C. DES FRAGILITÉS DEMEURENT
1. Les risques liés à l'augmentation du nombre de migrants dans les hotspots
a) La situation humanitaire dans les hotspots
La première préoccupation est d'ordre humanitaire et porte sur la situation dans les hotspots , où « le provisoire s'éternise et s'aggrave ».
D'autant que les arrivées se poursuivent, dans des proportions certes sans commune mesure avec celles enregistrées avant l'accord, mais qui ont récemment augmenté , au-dessus du seuil de 100 par jour en août et en septembre, avec des pics quotidiens pouvant aller jusqu'à 260 par jour. Cette récente augmentation pourrait être liée à une certaine désorganisation des garde-côtes turcs à la suite du coup d'état et à des conditions de passage plus favorables liées à la météo, même s'il ne faut pas exclure la volonté de la Turquie de maintenir une pression sur la Grèce et sur l'UE.
Plus de 20 000 migrants sont arrivés dans les îles grecques depuis l'entrée en vigueur de l'accord . Plus de 5 000 d'entre eux ont pu gagner le continent régulièrement (migrants vulnérables ou dont la demande d'asile a été acceptée) ou irrégulièrement.
Il n'en reste pas moins que, compte tenu de la lenteur du traitement des demandes d'asile et du faible nombre de renvois qui en découlent, la population de migrants présente dans les hotspots grecs augmente régulièrement, passant de 8 500 en juin à 11 000 en août et s'établissant désormais (7 octobre 2016) à 14 600 alors que les capacités d'accueil sont limitées à 7 500 places.
Selon les informations que nous avons pu recueillir, votre mission d'information n'ayant pas été autorisée à visiter un hotspot , les migrants ne peuvent être tenus enfermés dans les centres d'accueil que 25 jours au plus , le temps qu'il soit procédé aux formalités d'identification et d'enregistrement, et peuvent circuler ensuite librement dans les îles. Seuls les mineurs se trouvent dans des centres fermés, la réglementation imposant qu'ils soient placés en lieu sûr et séparés des adultes. Ce confinement est particulièrement mal vécu et occasionne des violences, comme celles qui se sont produites le 26 avril 2016 au centre des mineurs isolés de Moria. Depuis lors, il est envisagé de transférer ces mineurs sur le continent. Leur prise en charge n'en constitue pas moins une question prioritaire.
Les conditions matérielles dans lesquelles les migrants séjournent dans les îles sont très difficiles, les capacités d'accueil étant saturées . Et ce d'autant plus que, comme le soulignait un interlocuteur rencontré lors du déplacement de votre mission en Grèce, un grand nombre d'ONG, qui leur apportaient un soutien particulièrement utile, ont quitté les hotspots lors de l'entrée en vigueur de l'accord pour protester contre celui-ci.
En outre, les migrants souffrent de l'attente et d'un manque d'information et de visibilité concernant leur avenir . Il en résulte des tensions, qui n'ont fait que croître depuis six mois. À plusieurs reprises, des débordements se sont produits , dégradant la sécurité dans les camps et mettant en danger les personnels qui y interviennent. Les troubles et l'incendie qui a détruit plus de la moitié du camp de Moria à Lesbos le 19 septembre dernier l'ont encore montré récemment.
Un autre risque est le mécontentement croissant des habitants des îles grecques et son exploitation par les mouvements d'extrême droite. Si les habitants des îles se sont longtemps montrés compréhensifs et solidaires des migrants - ce qui leur a valu d'avoir été pressentis comme candidats au prix Nobel de la Paix -, ils manifestent de plus en plus d'impatience à l'égard de la présence désormais permanente de migrants dans leur environnement.
b) Le risque d'une reprise des flux
Si les demandes d'asile déposées dans les hotspots étaient largement acceptées, une recrudescence des arrivées, voire d'une reprise massive des flux, pourrait advenir.
Il faut, en effet, considérer la possibilité que des migrants ayant obtenu l'asile en Grèce mettent à profit leur droit de circulation dans l'UE pour gagner légalement d'autres États membres en vue de s'y maintenir illégalement une fois le délai de trois mois expiré.
