F. LES DÉFIS SOCIÉTAUX : QUELLE SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE POUR DEMAIN ?
1. Maîtrise contre emprise
a) La surexposition aux écrans
Le danger de l'exposition aux écrans a été soulevé par de nombreuses personnes auditionnées et toutes les classes d'âge sont concernées.
Selon l'étude de 2017 « Junior Connect' » 34 ( * ) , les 13-19 ans sont connectés en moyenne 15h11 par semaine, soit 1h30 de plus qu'en 2015. Les plus jeunes ne sont pas en reste puisque les 7-12 ans passent en moyenne 6h10 sur le Web par semaine (soit 45 minutes supplémentaires par rapport à 2015) et les 1-6 ans 4h37 (soit 55 minutes supplémentaires par rapport à 2015).
Certaines personnes interrogées ont émis des doutes sur les chiffres avancés par cette enquête, qu'ils ont jugés largement sous-estimés.
Ainsi, Stéphane Blocquaux a évoqué une étude réalisée en 2016 sur 228 élèves de quatrième qui constatait qu'un élève sur deux passait plus de 35 heures sur Internet par semaine : le temps passé devant un écran serait supérieur au temps passé au collège !
En outre, il semblerait que les enfants soient exposés de plus en plus tôt et de plus en plus longtemps aux écrans en raison du cumul « télévision et outils numériques mobiles ».
Dans une étude 35 ( * ) de la société pédiatrique canadienne, les tendances suivantes sont soulignées :
- en 2014, les enfants canadiens de trois à cinq ans passent en moyenne deux heures par jour devant un écran, avec une domination du temps passé devant la télévision et une augmentation du temps total passé devant des écrans en raison d'un cumul du temps d'écran à la maison et en milieu de garde, à partir de divers appareils numériques faciles à transporter ;
- aux États-Unis, le taux d'utilisation des médias mobiles est passé de 39 % à 80 % entre 2011 et 2013 chez les enfants de deux à quatre ans ;
- au Royaume-Uni, environ 51 % des nourrissons de six à onze mois utilisent quotidiennement un écran tactile ;
- aux États-Unis, un enfant « ordinaire » de huit mois à huit ans est exposé à près de quatre heures de télévision en arrière-plan pendant une journée normale.
La surexposition aux écrans constitue donc une réalité, dont les effets varient en fonction de l'âge.
• Les dangers spécifiques à la surexposition des très jeunes enfants
Tous les intervenants ont insisté sur les dangers liés à l'exposition aux écrans des enfants de moins de trois ans, beaucoup n'hésitant pas à parler d'un véritable problème de santé publique. Les orthophonistes entendus se sont inquiétés de l'explosion du nombre d'enfants n'ayant pas encore acquis le langage et présentant des difficultés de communication en raison d'une exposition précoce aux écrans. En effet, avant trois ans, l'enfant se construit en agissant sur le monde : les écrans l'enferment dans un statut de spectateur à un moment où il doit apprendre à devenir acteur du monde qui l'entoure. En outre, ils le privent de l'interaction avec les adultes alors qu'elle est indispensable dans la construction de l'enfant. Comme a fait remarquer Sabine Duflo, psychologue spécialisée sur la question des écrans, « un enfant ne peut pas tout faire tout seul ». Pour développer ses capacités, il doit utiliser activement ses cinq sens en s'appuyant notamment sur la relation avec un adulte qui répond à ses sollicitations. Il a également besoin de se percevoir comme pouvant transformer le monde, ce qu'il fait par exemple quand il manipule des objets autour de lui.
De nombreux industriels se sont engouffrés dans le marché des outils pédagogiques numériques à l'attention des très jeunes enfants et l'offre de tablettes éducatives et ordinateurs pour bébés est devenue pléthorique. Pourtant, la plupart des intervenants se sont montrés sceptiques sur leur utilité.
Ainsi, les applications ou programmes développés pour l'apprentissage du langage réduisent ce dernier à une fonction descriptive, laissant de côté sa fonction symbolique, c'est-à-dire sa capacité à transformer le réel par des images. En effet, pour construire un symbole, l'enfant doit être capable d'apprendre de ses actions, ce que l'usage des écrans tactiles ne permet pas en raison du nombre très limité d'actions proposées (appuyer, glisser).
