D. DES ZONES D'OMBRE

1. Une situation humanitaire en Grèce continentale qui reste difficile
a) Une situation matérielle qui s'améliore progressivement

En comparaison de celle qui prévalait aux mois de mars-avril dernier, lorsque des milliers de migrants cherchant à emprunter la route des Balkans se sont retrouvés bloqués à la frontière macédonienne et contraints de s'installer dans des campements insalubres, comme à Idomeni, la situation des migrants en Grèce continentale s'est incontestablement améliorée .

Il s'agissait d'un défi inédit pour la Grèce , qui passait brusquement du statut de pays de transit à celui de pays de destination. Le démantèlement des camps informels s'est, soulignons-le, déroulé sans heurts. Seuls subsistent les campements informels d'Elliniko et du Pirée dont les résidents devraient être à terme être relogés.

Campement informel sur le port du Pirée 30/06/2016

La plupart des 46 000 migrants (chiffre officiel des autorités grecques) restés en Grèce continentale sont désormais installés dans une cinquantaine de camps , déployés en urgence avec l'aide de l'armée sur divers sites désaffectés (ancien terminal d'aéroport, friche urbaine...) répartis sur tout le territoire, même si la plus grosse concentration (20 000) reste dans le Nord de la Grèce.

Dans les centres d'accueil provisoires installés par le gouvernement grec, l'accès à l'eau et aux infrastructures sanitaires est généralement assuré, les conditions étant, de l'avis d'un responsable de Médecins du Monde auditionné par votre mission, « somme toute meilleures qu'à Calais ». Les pathologies rencontrées sont surtout des problèmes de santé mentale.

Situé dans la banlieue d'Athènes, le camp d'Eléonas visité par votre mission lors de son déplacement, est considéré comme bien organisé (hébergement individuel dans des préfabriqués climatisés, disposant de leurs propres sanitaires), un autre camp modèle étant celui de Skaramangas.

Camp d'Eléonas, Athènes, 01/07/2016

Cependant, dans la plupart des autres camps, les conditions de vie restent souvent assez sommaires 26 ( * ) : logement en tentes rapprochées, insuffisance de sanitaires, manque de variété de la nourriture distribuée, les migrants n'ayant par ailleurs pas la possibilité de cuisiner, absence d'espaces de sociabilité ou d'espaces réservés aux enfants...

Il faut saluer, à cet égard, les efforts déployés par les ONG pour apporter un peu de confort et de distraction aux migrants qui, dans l'attente de reprendre une vie normale, souffrent du désoeuvrement et de l'ennui. À Éléonas, l'ONG SOS village d'enfants propose ainsi aux enfants des activités éducatives et récréatives.

Par ailleurs se posent fréquemment des problèmes de sécurité , liés notamment à la difficile cohabitation de différentes nationalités ou ethnies, les femmes étant, quant à elles, particulièrement exposées au risque de harcèlement sexuel.

Les capacités actuelles étant insuffisantes, une douzaine de camps supplémentaires sont en cours d'installation .

Ces camps n'en demeurent pas moins des sites d'accueil d'urgence, qui ont vocation à disparaître progressivement , à mesure de la mise en oeuvre d'un programme d'hébergement en appartements.

Dans cette attente, il est urgent d'améliorer les conditions de vie dans les camps, notamment ceux situés au nord de la Grèce, où le climat est particulièrement éprouvant l'hiver (températures rigoureuses, fortes pluies).

A terme, il faudra oeuvrer à l 'intégration des migrants ayant vocation à rester en Grèce, que ce soit par l'enseignement de la langue, la formation ou la scolarisation. La décision du gouvernement grec d'intégrer les enfants de réfugiés dans les écoles grecques depuis la rentrée mérite d'être saluée.

Les camps de réfugiés en Grèce

b) Une aide européenne conséquente mais dont la mise en oeuvre se heurte à des difficultés

Depuis le début de la crise, l'UE apporte un soutien conséquent à la Grèce.