Par ailleurs, on ne peut exclure que les migrants pour lesquels une décision de recevabilité a été prononcée cherchent très vite - sans attendre l'examen au fond de leur demande - à rejoindre d'autres pays européens, y compris par les filières clandestines.
2. Le maintien d'une certaine perméabilité des frontières
La persistance de flux irréguliers et d'une certaine porosité des frontières ne doit, par ailleurs, pas être occultée.
Le maintien et la récente augmentation d'un flux d'arrivées dans les hotspots s'accompagnent d'une reprise des traversées irrégulières des îles vers le continent.
En outre, plusieurs centaines de personnes chercheraient chaque jour à traverser la frontière entre la Grèce et l'ARYM , longue de 170 kilomètres, une partie d'entre elles semblant y parvenir, ces tentatives étant favorisées par la concentration importante de migrants dans le nord du pays. Il en serait de même aux frontières avec la Serbie et, dans une moindre mesure, avec l'Albanie.
Des passages sont par ailleurs observés aux frontières turco-bulgares et à la frontière terrestre gréco-turque .
Ainsi, la voie des Balkans, officiellement fermée, n'est pas complètement hermétique , du fait de l'activité des passeurs.
La voie aérienne et la voie maritime (Grèce-Italie) sont aussi empruntées.
Cette possibilité de passage, si limitée soit-elle, constitue une fragilité dans la mesure où, à travers l'information communiquée aux migrants via Internet, elle contribue à entretenir le flux des départs vers la Grèce. Elle démontre l'adaptabilité des réseaux criminels et des filières d'immigration irrégulière et leur capacité à trouver de nouvelles voies de passage, mettant en évidence le caractère nécessairement partiel de la réponse apportée par l'accord à cette problématique migratoire.
3. Des contreparties politiques qui tardent à se concrétiser
a) Une libéralisation des visas qui bute sur le non-respect de certains critères
Le volet « libéralisation des visas » fait l'objet d'une forte attente de la part de la Turquie. Certes, le nombre de ressortissants turcs auxquels cette mesure est susceptible de bénéficier est relativement modeste (moins de 10 % de la population turque possède un passeport). Il s'agit pour la Turquie d'une question de principe, de considération et de réciprocité, dans la mesure où elle-même n'impose pas d'obligation de visas aux ressortissants européens.
Dès les premières semaines de l'application de l'accord, elle n'a pas manqué, par la voix du Premier ministre d'alors Ahmet Davutoglu, d'insister sur l'importance de cette question, faisant savoir qu'elle pourrait revenir sur ses engagements si les visas n'étaient pas libéralisés dans les deux mois.
Pourtant, il est très rapidement apparu que l'objectif d'accorder aux Turcs un régime d'exemption de visas pour la fin du mois de juin 2016 était difficilement tenable compte tenu du fait que la Turquie devait, pour cela, se conformer aux 72 critères de la feuille de route.
Si elle s'attache à souligner les progrès accomplis depuis le précédent rapport, la Commission européenne indique dans son troisième rapport sur la feuille de route rendu public le 4 mai 2016 23 ( * ) que cinq critères doivent encore être remplis pour permettre la levée de l'obligation de visas. Ces critères ont trait à :
- la lutte contre la corruption : la Turquie doit encore donner une suite effective aux recommandations formulées par le Groupe d'États contre la corruption (GRECO) qui relève du Conseil de l'Europe ;
- la protection des données à caractère personnel : il s'agit notamment de faire en sorte que l'autorité chargée de la protection des données puisse agir en toute indépendance et que les activités des services répressifs entrent dans le champ d'application de la loi ;
- la coopération judiciaire avec tous les États membres , particulièrement en matière pénale ;
- la coopération avec Europol , qui suppose la conclusion d'un accord de coopération opérationnelle avec cette agence ;
- la législation et les pratiques en matière de lutte contre le terrorisme : il s'agit de les mettre en conformité avec les normes européennes, notamment en alignant mieux la définition du terrorisme sur ces normes afin de restreindre la portée de cette définition, et en introduisant un critère de proportionnalité.
