IV. UN ACCORD QUI DOIT ÉVOLUER, MALGRÉ UN CONTEXTE DIFFICILE, ET QUI DOIT S'INSCRIRE DANS UNE VÉRITABLE POLITIQUE MIGRATOIRE EUROPÉENNE
A. UN CONTEXTE INTÉRIEUR ET INTERNATIONAL COMPLEXE
1. Une évolution politique inquiétante
Plusieurs mois avant le « putsch » manqué, la Turquie était déjà plongée dans une spirale inquiétante : dérive autoritaire, course à l'hyper- présidentialisation et dégradation de la situation sécuritaire.
Au plan politique, le président Erdogan , soutenu par une majorité de l'électorat, la plus grande partie des médias placés sous son contrôle, mais aussi toute une classe de petits entrepreneurs, n'a fait que renforcer son pouvoir personnel ces dernières années tout en faisant sauter, progressivement, sur la scène intérieure, les principaux verrous « psychologiques » de la Turquie de Mustafa Kemal, qu'il s'agisse de la place de l'Islam, de celle de l'armée ou de la justice dans le pays.
Cette évolution a été aidée par une conjoncture économique favorable qui a permis une modernisation du pays « à marche forcée », recouvrant notamment un développement important des infrastructures, routes, ponts, port et aéroports...
Longtemps épargné en raison du jeu trouble des autorités turques et d'une certaine tolérance à l'égard des activités de cette organisation (passages de djihadistes, trafics à la frontière...), le territoire turc est depuis 2015 la cible d'attentats perpétrés - bien que non revendiqués - par Daech, ces attentats s'étant récemment intensifiés. Ainsi, l'attentat à l'aéroport d'Istanbul le 28 juin 2016 a fait 45 morts. Un autre attentat à Gaziantep le 20 août dernier a causé la mort de 54 personnes.
Mais c'est surtout à travers la réactivation de la question kurde que se manifeste cette évolution inquiétante au plan intérieur.
Bien que les Kurdes représentent à peu près 15 % de la population de la Turquie, soit quelque 20 millions de personnes (dont pendant longtemps une proportion non négligeable d'électeurs conservateurs votant pour l'AKP), la question kurde reste en effet non résolue . Comme l'a analysé le chercheur turc Ahmet Insel lors d'une audition 36 ( * ) , le processus de négociation avec le mouvement kurde, engagé il y a quelques années et salué par la communauté internationale, ne s'est pas révélé « payant » au plan électoral.
En témoigne le relatif échec de l'AKP aux élections du mois de juin 2015, marqué par l'entrée à la grande Assemblée nationale turque d'une soixantaine de députés du nouveau parti HDP, notamment favorable à une solution politique de la « question kurde » et selon Mme Dorothée Schmid « seul parti à tenir un discours audible et structuré sur les questions d'Etat de droit et des libertés publiques ». Beaucoup de conservateurs kurdes ont eu ainsi la possibilité de voter pour un parti kurde représenté au Parlement tandis que les nationalistes turcs les plus intransigeants donnaient leurs suffrages au parti d'extrême droite nationaliste. La solution pacifique du problème kurde a pu dès lors apparaître comme un obstacle à l'instauration du régime hyper présidentiel souhaité par le président Erdogan, conduisant celui-ci à dramatiser la situation afin de provoquer de nouvelles élections.
Ainsi la victoire de l'AKP, qui récupère la majorité absolue, quelques mois plus tard, aux élections législatives de novembre, s'explique-t-elle, pour partie, par la reprise d'une forte répression militaire et policière contre le mouvement kurde dans le sud-est du pays, frappant la population civile, poussant des centaines de milliers de personnes à quitter des quartiers entièrement détruits.
À l'action militaire, le PKK, qualifié d'organisation terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l'UE, répondra par de nombreuses attaques contre les forces de sécurité .
La répression s'est traduite ensuite par la levée de l'immunité parlementaire de la quasi-totalité des députés HDP, au motif de leur complicité avec une organisation terroriste.
Il s'agit donc bien d'un retour en arrière très dangereux. Ainsi, comme l'indiquait à votre mission, Mme Dorothée Schmid, directrice du programme « Turquie contemporaine » à l'Institut français des relations internationales, lors de son audition : « Un cap est en train d'être franchi dans les rapports entre les communautés turque et kurde et [...] le risque de guerre civile devient réel ».
? Le coup d'état manqué du 15 juillet 2016 et attribué par le gouvernement turc à la mouvance du prédicateur Gülen en rupture avec l`AKP depuis 2013, n'a fait qu'aggraver les évolutions en cours .