Outre l'aide matérielle reçue dans le cadre du mécanisme européen de sécurité civile - activé à deux reprises, en décembre 2015 et en février 2016 - celle-ci s'est vu consentir en mars 2016 un programme d'aide humanitaire - le premier à destination d'un État membre - dit Euro ECHO , doté de 700 millions d'euros sur trois ans (300 millions d'euros étant prévus pour 2016).

Une première tranche de cette aide de 83 millions d'euros a été débloquée en avril, suivie d'une seconde de 115 millions d'euros, début septembre qui doit notamment comporter un volet en faveur des mineurs non accompagnés.

Délivrée par la DG ECHO, cette aide est mise en oeuvre par le HCR et plusieurs ONG agréées par la Commission européenne.

Ses modalités de mise en oeuvre ne sont pas sans soulever des difficultés. Elles conduisent à privilégier certaines ONG internationales, bien introduites à Bruxelles, au détriment d'ONG locales agissant sur le terrain. Evincées de l'accès direct aux financements, celles-ci sont tenues de se positionner en sous-traitantes des premières, spécialisées dans l'ingénierie. C'est ainsi que se met en place une véritable « économie de l'humanitaire », attirant des centaines d'ONG et posant d'importants problèmes de coordination et d'efficacité.

En outre, la validation des projets prend du temps et retarde le versement effectif de l'aide, au détriment de ceux à qui elle est destinée. Davantage de souplesse serait nécessaire .

Par ailleurs, les fonds ne peuvent bénéficier ni au gouvernement central, ni aux administrations locales, ce qui suscite des mécontentements, les pouvoirs publics nationaux et locaux estimant que le HCR et les ONG ne tiennent pas assez compte de leurs priorités.

Les autorités grecques bénéficient en revanche du soutien du fonds « Asile, migration et intégration » (AMIF) et du « fonds pour la sécurité intérieure » (FSI) , soit 509 millions d'euros sur 2014-2020 , l'un pour améliorer les capacités d'accueil et les procédures d'asile, favoriser l'intégration des migrants et soutenir les programmes de retour, l'autre pour renforcer le contrôle des frontières et la lutte contre la criminalité organisée. Cependant, malgré ses besoins, la Grèce n'est manifestement pas en mesure d'absorber et de gérer utilement ces fonds, faute de capacités suffisantes. 352 millions d'euros d'aide d'urgence provenant de ces fonds lui ont, en outre, été octroyés en 2015, qui sont destinés à être mis en oeuvre pour partie par l'OIM, le HCR et l'EASO.

Un simple soutien financier n'était pas suffisant. Il est apparu nécessaire d'épauler la Grèce dans le pilotage de la gestion de la crise migratoire . C'est la mission qu'a reçue le Service d'appui à la réforme structurelle de la Commission européenne (Structural Reform Support Service, SRSS ), initialement chargé d'accompagner la Grèce pour la mise en oeuvre des réformes structurelles et qui assure désormais la coordination entre les autorités grecques, les agences européennes (Frontex, EASO...) et les organisations internationales (HCR, OIM).

Son action se heurte toutefois à des problèmes de coordination et d'organisation, notamment au sein de l'administration grecque. Ainsi, les camps relèvent, selon les cas, de l'autorité du ministère de l'intérieur, du ministère de l'immigration ou encore de l'armée. Par ailleurs, il n'existe pas de coordonnateur unique pour les hotspots .

c) Un accès à l'asile qui reste difficile

Au cours des auditions, il a été fait état à plusieurs reprises, notamment par des ONG, des difficultés d'accès des migrants aux informations concernant leurs droits et la marche à suivre, et de leur absence de visibilité sur leur avenir, une situation qui génère angoisse et tensions.

Ces difficultés sont aggravées par la barrière de la langue et la pénurie d'interprètes .

Certes, des progrès ont été accomplis depuis le printemps dernier pour mieux informer les migrants sur les procédures existantes, en particulier en ce qui concerne le dispositif des relocalisations (distribution de dépliants explicatifs en plusieurs langues...).