Jusqu'à trois ans, l'enfant a essentiellement besoin d'être en relation avec des objets réels et des adultes qui prennent le temps de jouer avec lui et de l'éveiller au monde .
Selon les informations obtenues par votre rapporteure, les troubles sévères de comportement observés chez les très jeunes enfants exposés aux écrans sont généralement réversibles lorsque l'exposition est interrompue. Néanmoins, compte tenu de la forte augmentation du nombre d'enfants concernés, les centres médico-psycho-pédagogiques sont débordés et les délais d'attente pour réaliser un diagnostic et mettre en place une thérapie s'accroissent (deux ans d'attente en Seine-Saint-Denis).
• Les risques liés à la surexposition aux écrans chez les enfants plus grands et les adolescents
En 2013, l'Académie des sciences a remis aux pouvoirs publics un rapport sur l'enfant et les écrans. Elle insiste sur deux effets pervers de la surconsommation d'écrans par les enfants et les adolescents : le surpoids et le manque de sommeil.
L'usage excessif d'écrans a été mis en relation avec une consommation plus grande de nourriture sucrée , un accroissement de l'obésité et diverses conséquences somatiques telles qu'hypertension artérielle ou syndrome métabolique. Il convient néanmoins de rappeler que la France reste l'un des pays développés dans lequel la prévalence du surpoids (obésité incluse) des enfants de 6 à 17 ans reste la plus faible : elle s'élevait à 17 % pour cette classe d'âge, dont 4 % d'obèses en 2015, avec une stabilisation depuis 10 ans.
Par ailleurs, plusieurs travaux pointent l'impact négatif des médias électroniques sur le sommeil des enfants et des adolescents . Les nuits sont écourtées. Ceux qui regardent la télévision ou surfent sur Internet le soir ont un retard de sommeil de trente à quarante-cinq minutes sur leurs camarades. Le manque de sommeil, pour cause de surconsommation d'écrans, concerne un jeune sur cinq qui dort moins de sept heures par nuit . Un tiers des adolescents déclare avoir des difficultés pour s'endormir. Selon des études scientifiques, la lumière à LED des écrans serait responsable de ce phénomène car elle entrainerait une excitation psychologique non propice à l'endormissement.
La question de « l'addiction » aux écrans a souvent été soulevée au cours des auditions même si ce terme est majoritairement rejetée par la communauté scientifique 36 ( * ) . L'Académie des sciences préfère parler de « pratiques excessives » plutôt que d'addiction.
Votre rapporteure a constaté une différence d'appréciation manifeste entre le ressenti des parents - qui, dans la majorité des cas, jugent excessive l'exposition de leurs enfants aux écrans - et les études scientifiques qui associent au caractère excessif des pratiques des effets secondaires dommageables pour la santé mentale et l'intégration sociale des enfants/adolescents concernés.
Ce biais d'appréciation est expliqué par Annabelle Klein 37 ( * ) par une confusion entre « nouveaux comportements » et « comportements problématiques ».
Claire Balleys 38 ( * ) insiste sur le fait que la notion d'addiction « perd sa pertinence employée dans le contexte actuel où les usages sont quasi constants et considérés comme relevant de la normalité : tous les jeunes seraient « addicts » aux médias sociaux, puisqu'aucun ne peut s'en passer, du moins sans difficulté. L'idée sous-jacente est que les jeunes n'ont pas de contrôle sur leurs usages et sont en quelque sorte les victimes de la technologie. Les parents sont focalisés sur le temps passé devant les écrans et non sur les activités qui y sont menées : converser avec les amis, poster des photos ou des vidéos, jouer » 39 ( * ) .
Pour la sociologue américaine Danah Boyd, les usages des médias sociaux découlent de dynamiques culturelles qui n'ont rien à voir avec la technologie, mais qui composent entre un besoin élevé d'interagir avec leurs pairs, des restrictions parentales (notamment en matière de sorties) et des agendas très remplis. Elle conclut : « La plupart des adolescents ne sont pas addicts aux médias sociaux, ils sont addicts les uns les autres » .