Cette tentative de « putsch » a entraîné une vaste purge et l'instauration, par le Parlement turc, de l'état d'urgence prévu par les articles 15 et 120 de la constitution turque.
40 000 personnes ont été placées en détention, 1 125 associations, 35 hôpitaux, 15 universités, 19 syndicats et 934 écoles ont été dissous ou fermées. L'armée, l'éducation nationale et la justice ont été particulièrement visées. Parmi les 358 généraux et amiraux de l'armée turque, 124 ont été accusés d'être impliqués dans la tentative de coup d'état. 80 000 fonctionnaires auraient été suspendus ou renvoyés dont la moitié dans l'éducation nationale. Plus de 2 700 mandats d'arrêt ont été émis à l'encontre de juges et de procureurs. Au moins 35 journalistes ont été placés en garde à vue, le quotidien pro kurde Ösgür Gündem ayant été fermé sur décision d'un juge de paix d'Istanbul pour « propagande pro-terroriste ». Selon un rapport d'Amnesty International, des actes de torture auraient été perpétrés dans le cadre de l'état d'urgence, reconduit pour trois mois à compter du 19 octobre 2016.
De fait, le coup d'État a donné au pouvoir turc l'occasion inespérée de « nettoyer » des pans entiers de l'armée, de l'administration et de la société civile, permettant au Président turc, dont la popularité sort confortée de cette épreuve, d'accentuer son autoritarisme . La répression s'abat bien au-delà des supposés partisans de Gülen : récemment, trente conseils municipaux dont vingt-six dans des localités kurdes administrées par le HDP ont été démis de leurs fonctions et remplacés par des administrations placées sous le contrôle de l'AKP.
D'autant que l'opposition est piégée , contrainte de faire bloc autour de l'exécutif et de cautionner les mesures prises en réaction au « coup » ( cf . sa participation à la grande manifestation du 7 août 2016, organisée par l'AKP à laquelle seul le HDP n'avait pas été convié).
Par ailleurs, l'ampleur des purges fait craindre un affaiblissement de l'État , l'armée, la justice, les administrations se retrouvant amputées de leurs cadres.
Une telle période de crispation était inévitable après le coup d'État, Mme Dorothée Schmid faisant observer à cet égard que nous étions actuellement dans une « période de réglage de la répression » qui rend incontestablement plus difficiles les relations avec la Turquie.
2. Une politique étrangère en cours de redéfinition
? Les États-Unis et l'UE ont été fortement critiqués par les autorités turques pour leur manque de soutien, notamment dans les premières heures, à la République turque dont les institutions démocratiques légales ont été mises en péril par les putschistes.
Il est vrai que les premières déclarations « officielles » de l'Union européenne ont couplé simultanément la condamnation de la tentative de coup d'État et un appel pressant à la Turquie pour qu'elle ne se livre pas à une répression excessive. Ce qui a eu pour effet d'irriter fortement les autorités turques.
En ce qui concerne les États-Unis, la dégradation de la relation ne date pas du 15 juillet dernier. Depuis plusieurs mois déjà, la Turquie prenait acte de leur relatif désengagement au Moyen-Orient et de leur choix apparent de traiter la crise syrienne avec la Russie tout en faisant preuve de compréhension à l'égard des projets kurdes en Syrie et en Irak, cette dernière orientation constituant une « ligne rouge » pour Ankara.
Peu de temps avant la tentative de coup d'État, la Turquie se rapprochait d'Israël ainsi que de la Russie , présentant à cette dernière des excuses officielles pour la destruction en novembre 2015 par l'aviation turque d'un bombardier russe au-dessus de la frontière turco-syrienne. Elle semblait ainsi prendre ses distances avec ses alliés occidentaux.
Le coup d'État avorté n'a quant à lui pas manqué d'inquiéter au sein de l'Alliance atlantique , l'espace aérien turc ayant été temporairement fermé, alors que le commandant turc de la base d'Incirlik, utilisée par la coalition occidentale pour ses opérations contre Daech, et plusieurs de ses officiers étaient arrêtés. Les relations se sont également envenimées du fait que les États-Unis hébergent le prédicateur Gülen, inspirateur supposé du « coup », dont la Turquie exige l'extradition.
? Par ailleurs, l'intervention turque en Syrie à compter du 24 août 2016, baptisée « Bouclier de l'Euphrate » , a elle aussi soulevé de nombreuses questions 37 ( * ) .
Si elle marque un engagement de la Turquie, membre de la coalition internationale, dans la lutte contre Daech, après les attaques subies sur son sol et lui a d'ores et déjà permis de remporter des succès (récupération de 98 kilomètres le long de la frontière syrienne, prise de Jarabubus, au demeurant sans grande résistance de Daech selon de nombreux observateurs), elle n'en poursuit pas moins d'autres objectifs stratégiques.