Par ailleurs, a été lancée en juin dernier une campagne de pré-enregistrement des migrants par le service grec de l'asile, le HCR et l'EASO. Il s'agit d'une étape indispensable en vue de permettre l'accès des migrants soit à une demande d'asile en Grèce, soit au regroupement familial dans le cadre du règlement Dublin III, soit encore à une relocalisation. Le pré-enregistrement donne lieu à la délivrance d'un document permettant l'accès aux soins et la scolarisation des enfants. Cette opération de pré-enregistrement a permis de recenser 28 000 migrants 27 ( * ) en Grèce continentale, chiffre inférieur au chiffre officiel de 46 000, les autorités grecques expliquant cet écart par le refus d'une partie des migrants (de l'ordre de 25 % du total) de s'y soumettre en vue d'éviter d'avoir à demander l'asile en Grèce. On estime que 70 % des personnes présentes en Grèce continentale seraient éligibles à une protection internationale.

Il reste que, comme dans les hotspots , l'enregistrement et le traitement des demandes sont freinés par l'engorgement du service grec de l'asile 28 ( * ) .

Quant aux relocalisations des demandeurs d'asile vers d'autres États membres, elles restent très insuffisantes , malgré une accélération récente (+1 200 en septembre 2016). Sur l'objectif de 160 000 fixé en septembre 2015 et qui est en train d'être ramené à 104 000 29 ( * ) , 5 651 avaient été réalisées le 27 septembre 2016 , dont 4 555 depuis la Grèce.

À cette date, la France a réalisé 1 952 relocalisations , dont 1 721 en provenance de Grèce , sur les 6 000 auxquelles elle s'est engagée sur deux ans, ce qui la place en tête du classement . Traitant désormais 400 dossiers par mois, la France est considérée comme exemplaire et joue un rôle moteur dans ce processus. Elle est en effet l'un des rares États membres à proposer chaque mois des quotas de places importants.

Relocalisations depuis la Grèce au 27 septembre 2016

Etat membre

Relocalisations effectuées

Etat membre

Relocalisations effectuées

Allemagne

195

Lettonie

68

Autriche

X

Lituanie

86

Belgique

153

Luxembourg

104

Bulgarie

6

Malte

24

Chypre

42

Pays-Bas

548

Croatie

10

Pologne

X

Danemark

X

Portugal

372

Espagne

313

République tchèque

12

Estonie

49

Roumanie

190

Finlande

430

Slovaquie

3

France

1721

Slovénie

60

Hongrie

X

Suède

X

Irlande

69

Suisse

X

Total : 4 455 au 27/09/2016

Source : Commission européenne

La difficile montée en puissance de ce dispositif de solidarité s'explique par la réticence, voire, s'agissant des pays du groupe de Visegrad, par le refus d'un grand nombre d'États membres de l'appliquer en proposant des places. La Hongrie, la Pologne et le Danemark n'ont ainsi accueilli aucun réfugié dans ce cadre à ce jour, la Bulgarie et la Slovaquie très peu.

La procédure de relocalisations depuis la Grèce : le cas de la France

Un entretien avec l'officier de liaison de l'OFII et l'officier de liaison de l'OFPRA a permis à votre mission d'appréhender la procédure de relocalisation depuis la Grèce.

Constituant une dérogation temporaire à l'application des règles du règlement de Dublin III , au terme duquel la responsabilité de traiter la demande d'asile incombe aux pays de première entrée, les relocalisations visent à répartir entre les autres États membres des demandeurs d'asile relevant de nationalité dont le taux d'acceptation à l'asile est supérieur à 75 %.

Dans le cadre de l'accord UE-Turquie, seuls y ont accès les migrants arrivés en Grèce avant le 20 mars, à l'exclusion, donc, de tous ceux arrivés après cette date dans les hotspots .

La procédure suivie est la suivante : le service de l'asile grec propose une liste de candidats à la relocalisation aux États ayant manifesté leur disponibilité à en accueillir à travers la proposition de places ("pledges"). Si les migrants n'ont pas le choix de leur pays de destination, des éléments tels que des études faites en France ou la présence de liens familiaux peuvent être pris en compte.