Les études scientifiques montrent également que le pourcentage de jeunes qui ont un comportement problématique face à Internet diminue de manière importante avec le temps et qu'à 16 ans ils ne sont qu'une minorité .
Serge Tisseron explique cette tendance de la manière suivante : « Si on définit l'addiction comme l'incapacité de contrôler ses impulsions, il est important de prendre en compte le fait que les bases neurologiques du contrôle des impulsions s'établissent à la fin de l'adolescence. L'adolescent a une difficulté physiologique à s'empêcher de faire ce qui lui fait plaisir, même s'il sait que c'est problématique pour lui. Ainsi certains ne quittent pas leur console au risque de voir leurs résultats scolaires chuter. Puis, le plus souvent vers 16/ 17 ans et au plus tard à 25 ans, la maturation cérébrale achevée permet aux jeunes adultes de contrôler leurs impulsions et de limiter leur consommation ».
Au cours de son audition, Serge Tisseron a également tenu à relativiser l'influence des jeux vidéos dans le développement des comportements violents, qui sont multifactoriels. En revanche, il a insisté sur l'importance de phases de transition entre la réalité virtuelle du jeu vidéo dans laquelle l'individu va adopter certains comportements et la « vraie vie » pour limiter le phénomène de désinhibition. Ainsi, un joueur qui a simulé des courses automobiles doit éviter de prendre le volant aussitôt son jeu terminé.
En conclusion, et sans nier le phénomène de pratiques excessives, les études scientifiques conduisent à en relativiser la portée. En France, 1,5 % des adolescents serait concerné par l'usage excessif des jeux vidéo , qui se caractériserait de la manière suivante 40 ( * ) :
- une pratique chronophage qui tend à envahir la vie de la personne, même s'il est difficile de déterminer un nombre d'heures au-delà duquel l'usage pourrait être considéré comme excessif ;
- une focalisation du joueur sur sa passion : le jeu devient le centre de toute activité communicationnelle, imaginative et sociale du joueur. Ce surinvestissement psychique empiète souvent sur l'attention et la concentration du joueur lorsqu'il est censé réaliser d'autres tâches à l'école ou au travail, par exemple ;
- des conséquences négatives objectivables , telles que des perturbations importantes du rythme veille-sommeil, des conflits avec l'entourage, l'échec scolaire ;
- le désinvestissement des autres dimensions de la vie : relations amicales, école, travail et autres activités extrascolaires ;
- une souffrance psychologique : les joueurs excessifs sont très souvent dans un comportement de fuite par rapport à des problèmes qu'ils n'envisagent pas de pouvoir affronter. L'usage excessif des jeux vidéo peut être assimilé à un symptôme plus qu'à une pathologie en soi.
La supervision des parents est rendue plus difficile en raison du nomadisme numérique des jeunes qu'autorisent la possession de smartphones (81 % des jeunes de 13-19 ans en possèdent un) et l'accès au wifi.
Selon une étude récente 41 ( * ) , 83 % des parents contrôlent au moins de temps en temps le temps de connexion et 85 % le type d'activités (type de sites et d'applications consultés). Toutefois, ils ne sont que 28 % à avoir mis un dispositif de contrôle parental sur le smartphone de leur enfant. Parmi les parents n'ayant pas installé un tel dispositif, 43 % d'entre eux privilégient le dialogue et la responsabilisation de l'enfant.
Par ailleurs, si moins de 36 % des parents estiment qu'avant 14 ans, un enfant peut naviguer seul et librement sur Internet, ils sont 69 % à lui reconnaître ce droit entre 14 et 15 ans.
Cette large autonomie des adolescents dans leurs usages numériques soulève néanmoins des interrogations au regard du développement de la cyberpornographie et de la cybercriminalité.
b) L'exposition à la cyberpornographie
L'exposition des enfants à la cyberpornographie est une réalité et elle intervient de manière toujours plus précoce.
