INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Les langues sont mortelles et la mondialisation accélère leur processus de disparition. En l'espace d'un siècle, 6 000 langues ont disparu et il est probable que dans 150 ans n'en subsiste qu'une centaine sur les 6 000 restantes 3 ( * ) .
La dimension culturelle du phénomène de mondialisation que nous connaissons actuellement est en effet majeure. L'explosion des échanges à l'échelle de la planète a mis en contact, puis en concurrence, différents modèles culturels et, partant, linguistiques. C'est à la fois une chance immense d'enrichissement et de découverte entre cultures mais aussi le risque que certaines cultures soient délaissées et viennent à disparaître. La tentation perpétuelle, comme le définit le sociologue Dominique Wolton 4 ( * ) , entre « imitation » et « distinction » qui fait osciller le monde entre uniformisation et besoin de spécificités culturelles.
Dans cette compétition linguistique internationale, comment se place la langue française ? Quel sera son statut demain ? Le rouleau compresseur anglo-américain aura-t-il raison d'elle ? Ou réussira-t-elle à tirer son épingle d'un jeu complexe qui voit s'affronter d'autres langues aux vastes ambitions, comme l'espagnol, le mandarin, l'arabe, entre autres ?
Après des siècles de suprématie mondiale, le français occupe aujourd'hui une place intermédiaire dans l'échelle des langues. Sans être langue mondiale comme l'anglais, elle fait néanmoins partie des langues majeures du globe :
- 5 ème langue mondiale en nombre de locuteurs ;
- 4 ème langue par le nombre d'internautes 5 ( * ) ;
- 3 ème langue des affaires (après l'anglais et le chinois) ;
- 2 ème langue apprise 6 ( * ) (après l'anglais) ;
- 2 ème langue d'information internationale (après l'anglais).
Le graphique ci-après place le français au 2 ème rang mondial des langues (après l'anglais) compte tenu de la combinaison de quatre critères :
- son statut officiel dans certains pays ;
- son statut officiel dans les organisations internationales ;
- sa place comme langue d'enseignement ;
- son extension géographique.
(a) Sur un indice de 1 à 5 correspondant à la présence de la langue sur 1, 2, 3, 4 ou les 5 continents.
(b) Sur un indice de 1 à 5 selon l'étendue de l'enseignement de la langue et l'importance des effectifs lorsqu'ils sont connus.
(c) Sur un indice de 1 à 3 selon que la langue dispose d'un statut dans toutes les grandes organisations à vocation mondiale (ONU, Unesco, OMC, OIT, FAO...) et de celui de langue de travail.
(d) Sur une échelle de 1 à 5 par tranche de 10 pays reconnaissant la langue comme officielle (de 1 à 10 pays = 1 ; de 11 à 20 = 2 ; de 21 à 30 = 3 ; de 31 à 40 = 4 et au-delà = 5).
Source : OIF, 2014, La langue française dans
le monde,
op.cit.
Comment classer les langues ? La classification des langues est un exercice difficile. Nous vous présentons ici deux « pyramides » exposées dans un numéro récent de la revue Critique consacré à la langue française 7 ( * ) . La pyramide à cinq étages proposée par David Graddol (1997) distingue les langues vernaculaires locales, les langues officielles des États-nations, les langues nationales, les langues régionales et les « grandes langues ». La pyramide à quatre étages proposée par Abram de Swaan (2001) distingue les langues locales et périphériques (il y en a des milliers), les langues centrales (il en existe une centaine, parlées par des millions, voire des dizaines de millions de personnes), les langues supercentrales (comme l'allemand, l'arabe, le chinois, l'espagnol, le français , l'hindi, le japonais, le malais, le portugais, le russe, le swahili, le turc, parlées chacune par des centaines de millions de personnes) et une langue hypercentrale (l'anglais). Source : revue Critique, op.cit. |
Certains optimistes prédisent au français un avenir radieux, fort de ses 700 millions de francophones potentiels à l'horizon 2050. D'autres, au contraire, annoncent la victoire par « K.O. » d'un anglo-américain triomphant sur l'ensemble des autres langues.