Les candidats passent deux entretiens en Grèce, d'une part avec l'OFPRA (qui vérifie notamment l'absence de clauses d'exclusion), d'autre part avec les services du ministère de l'intérieur (contrôles sécuritaires). Les refus sont motivés et valent pour tous les autres États membres, ce qui empêche le requérant de candidater à toute autre relocalisation et le contraint à rester en Grèce. Les candidats retenus sont ensuite pris en charge par l'OFII qui les accompagne dans leur parcours vers la France (séances d'orientation culturelle, cours de français dispensés par l'Institut Français de Grèce).

Une fois en France, ils sont orientés vers des centres d'accueil des demandeurs d'asile où ils attendent plusieurs semaines l'issue définitive de leur demande de protection.

Il faut souligner que ces relocalisations, qui sont réservées aux nationalités pour lesquelles le taux d'acceptation à l'asile atteint au moins 75 %, nourrissent le ressentiment des nationalités qui, comme les Afghans, en sont exclues envers celles qui en bénéficient (Syriens, Irakiens et Erythéens).

d) La situation des mineurs isolés constitue un point de préoccupation

Les mineurs représentent une proportion importante des migrants arrivés récemment (environ 40 % des arrivées en 2016).

On recense, parmi eux, quelque 2 200 mineurs non accompagnés , dont une grande partie d'Afghans. Ces mineurs isolés constituent une population particulièrement vulnérable, exposée au risque de trafic et d'exploitation.

Si plusieurs rapports ont fait état de la disparition d'un nombre important d'enfants sur les routes migratoires , en lien avec les activités d'organisations criminelles, se pose aussi un problème de comptabilisation de ces mineurs. Comme l'a souligné un intervenant au cours d'une audition, certains sortent des statistiques après avoir été reclassés comme majeurs. Il est vrai que, faute de papiers d'identité, la détermination de l'âge constitue souvent une difficulté. Enfin, il s'agit d'une population mobile et dont la prise en charge s'avère particulièrement délicate.

La capacité d'accueil dans des centres d'hébergement adaptés étant limitée à 800 lits , un certain nombre de ces mineurs sont placés en centres de détention dans un but de protection, parfois dans des postes de police, en contradiction avec la loi grecque et le droit européen et international. Comme le dénonce l'organisation Human Rights Watch dans un récent rapport 30 ( * ) , des mineurs sont ainsi gardés à vue pendant une durée excédant parfois le délai légal de 25 jours, dans des conditions extrêmement difficiles (cellules sales et surpeuplées, mêlant parfois enfants et adultes).

Dans les hotspots , le confinement dans des centres fermés comme à Moria a été à plusieurs reprises à l'origine de tensions et de violences. Il est d'ailleurs prévu de transférer l'ensemble des mineurs, qui n'ont pas vocation à être renvoyés en Turquie, sur le continent.

2. Une protection internationale en Turquie qui doit encore progresser

Si des progrès ont été accomplis ces derniers mois par rapport à la situation qui prévalait antérieurement, il est possible d'identifier des points sur lesquels les garanties offertes par la Turquie en matière de protection internationale peuvent encore être améliorées.

? Ainsi, malgré le régime de protection temporaire dont ils bénéficient, les Syriens restent confrontés à des conditions de vie difficiles , en particulier hors des camps qui n'accueillent que 10 % d'entre eux.

Une représentante d'ONG a ainsi apporté le témoignage suivant lors de son audition 31 ( * ) : « La plupart [des Syriens vivant en Turquie] sont extrêmement démunis. J'ai pu rencontrer en particulier des mères élevant seules leurs enfants ; elles travaillent durant un nombre d'heures incroyable parce qu'elles n'ont pas d'autres choix pour payer un logement complètement inadapté très cher. On voit également des enfants syriens mendier dans les villes turques ou être exploités dans des usines textiles. Les difficultés d'accès au système de santé sont elles aussi réelles : un réfugié syrien m'a affirmé que certains hôpitaux refusaient de soigner les Syriens ».

Bien sûr, il est trop tôt pour apprécier l'effet de l'aide européenne sur cette situation. Ce constat souligne, en tous cas, l'ampleur des besoins et justifie le soutien européen.