En 2017, une étude réalisée par l'IFOP 42 ( * ) auprès de jeunes de 15 à 17 ans a donné les résultats suivants :
- la fréquentation des sites pornographiques par les jeunes est en forte hausse : 51 % des adolescents ont déjà surfé sur un site pornographique , une proportion en forte hausse (+ 14 points en quatre ans) ;
- même si les écarts entre sexes s'estompent, la fréquentation de sites pornographiques reste une pratique majoritairement masculine (64 % des garçons contre 39 % des filles) ;
- le premier visionnage s'effectue dans 84 % sur le Web et la consommation pornographique des adolescents s'effectue à 96 % sur les sites gratuits ;
- à 15 ans, la moitié des adolescents interrogés a déjà vu un film pornographique . L'âge moyen de la première visite sur un site pornographique tend à baisser : 14 ans et 4 mois en 2017 contre 14 ans et 8 mois en 2013.
Le débat autour de l'exposition à la pornographie pose la question de son caractère volontaire ou non. En effet, même si l'exposition involontaire à des images pornographiques semble connaître un déclin, notamment grâce à l'amélioration des filtres et des bloqueurs de fenêtres, mais également grâce à un travail éducatif, ce phénomène reste non négligeable : 14 % des jeunes exposés avaient entre 10 et 12 ans, 45 % entre 13 et 15 ans et 42 % entre 16 et 17 ans.
L'un des enjeux de cette exposition précoce aux sites pornographiques est de savoir si elle a un effet sur la représentation que se font les adolescents de la sexualité et des relations amoureuses.
Selon l'étude précitée, 55 % des garçons et 44 % des filles ayant déjà eu un rapport sexuel estiment que les vidéos qu'ils ont vues ont participé à l'apprentissage de leur sexualité. 45 % des garçons et 43 % des filles des adolescents ayant eu des rapports sexuels ont essayé de reproduire des pratiques vues dans des films. Pour autant, les adolescents ayant déjà visionné des films pornographiques estiment, à 73 % pour les garçons et à 70 % pour les filles, qu'ils n'ont pas eu d'influence sur leur sexualité.
De nombreux chercheurs s'intéressent également aux enjeux sociologiques et moraux de la pornographie. Celle-ci donnerait une image avilie de la femme et renforcerait l'idée de la femme-objet nécessairement soumise aux pulsions de domination masculine. Elle méconnaitrait la complexité des relations amoureuses, réduites à un acte exclusivement sexuel, souvent dégradant pour la partenaire.
L'exposition à la cyberpornographie a également des conséquences psychologiques et relationnelles . La pornographie augmenterait le risque de passage à l'acte violent d'hommes envers les femmes. Elle empêcherait également ceux qui la consultent d'atteindre l'épanouissement sexuel par les stéréotypes qu'elle véhicule sur la sexualité, comme le culte de la performance et une certaine soumission de la femme. En outre, elle pousserait ses usagers à des pratiques sexuelles de plus en plus extrêmes, parfois jusqu'à des comportements criminels (zoophilie, pédophilie).
Les risques de déstabilisation émotionnelle et de perte d'estime de soi, mais également de son entourage familial, ne doivent pas être sous-estimés. Pour autant, il convient d'éviter une vision catastrophiste du phénomène. Ainsi, en dépit de l'exposition précoce à la pornographie, l'âge moyen du premier rapport sexuel reste stable depuis trente ans (environ 17 ans).
Compte tenu de l'impossibilité pratique d'empêcher les enfants d'avoir accès à ces images , il est indispensable de renforcer le travail éducatif sur la pornographie en insistant sur deux axes :
- faire émerger chez les jeunes une pensée critique par rapport à ce qu'ils observent. Le modèle pornographique ne transmet pas une image positive de la sexualité et véhicule des rapports souvent violents qui ne reflètent pas la réalité des pratiques ;
- leur permettre de développer leur propre conception de la sexualité. En effet, les adolescents étant confrontés à des images pornographiques avant même d'avoir pu expérimenter une sexualité à deux, aucune expérience concrète ne leur permet de remettre en question les modèles proposés. Il importe donc de leur offrir des modèles alternatifs, mais surtout de relier l'acte sexuel aux relations amoureuses et de réhabiliter le rôle des sentiments et l'importance du respect de l'autre. Comme le résumait Stéphane Blocquaux lors de son audition : « Il faut construire un "psyché étanche", une véritable estime de soi, pour qu'ils ne s'accrochent pas au pire. L'objectif est d'allumer des contrefeux positifs pour contrer cette dégradation de soi » .
