B. LA NÉCESSAIRE PÉRENISATION ET CLARIFICATION DES RELATIONS ENTRE L'UE ET LA TURQUIE
Dans la ligne du rapport sur la Turquie 38 ( * ) de nos collègues Claude Malhuret, Leïla Aïchi et Claude Haut au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, la mission considère que les relations avec la Turquie doivent être pérennisées et clarifiées , non seulement dans le cadre de l'accord mais aussi plus largement.
1. C'est l'intérêt de l'UE
L'accord du 18 mars 2016 scelle une coopération migratoire dont il n'est pas besoin de souligner l'intérêt pour l'UE. Celle-ci l'a d'ailleurs rappelé tout récemment dans la Déclaration de Bratislava (dite aussi « Feuille de route ») adoptée à l'issue du Conseil européen du 16 septembre dernier qui, pour la première fois, réunissait les Chefs d'État et de gouvernement des 27 États membres sans le Royaume-Uni.
Dans le deuxième volet de cette Feuille de route intitulée « Migrations et frontières extérieures », le Conseil européen se fixe notamment pour objectif de « ne jamais permettre que se reproduisent les flux incontrôlés que nous avons connus l'année dernière et réduire encore le nombre de migrants en situation irrégulière » et réaffirme « sa ferme détermination à mettre en oeuvre la Déclaration UE-Turquie ainsi qu'à continuer de soutenir les pays des Balkans occidentaux ».
Néanmoins, l'intérêt de l'UE vis-à-vis de la Turquie ne se limite pas à ce volet migratoire. Au-delà de l'accord, il concerne aussi la coopération sécuritaire et la lutte contre le terrorisme dans la mesure où la plupart des combattants étrangers transitent par son territoire pour rejoindre la Syrie ou pour en revenir. À cet égard, le directeur central de la police aux frontières, M. David Skuli, a attesté, lors de son audition, que la coopération avec la Turquie était très bonne concernant le suivi des djihadistes français et avait permis l'arrestation et l'expulsion d'un certain nombre d'entre eux.
Les relations avec la Turquie présentent également un intérêt stratégique pour l'approvisionnement énergétique de l'UE .
Par ailleurs, la Turquie est un acteur incontournable et un interlocuteur obligé dans le dossier syrien, notamment d'un point de vue humanitaire dès lors qu'elle contrôle les accès aux territoires échappant au contrôle du régime et qu'elle accueille sur son sol de nombreuses ONG internationales et syriennes.
Bien entendu, la Turquie reste également un pilier de l'OTAN et donc de la sécurité européenne, son armée étant la deuxième armée conventionnelle de l'Alliance après celle des États-Unis. Elle demeure ainsi un avant-poste de l'OTAN face à la Russie en mer Noire et dans le Caucase.
De fait, nous avons un intérêt stratégique à maintenir de bonnes relations avec la Turquie. Il y va de la stabilité du voisinage européen, qui déjà est altérée, sur son flanc est, par les tensions avec la Russie.
Mais pour autant, il est indispensable de tenir à la Turquie un discours clair et sans ambiguïté sur nos valeurs et notre attachement à la démocratie, au respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales : s'il est dans notre intérêt de conserver des relations actives avec la Turquie, cela ne doit pas nous conduire à renoncer à ce que nous sommes.
En particulier, il ne saurait être question de céder au chantage ni d'accepter quelque accommodement que ce soit en ce qui concerne les critères définis pour les visas , notamment s'agissant de la définition de la lutte anti-terroriste. Il faut s'en tenir au strict respect de la feuille de route.
Sur les négociations d'élargissement, il est dans notre intérêt de maintenir les enceintes de discussion qu'elles permettent et qui, justement, peuvent permettre d'aborder les questions sensibles relatives à la situation des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
2. C'est aussi l'intérêt de la Turquie
Malgré le retour récent d'une rhétorique turque en faveur de l'adhésion - qui vise surtout à reprocher à l'UE l'insuffisante avancée des discussions -, il n'est pas évident que la Turquie tienne réellement à ce processus, dont la conditionnalité est antinomique de l'actuelle ligne politique du président Erdogan 39 ( * ) .
En revanche, comme nous avons pu le constater lors d'entretiens avec des interlocuteurs turcs, la Turquie place la libéralisation des visas au centre de ses préoccupations. Il s'agit là très largement d'une question de principe , l'obligation pour les ressortissants turcs de solliciter un visa pour se rendre en Europe, alors que les ressortissants européens accèdent librement au territoire turc étant vécue comme une humiliation.