La reconnaissance théorique aux réfugiés syriens du droit de travailler ne garantit nullement leur accès effectif au marché du travail légal . En pratique, un nombre peu élevé de permis de travail a jusqu'à présent été délivré, même s'il progresse (de l'ordre de 8 000 depuis le début de l'année). En effet, comme l'a souligné un intervenant lors de son audition, la délivrance de ces permis suppose de la part des employeurs l'accomplissement de formalités relativement lourdes, que ceux-ci cherchent souvent à contourner dans le but de rester compétitifs.

De fait, les réfugiés sont très largement employés dans le secteur informel , où ils représentent une main d'oeuvre peu coûteuse et facilement exploitable, dont la contribution positive à l'économie turque commence au demeurant à être prise en compte. Les enfants sont eux aussi très massivement concernés par le travail clandestin.

À cet égard, malgré les efforts de la Turquie, qui a ouvert autant que possible ses infrastructures scolaires aux enfants réfugiés grâce à un système de double vacation (élèves turcs le matin, élèves syriens l'après-midi ou l'inverse), la scolarisation demeure insuffisante , 500 000 enfants en étant exclus , sur les 900 000 en âge d'être scolarisés. Cette situation expose les mineurs à toutes sortes de dangers (exploitation, marginalisation, recrutement par des groupes radicaux) et génère des stratégies d'évitement comme le mariage précoce des filles.

Selon le directeur général des affaires consulaires du ministère turc des affaires étrangères, M. Mehmet Samsar, c'est donc une priorité pour la Turquie de progresser dans cette direction, pour éviter « une génération perdue » . Une difficulté étant cependant que la Turquie ne facilite pas l'intervention des ONG étrangères qui peuvent pourtant contribuer utilement au développement de l'éducation informelle, en complément de l'éducation formelle.

D'après le représentant de Médecins du Monde auditionné par votre mission, se poserait également un problème d'accès aux soins , notamment dans les camps, du fait d'un déficit de médecins sur le territoire turc.

Enfin, si complète soit-elle, la protection octroyée par la Turquie aux Syriens n'en reste pas moins temporaire . Derrière ce terme subsiste l'idée qu'ils retourneront dans leur pays après la guerre, aucun terme précis n'étant toutefois défini. Leur présence sur le territoire ne relève pas d'un permis de résidence et n'ouvre pas de possibilité légale de résidence à long terme, de sorte que leur avenir en Turquie reste incertain du point de vue juridique.

Par ailleurs, il semblerait que les Kurdes et les Palestiniens de Syrie ne bénéficient pas de la disposition récemment adoptée et qui permet aux Syriens de Syrie de recouvrer automatiquement la protection temporaire en cas de retour en Turquie dans le cadre de l'accord 32 ( * ) .

? S'agissant des non-Syriens , la situation est plus incertaine, l'information disponible restant assez limitée .

Plusieurs ONG ont exprimé des doutes concernant l'accès effectif des non-Syriens à la procédure de demande de protection internationale . C'est également le cas du Conseil européen pour les réfugiés et exilés 33 ( * ) .

Le manque de capacités de la DGMM , administration responsable de l'enregistrement des demandes d'asile, serait notamment en cause. La pénurie d'interprètes, l'insuffisante information des migrants sur la procédure freineraient le dépôt des demandes. Les délais de traitement seraient longs. L'accès à des avocats ne serait pas garanti et le droit de recours soumis à des restrictions.

Pour les ONG, cette question de l'accès à la procédure est d'autant plus importante que la Turquie cherche à conclure des accords de réadmission avec de nombreux pays tiers, dont certains, comme l'Afghanistan ou le Yémen, seraient loin d'être sûrs pour leurs ressortissants.

En outre, les demandeurs d'asile seraient placés en rétention dans des conditions matérielles difficiles dans l'attente du traitement de leur demande.

Lors de son audition, la représentante d'une ONG a fait observer que depuis l'entrée en vigueur de la loi sur la protection internationale de 2014, aucun afghan dont la demande de protection a été examinée en procédure accélérée n'avait vu sa demande d'asile acceptée.