Le premier est d'empêcher la constitution d'une zone autonome kurde au nord de la Syrie , le long de la frontière turco-syrienne. Au fil des combats, les combattants kurdes du PYD avaient conforté leur emprise sur le territoire kurde de Syrie, à l'est de l'Euphrate, sur près de 400 kilomètres, qu'ils ambitionnaient de relier aux autres cantons kurdes situés à l'ouest du fleuve, autour de Manbij où, avec l'appui américain, ils enregistraient une progression. Pour Ankara, ce projet, qui doterait le PKK d'une base arrière solide, constituait une ligne rouge. La Turquie exige donc le retrait du PYD à l'est de l'Euphrate et poursuit son action militaire pour faire échec au projet de jonction, suscitant l'embarras des États-Unis qui, s'ils soutiennent l'intervention militaire turque, n'ont pas moins besoin de la capacité militaire kurde à l'intérieur de la Syrie, notamment dans la perspective des batailles à mener contre Daech (Raqqa). Souhaitant ménager la Turquie, ils ont néanmoins appelé les combattants kurdes à se retirer à l'est de l'Euphrate.
Mais il s'agit, parallèlement, comme le président Erdogan l'a exposé à l'AGONU et comme son ministre des affaires étrangères l'a également indiqué, de permettre l'établissement d'une zone sûre de 5 000 kilomètres carrés et d'une profondeur de 45 kilomètres à partir de la frontière turco-syrienne, qui aurait vocation à accueillir non seulement les déplacés de Syrie mais également les réfugiés syriens de Turquie volontaires pour rentrer dans leur pays. La Turquie souhaite ainsi concrétiser son projet de safe zone , réclamé par elle de longue date et, jusqu'à présent, non soutenu par les pays occidentaux en raison de la difficulté à en assurer la sécurité (« syndrome de Srebrenica »).
Enfin, par-delà les objectifs territoriaux et sécuritaires, le but recherché par la Turquie est aussi, bien évidemment, de se remettre au centre du jeu dans le dossier syrien et de réaffirmer son rôle central pour les discussions sur le règlement du conflit.
? Le contexte passablement agité de l'été 2016 a suscité dans l'Union, évidemment, des interrogations sur le sort de l'accord du 18 mars 2016 .
Côté turc, le coup d'État manqué n'a pas entraîné de remise en cause de l'accord, même s'il a pu avoir des conséquences pratiques (suspension temporaire des réinstallations et des réadmissions, rappel des officiers de liaison déployés en Grèce, relâchement des contrôles sur les côtes) du fait d'une certaine désorganisation des services liée aux purges.
Lors du sommet du G20 de Hanghzou les 4 et 5 septembre 2016, le président Erdogan a ainsi fait part de son intention d'appliquer l'accord et affirmé que le rétablissement de la peine de mort, un temps évoqué après l'échec du coup d'État, n'était pas à l'ordre du jour.
Côté européen , beaucoup a été fait aussi pour apaiser les tensions , notamment après les reproches exprimés par la Turquie quant à la tiédeur des soutiens reçus.
Le 1 er septembre 2016, le Commissaire européen chargé des migrations, M. Dimitri Avramopoulos, s'est rendu en Turquie et a souligné sa confiance dans la capacité de la Turquie à remplir les critères requis pour la libéralisation des visas. Il a manifesté son soutien à l'accord du 18 mars 2016 en affirmant que ses différents volets concernant les migrants étaient mis en oeuvre de façon satisfaisante.
Le même jour, M. Martin Schultz, président du Conseil européen, s'est également rendu en Turquie pour manifester au peuple turc son soutien à la suite de la tentative de coup d'État. Il a néanmoins rappelé que la Turquie devait satisfaire à l'ensemble des critères requis pour obtenir la libéralisation du régime des visas avec notamment une révision de la législation antiterroriste turque.
Les 8 et 9 septembre, c'était au tour de Mme Federica Mogherini, Haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, d'effectuer une visite à Ankara.
Dans l'UE cependant, des voix se sont élevés pour mettre en cause certains volets de l'accord , principalement celui des « négociations d'adhésion », au regard de la multiplication des atteintes aux droits de l'homme.
Lors d'un débat en session plénière à Strasbourg le 13 septembre dernier, le Parlement européen a ainsi exprimé ses fortes inquiétudes quant à la situation de l'État de droit en Turquie. Ainsi, pour une députée allemande : « Les poursuites par la justice, en Turquie, doivent être proportionnées ; or, ce que nous observons n'est plus proportionné, cela ne participe plus du tout de l'État de droit. ».