En outre, il ne faut pas sous-estimer l'intérêt pour la Turquie de l'aide financière européenne en faveur des réfugiés et de leurs communautés d'accueil et des projets qu'elle permettra de mettre en oeuvre.
En dehors de la mise en place de camps, la politique d'accueil des réfugiés en Turquie s'est longtemps résumée à une sorte de laissez-faire, fondée sur l'idée d'un accueil temporaire , dans l'attente de leur retour en Syrie quand les circonstances le permettront. En ligne avec ce discours officiel « de la porte ouverte », la population turque s'est montrée et continue de se montrer bienveillante et accueillante à l'égard de ses frères syriens.
Cette absence de stratégie particulière explique la connaissance relativement approximative qu'ont les autorités turques de la population réfugiée sur son territoire, l'enregistrement ne portant que sur des données sommaires.
Néanmoins, le dossier des réfugiés pourrait devenir en Turquie une question sociale , la population turque commençant à percevoir les effets de leur présence : infrastructures publiques saturées, concurrence sur le marché du travail, problèmes de cohabitation culturelle, barrière de la langue... Comme le relevait Mme Dorothée Schmid, c'est « la fin de l'invisibilité des réfugiés » en Turquie.
Les problèmes se posent d'autant plus que, malgré les tentatives de les répartir sur l'ensemble du territoire, ils restent concentrés dans les provinces du sud-est proches de la Syrie (où onze villes, comme Kilis, compteraient une majorité de réfugiés syriens) ainsi que dans les grandes villes telles qu'Istanbul, Izmir et Ankara.
La question de l'intégration des Syriens commence à être ouvertement posée. Elle est, par exemple, au coeur de l'étude conduite par la sous-commission des droits des réfugiés, mission temporaire créée au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie, dont votre mission a pu rencontrer deux représentants lors de son déplacement et qui s'intéresse notamment à la manière dont cette problématique est traitée en Europe. L'évocation par le Président Erdogan de la possibilité de naturaliser les réfugiés syriens le montre également, même s'il ne faut pas sous-estimer les arrières pensées électorales d'une telle mesure ni l'opposition qu'elle pourrait rencontrer de la part de la population turque.
Dans ces conditions, l'aide apportée par l'UE peut constituer un soutien appréciable et contribuer au traitement de cette question.
Enfin, si l'accord est désormais un des volets importants des relations UE-Turquie, il ne doit pas faire oublier que la Turquie reste liée par d'autres intérêts à l'UE et aux pays occidentaux.
Rappelons que l'UE verse chaque année 626 millions d'euros à la Turquie au titre de la pré-adhésion et qu'elle lui concède d'importants avantages commerciaux.
Sur le plan économique, l'UE demeure le premier partenaire commercial de la Turquie (en 2015, 44 % des exportations turques en 2015 lui ont été destinées, alors que les échanges commerciaux entre l'UE et la Turquie ont représenté 140 milliards d'euros), une grande partie des investissements directs étrangers, des apports de technologie et des touristes qu'elle reçoit en provenant également.. En outre, les élites du pays - universitaires, chercheurs, hommes d'affaires -, continuent d'avoir les yeux tournés vers l'Europe. L'OTAN reste un pilier de la politique militaire et de sécurité turque.
Quant au rétablissement des relations de la Turquie avec la Russie, il vise à mettre fin à une période de brouille objectivement contraire à ses intérêts (tourisme, approvisionnement énergétique, lutte anti-terroriste...) mais ne constitue pas fondamentalement une alternative aux relations avec l'Union européenne, les intérêts stratégiques de la Turquie et de la Russie ne convergeant pas forcément. Ainsi, la Turquie demeure pour la Russie un membre de l'OTAN, organisation militaire qu'elle perçoit comme principalement dirigée contre elle. La Russie reste méfiante à l'égard des ambitions turques de rayonnement sunnite au Moyen-Orient et dans son environnement régional (Asie centrale, Caucase). Enfin, si le rapprochement s'est traduit, s'agissant de la Syrie, par une inflexion du discours turc concernant l'exigence de départ de Bachar al Assad, la Turquie continue à soutenir l'opposition au régime syrien et son intervention en Syrie est sans doute modérément appréciée de Moscou.
* 38 « La Turquie : une relation complexe mais incontournable », rapport d'information n° 736 (2015-2016) du 29 juin 2016 de MM. Claude MALHURET, Claude HAUT et Mme Leila AÏCHI http://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-736-notice.html
* 39 « L'Occident a largement sous-estimé le choc de la tentative de putsch en Turquie », Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'UE en Turquie, in Le Monde, 29 juillet 2016.