Il est également difficile d'apprécier la réalité du régime de protection octroyé , même si celui-ci semble, sur le papier, avoir été récemment complété (par exemple, s'agissant de l'accès au marché du travail). Comme les Syriens, les non-Syriens bénéficiant d'une protection internationale resteraient dépourvus de possibilité d'intégration légale à long terme et seraient donc maintenus dans une forme d'incertitude concernant leur avenir.

Selon différentes ONG, qui ont elles-mêmes beaucoup de difficultés à intervenir en Turquie, il y aurait loin de la théorie à la pratique , tant en ce qui concerne l'accès à la procédure d'asile que s'agissant des droits accordés en cas de protection.

Cette difficulté à apprécier la réalité du système d'asile turc explique sans doute la réticence des autorités judiciaires grecques à se référer à la notion de « pays tiers sûr » pour prononcer des décisions d'irrecevabilité .

La levée par la Turquie de sa restriction géographique à l'application de la Convention de Genève permettrait sans doute de lever les incertitudes sur la protection internationale et la situation des réfugiés dans ce pays.

À défaut, il faudrait pouvoir évaluer plus précisément la situation et mettre en évidence les progrès accomplis . Par exemple, le gouvernement turc vient de signer en septembre un mémorandum avec le HCR pour améliorer les capacités de l'administration turque à enregistrer les réfugiés.

3. La fermeture de la frontière avec la Syrie

Si la Turquie s'enorgueillit de pratiquer la politique de la porte ouverte envers ses « frères syriens », la frontière turco-syrienne est en pratique fermée aujourd'hui.

S'étant engagée, dans le cadre de l'accord, à empêcher les départs depuis ses côtes égéennes, la Turquie a en effet été contrainte, elle aussi, de « fermer les vannes » en amont, faute de pouvoir absorber un flux continu d'arrivées. 160 000 déplacés syriens se trouveraient ainsi dans des camps près de la frontière turco-syrienne, à proximité du point de passage de Bab el Salem.

Un nombre relativement important de Syriens continue de tenter de passer la frontière (23 319 ont été appréhendés entre le 22 août et le 5 octobre 2016, selon des chiffres des forces armées turques cités par l'OIM 34 ( * ) ).

Et, même si dans une déclaration récente, le président Erdogan a réaffirmé que la solidarité turque se manifesterait à nouveau s'il en était besoin, cette fermeture ne laisse d'inquiéter au regard de la dégradation de la situation sur le territoire syrien (notamment dans la perspective des batailles à mener contre Daech) et nous place face à nos contradictions.

Les principaux points d'entrées et de sorties du territoire turc

Source : Organisation internationale pour les migrations

4. La question pendante de la légalité de l'accord

Lors de son audition, Mme Catherine Teitgen-Colly a rappelé que M. Peter Sutherland, conseiller spécial des Nations Unies sur l'immigration, avait émis de sérieuses réserves sur cet accord en le qualifiant de « potentiellement illégal ». De même, le service juridique du Parlement européen le qualifie d'accord politique tandis que M. François Crépeau, rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l'homme des migrants, parle d' « accord politique sans caractère juridique contraignant ». M. Pierre-Antoine Molina a d'ailleurs confirmé devant votre mission que les accords conclus entre l'Union européenne et la Turquie, les 29 novembre 2015 et 18 mars 2016, n'étaient pas des instruments conventionnels mais des accords politiques. Ainsi, la déclaration du 18 mars 2016 soulève plusieurs interrogations quant à sa légalité.

Par trois recours introduits devant la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), les 22 avril et 19 mai 2016 , des ressortissants pakistanais et afghans présents sur le territoire grec ont demandé l'annulation de la déclaration conjointe UE-Turquie du 18 mars 2016. Ils contestent la procédure de conclusion de l'accord, jugée contraire au Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

De ce point de vue, la jurisprudence de CJUE ne retient pas seulement l'aspect formel de l'acte, mais apprécie également et admet de pouvoir juger l'intention des parties et les actions concrètes mises en oeuvre pour parvenir aux objectifs assignés par une déclaration d'intentions. Au regard de cette jurisprudence, l'« accord » UE-Turquie semble être doté d'une véritable valeur contraignante.