Pour un député européen allemand : « Il ne faut pas donner l'impression au président Erdogan qu'il peut continuer sur cette voie qui est peu démocratique. ». Pour un député britannique, si la Turquie a subi une tentative de coup d'état et des menaces sur sa sécurité, elle n'en a pour autant pas reçu « carte blanche » pour arrêter et limoger tous les opposants politiques et pour utiliser la violence contre les populations kurdes. Encore plus sévère, un député européen italien a déclaré : « La Turquie, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, est en train d'emprisonner toute une série de personnes qui n'ont rien à voir avec cela. Que faut-il faire ? Quand va-t-on remettre en question cette adhésion qui est un échec ? Erdogan est devenu le droit de l'État et non plus l'État de droit. L'Europe doit dire non au chantage turc. ».
Un autre député européen allemand a regretté : « Il faut avouer une chose, le processus d'adhésion a échoué. C'est l'enlisement. Il serait temps d'être respectueux les uns envers les autres et de remplacer le processus d'adhésion par un autre processus. ».
3. Une inconnue : la réalité de la menace et la réversibilité du contrôle des flux
Malgré les signes d'apaisement exprimés officiellement des deux côtés, le président Erdogan a récemment réitéré sa menace de remettre en cause l'accord si l'Union européenne ne tenait pas ses engagements, notamment sur la libéralisation du régime des visas.
On est en droit, à cet égard, de s'interroger sur la réalité de cette menace ainsi que sur la réversibilité des flux qui pourrait découler de sa mise à exécution. Il existe là une hypothèque que la mission commune d'information, se bornant à des conjectures, n'est pas en mesure de lever.
L'une des questions sous-jacentes est de savoir si les réseaux de passeurs ont été réellement démantelés ou s'ils se sont seulement repliés ou redéployés vers d'autres zones ou d'autres activités.
Lors de son audition, la représentante de l'Ambassade de Turquie en France, Mme Ayça Saritekin, a indiqué que la Turquie avait arrêté 4 471 passeurs en 2015 et 1 887 en 2016 (à la date de l'audition, soit le 8 juin 2016), dont 400 auraient été emprisonnés. Dans ses rapports sur la mise en oeuvre de l'accord, la Commission européenne fait quant à elle état des mesures mises en oeuvre par la Turquie pour lutter contre les réseaux.
Néanmoins, certains interlocuteurs bien informés pensent que ces réseaux très organisés, solidement implantés sur le territoire turc et bien introduits, n'ont absolument pas disparu et restent des leviers facilement actionnables.
La mission s'est aussi demandé si les réfugiés et migrants présents en Turquie avaient toujours le projet de gagner l'Europe et s'ils étaient encore en mesure de le faire. Selon la responsable d'une association d'aide aux réfugiés rencontrée à Izmir, la plupart des réfugiés présents dans la région avec le projet de venir en Europe le poursuivrait toujours s'ils en avaient la possibilité.
Cependant, alors que les Syriens qui ont traversé la mer Égée au début de la vague migratoire étaient issus de classes sociales relativement aisées, la grande majorité de ceux qui restent émanent de milieux plus modestes et se sont déjà fixés en Turquie, dans l'attente de pouvoir, un jour, retourner dans leur pays.
Par ailleurs, des migrants de toutes provenances (Afghanistan, Corne de l'Afrique, Pakistan..) arrivés avant la fermeture des frontières européennes et actuellement bloqués dans les grandes villes de Turquie , seraient les premiers à prendre la route si le signal d'une reprise des traversées était donné.
Enfin, la Turquie est toujours en mesure de rouvrir les frontières qu'elle a fermées, notamment pour laisser passer les 160 000 déplacés syriens qui se trouvent dans des camps à la frontière syrienne, près des points de passage de Bab el Salam et de Bab el Hawa, bien que son projet soit plutôt de les utiliser pour peupler une « safe-zone ».
Ces considérations nous incitent à penser qu'une certaine menace est réelle et que la pérennité de l'accord tient, en grande partie, à la bonne volonté de la Turquie.
* 36 Audition de M. Ahmet Insel, économiste et politique, spécialiste de la Turquie, par la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat le mercredi 15 juin 2016.
* 37 Se référant à la date de l'intervention, précisément 500 ans après la bataille de Marj Dabiq, certains observateurs y ont vu la manifestation d'une forme d'expansionnisme néo-ottoman visant à prendre le contrôle du nord de la Syrie et du nord de l'Irak.