de rendre obligatoire la réalisation par le SST d'actions en milieu de travail au sein de toutes les entreprises de moins de dix salariés qui requièrent un accompagnement de proximité.

Proposition n° 26 : Imposer une rédaction commune du DUERP entre l'employeur, les représentants du personnel et le SST.

Proposition n° 27 : Rendre obligatoire la réalisation par le SST d'actions en milieu de travail au sein de toutes les entreprises de moins de dix salariés.

L'accompagnement du SST peut s'avérer également particulièrement précieux dans l'élaboration de l'accord ou du plan d'action de prévention des risques professionnels que toutes les entreprises de plus de 50 salariés doivent désormais mettre en oeuvre depuis le 1 er janvier 2019, en application d'une des ordonnances « Macron » 87 ( * ) prises en 2017. Cette ordonnance a inséré dans le code du travail la notion d'indice de sinistralité : les entreprises présentant un indice de sinistralité supérieur à un seuil fixé par décret sont tenues d'engager la négociation d'un accord en faveur de la prévention des effets de l'exposition à une série de facteurs de risques professionnels, dits « facteurs de pénibilité ».

2. Décloisonner la médecine du travail et la médecine de ville et hospitalière

Par ailleurs, le réseau des CCPP des CHU et le réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P) animé par l'ANSéS constituent une source exceptionnelle d'expertise dans l'identification des risques professionnels, notamment émergents. Il convient d'amener les SST à capitaliser, dans le cadre de conventions avec les CHU et les agences sanitaires, sur ces connaissances scientifiques pour déployer une réelle politique de prévention primaire au sein des entreprises, mais également mieux détecter les maladies d'origine professionnelle.

Proposition n° 28 : Imposer aux SST de passer des conventions de partenariat avec les CHU disposant de CCPP et les agences sanitaires impliquées dans le RNV3P afin de déployer une politique de prévention primaire au sein des entreprises et de mieux détecter les maladies d'origine professionnelle.

Enfin, l'investissement du SST dans le renforcement de la prévention primaire dans le milieu de travail passe par un renforcement de la collaboration entre le médecin du travail et le médecin traitant. L'interconnexion grandissante entre la vie personnelle et la vie professionnelle et son poids sur l'état de santé du patient militent pour un accès élargi de ces professionnels aux données de santé du patient.

L'article 51 de la loi « Santé » du 24 juillet 2019 88 ( * ) a ainsi permis d'intégrer le dossier médical de santé au travail (DMST), alimenté par le médecin du travail, dans le dossier médical partagé (DMP) du patient et a autorisé l'accès au DMST, sauf opposition du patient, à son médecin traitant ou hospitalier afin que ceux-ci puissent prendre en compte les éléments relatifs à son environnement professionnel dans la construction de son parcours de soins. L'article précité met fin à l'interdiction absolue d'accès de la médecine du travail au DMP mais n'autorise pour l'heure le médecin du travail qu'à verser dans le DMP des documents, comme par exemple des fiches d'exposition.

Vos rapporteurs estiment indispensable de poursuivre le renforcement de la collaboration entre la médecine du travail et la médecine de ville, sous réserve que l'accord du travailleur ait été systématiquement recherché par le médecin du travail. Ils proposent ainsi que le salarié puisse consentir à l'accès, partiel ou total, à son DMP par le médecin du travail, en gardant à tout moment la possibilité de revenir sur les conditions de cet accès. Le travailleur pourra alors décider de la nature des informations issues de son parcours de soins en ville ou à l'hôpital qu'il souhaite porter à la connaissance du médecin du travail.

Une meilleure compréhension par les médecins du travail du parcours de soins et des traitements des personnes souffrant de maladies chroniques, notamment les personnes atteintes de cancer, leur permettra d'anticiper les aménagements nécessaires au maintien en emploi des personnes concernées.

Proposition n° 29 : Autoriser l'accès, partiel ou total, du médecin du travail au DMP sous réserve du consentement explicite du travailleur.

Il pourrait être envisagé de permettre également des téléconsultations entre le médecin du travail et le médecin traitant afin notamment que les éventuelles contraintes du parcours de soins du patient soient prises en compte dans l'aménagement de ses conditions de travail.

Proposition n° 30 : Autoriser, avec le consentement du patient, des téléconsultations entre le médecin du travail et le médecin traitant.


* 82 Audition du 31 octobre 2018 :

( http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20181029/soc.html#toc3 ).

* 83 Contre 50 millions d'euros sous la précédente COG.

* 84 Dares, « La prévention des risques professionnels - Les mesures mises en oeuvre par les employeurs publics et privés », Dares-Analyses, n° 013, mars 2016.

* 85 Cour de cassation, chambre sociale, 28 février 2002, arrêts n° 837, 838, 842 et 844.

* 86 Cour de cassation, assemblée plénière, 5 avril 2019, arrêt n° 643 : quand bien même celui-ci ne relèverait pas du champ des entreprises défini par l'article 41 de la LFSS pour 1999 qui détermine les conditions dans lesquelles les travailleurs exposés à l'amiante peuvent prétendre au versement de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (Acaata) dès lors qu'ils ont travaillé au sein d'établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, d'établissements de flocage et de calorifugeage à l'amiante et d'établissements de construction et de réparation navales. Cour de cassation, chambre sociale, 11 septembre 2019, arrêt n° 1188 : la Cour de cassation a étendu le périmètre du préjudice d'anxiété à l'exposition à toutes les substances toxiques.

* 87 Ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 relative à la prévention et à la prise en compte des effets de l'exposition à certains facteurs de risques professionnels et au compte professionnel de prévention.

* 88 Loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé

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