S'il était reconnu à cet accord une force obligatoire, il relèverait alors de l'article 218 du traité du fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui traite des règles de négociation et de conclusion des accords, quelle que soit leur forme, entre l'Union européenne et les pays tiers prévoyant en particulier qu'un mandat soit donné par la Conseil à la Commission pour négocier au nom de l'Union européenne. Cette déclaration traitant de la politique d'asile, s'applique alors la procédure législative ordinaire. Or, en l'occurrence, ce n'est pas la procédure qui a été suivie.

Comme le souligne le Jesuit Refugee Service Europe Policy Discussion Paper 35 ( * ) , l'aspect formel et l'absence de consultation du Parlement européen soulèvent de sérieuses questions sur la légalité de cette déclaration et de ses effets juridiques. Les décisions qui seront rendues prochainement par le Tribunal de l'Union européenne permettront de répondre et d'éclaircir la nature de cet « accord ».

Le Conseil a, dans son mémoire en défense, soutenu que la déclaration conjointe a été adoptée, non pas par le Conseil, mais par les États membres. En outre, la déclaration ne saurait, selon lui, être assimilée à un accord dans la mesure où elle est dépourvue d'effets juridiques obligatoires et se contente de rappeler le droit en vigueur. Enfin, il a contesté l'intérêt et la qualité à agir des requérants, non affectés par les mesures contestées.

On précisera qu'un recours a également été formulé devant la CEDH en juin 2016 par une ONG de soutien aux réfugiés, contestant le renvoi en Turquie d'un Syrien dont la demande avait été considérée comme irrecevable par les autorités grecques . Ce Syrien de 46 ans affirmait être homosexuel et avoir fait l'objet en Turquie, où il travaillait dans l'industrie pétrolière, de menaces de membres de Daech. La décision d'irrecevabilité avait été confirmée en appel, la justice s'étant notamment appuyée sur le fait qu'il avait vécu plusieurs années à Istanbul pour estimer qu'il n'y était pas en danger. Il s'agissait de la première décision d'éloignement faisant suite à une application du concept de pays tiers sûr depuis la déclaration conjointe du 18 mars.

Un autre recours, également déposé devant la CEDH par 51 ressortissants afghans, syriens et irakiens , assignés à résidence à Chios, vise à contester les limitations à la liberté de mouvement des requérants ainsi que les risques d'atteinte à leur intégrité physique et psychique découlant de la mauvaise qualité des conditions d'accueil. Dans les deux cas, la Cour a écarté la demande de mesures provisoires.


* 26 Les réfugiés en danger en Grèce, rapport de Mme Tineke Strik, commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Doc.14082 du 20 juin 2016.

* 27 Dont 54 % de Syriens, 27 % d'Afghans 13 % d'Irakiens, 3 % de Pakistanais, 2 %de Palestiniens.

* 28 Il convient à cet égard de rappeler que pendant longtemps, malgré un nombre relativement élevé d'arrivées irrégulières sur son territoire, la Grèce recevait peu de demandes d'asile. Cette situation, tenant notamment aux défaillances de son système d'asile, lui avait valu une condamnation par la CEDH (arrêt de grande chambre MSS c.Belgique et Grèce, 21 janvier 2011) entraînant la suspension des renvois en application du règlement de Dublin. Une loi grecque sur l'asile avait été adoptée en 2013 pour y remédier.

* 29 Du fait du transfert de 54 000 places, dans le cadre de l'accord UE-Turquie, à la réinstallation de Syriens.

* 30 «Why are you keeping me? unaccompanied children detained in Greece» Human Rights Watch, 8 septembre 2016.

* 31 Mme Izza Leghtas, Human Rights Watch.

* 32 The Dutch Council for Refugees/European Council on Refugees and Exiles desk research on application of a safe third country and a first country of asylum concepts to Turkey, may 2016.

* 33 The Dutch Council for Refugees/European Council on Refugees and Exiles desk research on application of a safe third country and a first country of asylum concepts to Turkey, may 2016.

* 34 «Mixed migration flows in the Mediterranean and beyond, flow minotoring compilation», IOM, 6 october 2016.

* 35 The EU-Turkey deal : Analysis et considerations, 2016.

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