Le statut des langues est extrêmement mouvant et incertain. Il est le reflet, à un instant t , de la puissance de ses locuteurs : poids démographique, poids économique, poids politique, poids stratégique, mais aussi poids dans l'imaginaire et le désir collectif... Et, incontestablement, le poids linguistique renforce à son tour la puissance du pays qui impose sa langue.
La langue est donc à la fois l'instrument et le résultat de la réussite d'un pays sur la scène mondiale. Le recul du français depuis un siècle est bien l'un des marqueurs de la perte d'influence de notre pays dans le concert des nations.
L'affirmation de la langue française comme langue nationale puis internationale En douze siècles, le français, langue royale, devient la langue nationale. Moins d'un siècle plus tard, c'est la langue internationale. - Dès le VIII ème siècle , l'Église diffuse des glossaires latin-roman pour les clercs qui écrivent, mais ne parlent plus, le latin ; - Le concile de Tours ( 813 ) décide que les sermons seront en langue usuelle, romane ou germanique ; la langue écrite, même hors de l'Église, reste néanmoins le latin, en France comme dans le reste de l'Europe ; - Les serments de Strasbourg ( 842 ) sont les premiers textes écrits en roman et en germanique ; - À partir du XVIII ème siècle , le pouvoir royal favorise le « parler parisien » ; des langues écrites se dégagent, qui fédèrent régionalement les dialectes mais c'est le dialecte du domaine royal qui domine ; - Calvin passe très vite du latin (1536) au français (à partir de 1541 ) et c'est dans cette langue qu'il élabore son oeuvre ; les protestants prennent le français comme langue de culte ; - François 1 er promulgue l'ordonnance de Villers-Cotterêts ( 1539 ) qui impose le français pour les registres d'état-civil et pour les actes juridiques ; c'est l'unité administrative du royaume dans la langue du roi ; - Du Bellay publie Défense et illustration de la langue française en 1549 ; - Création de l'Académie française par Richelieu en 1634 avec pour ambition de « rendre la langue française plus claire, d'en fixer l'usage, de la rendre apte à exprimer les sciences et les techniques » ; - Premier dictionnaire en 1694 ; - La force de Louis XIV assure la promotion du français comme langue diplomatique internationale faisant foi pour les traités (traité de Rastatt, 1714 ) ; la France représente un quart de la population européenne et l'élite étrangère s'exprime en français ; c'est en français que Frédéric II et Catherine II correspondent avec Voltaire ; - 1784 , Discours sur l'universalité de la langue française de Rivarol, primé par l'Académie de Berlin ; - Au XIX ème siècle , le français se diffuse dans la bourgeoisie libérale en formation en Europe ; le français est la langue de la liberté et des réformes ; cette bourgeoisie libérale génère la diffusion d'un enseignement secondaire classique fondé sur les « humanités » dont le français et les auteurs français font partie ; cette diffusion va jusqu'en Russie, en Amérique latine, dans les pays musulmans. Mais les deux guerres mondiales du XX ème siècle vont décapiter la francophonie européenne et l'émergence politique, puis la prééminence mondiale, des États-Unis va assurer le développement de l'anglais. Source : résumé de vos co-rapporteurs, d'après Yves Montenay, op.cit. |
Dans la compétition linguistique mondiale, le français n'est en effet pas sans atouts.
Ces atouts sont avant tout historiques et culturels : l'histoire de France a implanté le français sur les cinq continents 8 ( * ) et a nourri une belle image de la langue française, souvent associée à la liberté (réminiscences de 1789) mais aussi au raffinement (celui de la cour au XVIII ème siècle), à l'élégance (« Paris, capitale de la mode »), à la culture (aura des artistes français du XIX ème siècle), etc. Notre langue est ainsi porteuse de multiples images et représentations, le plus souvent très positives.
La densité francophone dans le monde :
la langue française présente sur les cinq
continents
Source : OIF, 2014, La langue française dans le monde, op.cit.