Pour que ce travail éducatif soit efficace, il faut permettre aux jeunes de s'exprimer . Or, la sexualité des jeunes reste un tabou. En outre, elle est souvent considérée par l'école et par la société comme quelque chose de dangereux, alors qu'elle devrait constituer une composante banale et positive de l'humanité. Comme fait remarquer Annabelle Klein 43 ( * ) : « avant de vouloir leur apporter des réponses et de corriger leurs stéréotypes, il serait peut-être intéressant d'accueillir la parole des jeunes et leurs regards sur le monde » .
C'est la raison pour laquelle certains chercheurs proposent d'introduire la pornographie dans le cours d'éducation sexuelle afin de minimiser son pouvoir normatif et de pouvoir offrir un contre-discours positif vis-à-vis de la sexualité.
c) L'exposition à la cybercriminalité
Au-delà de la cyberpornographie, le développement d'Internet a donné un nouvel essor à de nombreuses formes de criminalité traditionnelles en démultipliant leurs canaux de transmission.
C'est par exemple le cas du cyberharcèlement . Le harcèlement scolaire a toujours existé et la majorité des élèves impliqués dans des cas de cyber-intimidation le sont la plupart du temps également dans des cas d'intimidation traditionnelle. Ainsi, 65 % des élèves « cyber-intimidés » sont également victimes de harcèlement dans l'enceinte scolaire. De même, 77 % des jeunes qui reconnaissent avoir cyber-intimidé quelqu'un rapportent avoir également été impliqués dans des cas d'intimidation traditionnelle.
Toutefois, le phénomène de cyberharcèlement prend une dimension particulière avec le développement du numérique. D'abord, l'exposition au cyberharcèlement n'est plus limitée à l'espace scolaire puisque la proximité physique n'est plus nécessaire pour agir sur la victime. Celle-ci est désormais en contact permanent avec son persécuteur à travers les réseaux sociaux, les mails et les SMS. Ensuite, le processus d'exclusion est amplifié puisque le groupe témoin du harcèlement est largement supérieur à la seule classe ou au seul établissement scolaire.
Le développement du sexting et des abus liés à ce mode de communication est largement lié à l'essor des moyens de communication. Le sexting consiste à envoyer électroniquement des textes ou des photos sexuellement explicites, surtout d'un téléphone portable à un autre. Cette activité est principalement pratiquée par les jeunes adultes et certains adolescents. Elle n'est pas nouvelle - même si la nécessité de passer par un tiers pour faire développer les photographies à l'époque de l'argentique avait un pouvoir inhibant certain - mais l'instantanéité des échanges lui a donné une nouvelle dimension. De même, l'abus de confiance et la violation d'intimité liés à une utilisation malintentionnée des sexting sont d'autant plus graves qu'il est désormais possible de diffuser lesdits messages et photos de manière quasi-instantanée à un très grand nombre de personnes.
Internet a également facilité l'accès à la criminalité à travers le développement du darknet . Celui-ci est un réseau superposé qui utilise des protocoles spécifiques intégrant des fonctions d'anonymisation. Certains se limitent à l'échange de fichiers, d'autres permettent la construction d'un écosystème anonyme complet (Web, blog, mail).
À l'origine, le darknet a été créé pour aider les dissidents chinois à communiquer entre eux sans pouvoir être identifiés par le gouvernement. Toutefois, il a été rapidement détourné de son objectif d'origine pour abriter toutes sortes d'activités criminelles (vente d'armes, vente de drogue, etc.) en raison de l'anonymat qu'il offre à ses utilisateurs et à l'immense marché aux activités illicites qu'il représente.
Selon les informations obtenues par votre rapporteure, l'accès au darknet est relativement facile puisqu'il suffit de télécharger le logiciel gratuit Tor puis de rechercher quelques adresses utiles. Il existe ainsi un Wikipédia caché (hidden wiki) qui propose des sites classés par catégorie.
Lors de ses auditions, votre rapporteure a été surprise d'apprendre que le darknet était bien connu des élèves. Même s'il n'existe pas de statistiques précises, les sondages effectués par certaines personnes auditionnées montrent que 11 % ont déjà utilisé le logiciel Tor pour accéder au darknet et que 83 % ont connaissance de l'existence de ce logiciel.
2. Empowerment ou perte d'humanité ?
À l'origine, l'engouement pour le numérique repose sur la conviction que les outils numériques seraient des vecteurs pour l'émancipation individuelle comme collective.
« Le micro-ordinateur personnel fut, dans les années 80, un symbole d'autonomie individuelle. La culture numérique d'origine se disait dédiée aux initiatives humaines, en promouvant les droits de savoir et de parler, d'explorer, de partager, de diriger sa propre vie. La conception des assistants numériques était nourrie de cette philosophie : elle plaçait naturellement l'usager en position active de demandeur, en lui fournissant de nouvelles interfaces de demande et de commandement, de dialogue et d'expérimentation » 44 ( * ) .
Le développement du big data et de l'intelligence artificielle a bouleversé la culture numérique : de la facilitation technique et ergonomique, les nouveaux services se sont orientés vers la prise de décision déléguée : au nom de la personnalisation, les algorithmes observent nos goûts et suggèrent de nouvelles découvertes. Toutefois, comme le fait remarquer l'étude précitée : « la fenêtre ouverte sur l'inconnu à explorer est devenue un miroir qui nous cantonne dans notre bulle de préférences. Les réseaux sociaux imposent leur modèle à un niveau planétaire, créant ainsi un peuple "supra national" qui partage les mêmes langages, codes et valeurs ».
Peu à peu, l'émancipation prônée initialement par le numérique est remplacée par une soumission croissante aux outils numériques . L'algorithme n'est plus un programme de stimulation et d'accompagnement, il tend à préconiser des solutions « clés en main » sur lesquelles l'usager n'a pas toujours de prise. Notre liberté devient « dirigée » et organisée par les algorithmes. Ces services ont vocation à nous simplifier la vie et à optimiser nos choix. La contrepartie de ce modèle est la perte de notre pouvoir de décision au profit des machines. Si comme Descartes le soutenait, l'homme se caractérise essentiellement par sa capacité de raisonnement, le numérique conduit à une certaine déshumanisation de l'humanité.
Thierry Happe et Guillaume Pernoud, respectivement président et directeur général d'Observatoire Netexplo, ont également insisté sur l'ambiguïté des « compétences connectées » : « les progrès technologiques font entrer l'humanité dans l'ère de l'ubiquité dans laquelle il devient possible d'apprendre n'importe où n'importe quand. Désormais, l'apprentissage devient personnalisé et opportuniste et l'accès à la compétence devient transportable et contextualisé ».
Dans un film présenté à votre rapporteure sur les compétences connectées, un technicien en maintenance électrique est assisté d'un robot qui diagnostique la panne et propose une solution en utilisant ses bases de données. Le technicien est chargé de l'intervention. Au préalable, il met un casque de réalité augmentée afin de simuler les opérations à réaliser en fonction des consignes qui lui sont transmises simultanément. Une fois le processus maîtrisé - avec la possibilité de répéter plusieurs fois la manipulation s'il ne se sent pas à l'aise, il effectue la réparation de la pièce défaillante.
Les compétences connectées illustrent le travail collaboratif entre l'homme et la machine. Néanmoins, elles posent la question de la valeur ajoutée de l'homme par rapport au robot . Dans l'exemple précédent, il est supposé que le degré de précision de l'homme est supérieur à celui du robot. Toutefois, plusieurs personnes auditionnées par votre rapporteure ont souligné les performances supérieures à l'homme d'un nombre croissant de robots dotés d'une intelligence adaptative et donc capables d'une multi-compétence.
Par conséquent, le numérique tend à dévaloriser l'homme dont une partie croissante des capacités cognitives ne sont plus sollicitées. Mais ne risque-t-il pas en outre de le rendre inutile et de le réduire à sa simple activité de consommateur ?