Ces atouts sont également économiques : l'espace « francophilophone » selon le joli néologisme de Jacques Attali 9 ( * ) représente aujourd'hui quelques 16 % de la richesse mondiale et les zones d'expansion démographique francophone présentent d'importants potentiels de croissance économique 10 ( * ) .
Les atouts du français sont enfin démographiques : la francophonie constitue le 6 ème espace géopolitique mondial par sa population et pourrait devenir le 4 ème à l'horizon 2050 : 230 millions de personnes parlent français aujourd'hui, elles pourraient être 770 millions en 2050 ; c'est d'ailleurs l'ensemble linguistique qui connaîtra la plus forte croissance des cinquante prochaines années comme le fait clairement apparaître le graphique ci-après.
Cité par : OIF, 2014, op.cit.
Rien qu'entre 2010 et 2014, le nombre de locuteurs quotidiens du français a augmenté de 7 % dans le monde et de 15 % dans la seule Afrique subsaharienne.
Mais cet atout démographique repose néanmoins sur des bases fragiles. La croissance démographique escomptée pour la francophonie d'ici 2050 résulte de la croissance démographique extrêmement dynamique de l'Afrique francophone : une quinzaine de pays de l'Afrique subsaharienne 11 ( * ) et trois pays du Maghreb 12 ( * ) . Le poids démographique de l'Afrique dans la francophonie est remarquable : elle représente près de 43 % des francophones aujourd'hui (et même près de 55 % des locuteurs quotidiens !) et, dès 2050, 85 % des francophones seront africains .
Source : OIF, 2014, La langue française dans le monde, op.cit.
Source : OIF, 2014, La langue française dans le monde, op.cit.
L'expansion démographique africaine est certaine mais plus incertain est le maintien du statut et de la pratique du français dans les pays d'Afrique francophone .
Il dépend de l'évolution du statut et de la pratique des autres langues (langues locales, langues maternelles, autres langues étrangères), de l'évolution de la scolarisation de l'ensemble du continent et surtout de l'évolution, en qualité comme en quantité, de l'enseignement du et en français dans ces pays. Une baisse du nombre relatif de francophones est malheureusement déjà perceptible dans certains d'entre eux.
Tous ces atouts demandent donc à être entretenus et valorisés.
Un « laissez-faire linguistique » n'aboutirait qu'à la relégation de notre langue aux marges de la compétition internationale. Laisser la langue française perdre du terrain, c'est accepter la marginalisation de notre pays sur la scène internationale, voire se résoudre, à terme, à la disparition de cette langue et de l'ensemble du patrimoine qu'elle anime aujourd'hui.
*
Mais, plus que l'expression d'une nostalgie ou d'une volonté de puissance, la défense de la francophonie est, pour vos co-rapporteurs, synonyme de promotion de la diversité culturelle et du dialogue entre toutes les cultures : un appel à une « francophonie ouverte ».
* 2 Discours prononcé le 8 décembre 2015 à la Fondation Alliance française à Paris, lors du 30 ème anniversaire de la création de l'Association pour la Diffusion Internationale Francophone de Livre, Ouvrages et Revues (ADIFLOR).
* 3 Voir l'« Atlas des langues en danger dans le monde » de l'UNESCO : http://unesdoc.unesco.org/images/0019/001924/192416f.pdf
* 4 Audition du 11 mai 2016 et op.cit.
* 5 180 millions d'utilisateurs du français sur internet. Le français occupe cependant la 6 ème place par le nombre de sites visités par mois et la 5 ème place sur Wikipédia.
* 6 On compte 125 millions d'apprenants chaque année : 76 millions ont le français comme langue d'enseignement et 49 millions suivent un enseignement de français langue étrangère.
* 7 Op.cit.
* 8 Cf. carte ci-après.
* 9 Jacques Attali désigne sous cette appellation les pays francophones, les pays francophiles et les francophiles individuels, op.cit.
* 10 Voir III.B du présent rapport sur le potentiel de croissance économique en Afrique francophone.
* 11 Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d'Ivoire, Gabon, Mali, Niger, République démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal, Tchad, Togo.