*
* *
La révolution numérique est en marche et il serait à la fois illusoire et injustifié de vouloir l'arrêter. Pour autant, il serait tout aussi fatal de céder à l'ébriété technologique ambiante, savamment alimentée par les grandes sociétés du numérique à travers un flot ininterrompu d'innovations, et de renoncer à s'interroger sur le monde dans lequel nous souhaitons vivre.
Comme il a été rappelé précédemment, le numérique soulève de nombreux enjeux, qu'ils soient économiques, mais également éthiques et politiques.
Les événements récents ont une nouvelle fois montré que les valeurs qui sous-tendaient le numérique à son origine - ouverture sur le monde, liberté et diversité des opinions, communauté de partage et d'échange - sont amoindries sous le double effet de la marchandisation des données et de l'apparition de plateformes aux moyens financiers considérables, en position de monopole et capables d'imposer les opinions dominantes.
Il est donc plus que jamais urgent d'éduquer l'ensemble des citoyens aux enjeux du numérique, à la fois pour assurer leur insertion professionnelle durable dans un monde en pleine mutation, mais également pour leur permettre d'avoir un regard distancié et critique sur les nouvelles technologies et leur impact sur notre société.
Si la formation initiale doit faire l'objet d'un effort particulier dans la mesure où elle concerne les futures générations, aucune catégorie de population ne doit être laissée de côté et tous les outils à la disposition des pouvoirs publics - formation tout au long de la vie, éducation populaire, etc. doivent être mobilisés.
* 34 L'étude Junior Connect', réalisée par l'IPSOS et créée à l'initiative des groupes Bayard, Milan et Disney Hachette Presse, repose sur l'interrogation en ligne de 4 700 enfants et jeunes de moins de 20 ans, représentant une population de plus de 15 millions de personnes. Lorsque l'enfant est âgé de moins de 7 ans, ce sont les parents qui répondent ; lorsqu'il est âgé de 7 à 12 ans, l'enfant peut répondre, en présence de ses parents ; au-delà de 12 ans, l'adolescent répond seul. Le recueil a eu lieu de septembre à décembre 2016.
* 35 Pediatric Child Health 2017; 22 (8).
* 36 Serge Tisseron fait ainsi remarquer que certains critères définissant l'addiction, tels que le syndrome du sevrage et la rechute, ne sont pas applicables aux usages excessifs des jeux vidéos ou d'Internet.
* 37 Nos jeunes à l'ère du numérique, 2016.
* 38 Socialisation adolescente et usages du numérique ; revue de littérature ; rapport d'étude de l'INJEP ; juin 2017.
* 39 Votre rapporteure souhaite relativiser ces propos sur les pratiques communicationnelles des adolescents. Bien que les études ne permettent pas de quantifier le temps passé par type d'activité (vidéos, jeux, communication simultanée, etc.), les chiffres suivants permettent de comprendre les grandes tendances : la consommation de vidéos explose , notamment via YouTube, plateforme regardée par 96 % des adolescents et sur laquelle 79 % possèdent un compte - une progression spectaculaire depuis 2016 puisque seuls 45 % des adolescents étaient alors inscrits. YouTube devient ainsi le réseau social le plus fréquenté par les 13-19 ans, devant Facebook (77 % d'inscrits, un chiffre stable depuis 2015), et Snapchat (57 % d'inscrits, contre 29 % l'année dernière, ce qui témoigne de l'engouement des jeunes pour ce moyen de communication). Le téléchargement et le streaming sont également des pratiques courantes désormais, et ce quel que soit l'âge des enfants : plus de 70 % des jeunes téléchargent des contenus et plus de 50 % les consultent en streaming .
* 40 Cf. Annabelle Klein : Nos jeunes à l'heure du numérique, pages 178 et suivantes.
* 41 Étude menée par Harris Interactive à l'été 2017 pour la fédération française des télécommunications auprès de parents d'enfants âgés de 8 à 15 ans.
* 42 Les adolescents et le porno : vers une « Génération YouTube » ? Étude sur la consommation pornographique chez les adolescents et son influence sur les comportements sexuels.
* 43 Nos jeunes à l'ère numérique, op. cit.
* 44 Cf. Netexplo : trends 2018 : interface zéro/décision zéro.