Par ailleurs, la Commission mentionne deux autres critères qui, compte tenu de l'accélération de la feuille de route, ne peuvent être remplis dans les délais :
- la mise en circulation de passeports biométriques conformément aux standards européens ;
- la mise en oeuvre de l'accord de réadmission entre l'UE et la Turquie.
Dans l'annexe technique du rapport, la Commission estime que la hausse du nombre de ressortissants turcs qui essaieront de migrer vers l'Union européenne en cas de libéralisation du régime des visas serait certaine - en particulier vers les pays au sein desquels il existe une diaspora turque importante - mais que cet impact pourrait être contenu.
En dépit des critères non encore satisfaits, la Commission assortit le rapport, en signe de bonne volonté, d'une proposition de suppression du régime d'obligation de visas pour les ressortissants turcs (COM (2016) 279 24 ( * ) ), destinée à être examinée par le Conseil et le Parlement européen 25 ( * ) .
Cette étape a révélé l'inconfort de la situation dans laquelle l'UE se trouve à l'égard du dossier de la libéralisation des visas.
Des observateurs ont reproché à la Commission européenne de se montrer trop conciliante , s'étonnant de la rapidité des progrès accomplis par la Turquie en quelques mois et s'offusquant que le rapport ne fasse pas mention des atteintes commises par ce pays aux droits de l'homme et à la liberté d'expression, alors même que celles-ci ne cessent de se multiplier. Certains se sont aussi inquiétés des conséquences qu'une attribution trop rapide pourrait avoir sur les autres processus de libéralisation de visas en cours (avec l'Ukraine, le Kosovo et la Géorgie), la Turquie étant le seul pays pour lequel une proposition d'exemption avait été déposée alors qu'il ne remplit pas encore l'ensemble des critères de la feuille de route.
La libéralisation du régime des visas (comparaison)
Ukraine |
Géorgie |
Kosovo |
Turquie |
|
Date de lancement du dialogue |
Octobre 2008 |
Juin 2012 |
Janvier 2012 |
Juin 2012 |
Date de présentation du Plan d'action |
Novembre 2010 |
Février 2013 |
Juin 2012 |
Décembre 2013 |
Nombre de rapports d'étape |
6 rapports d'étape (septembre 2011, février 2012, novembre 2013, mai 2014, mai et décembre 2015) |
4 rapports d'étape (novembre 2013, octobre 2014, mai 2015, décembre 2015) |
3 rapports d'étape (février 2013, juillet 2014, décembre 2015) |
3 rapports d'étape (octobre 2014, mars 2016, mai 2016) |
Date de la proposition de la Commission pour la libéralisation du régime des visas |
27 avril 2016 |
9 mars 2016 |
4 mai 2016 |
4 mai 2016 |
Ensemble des critères de la feuille de route remplis lors du dépôt de la proposition de la Commission |
oui |
oui |
oui |
non |
Date d'adoption de la proposition |
en cours |
en cours |
en cours |
en cours |
De son côté, le président Erdogan a déclaré, peu après la publication du rapport de la Commission, que son pays ne se plierait pas aux exigences européennes en matière de lutte antiterroriste , une modification de la législation étant inenvisageable dans le contexte actuel, compte tenu des attaques terroristes dont la Turquie est victime.
Au fil des semaines, les tensions autour de la question des visas se sont avivées, les autorités turques réitérant à plusieurs reprises leurs menaces de rompre l'accord avec l'UE si la Turquie n'obtenait pas satisfaction fin juin. Finalement, cette échéance a été dépassée sans que la question ne soit réglée ni l'accord remis en cause .
Si les discussions techniques se poursuivent en vue de permettre des avancées sur les différents critères en suspens, le refus d'Ankara de modifier les articles 6 et 7 de sa loi anti-terroriste constitue pour l'Union européenne un point de blocage , dans la mesure où, en retenant une conception extensive du terrorisme, ces dispositions menacent gravement la liberté d'expression, autorisant l'emprisonnement d'universitaires ou de journalistes opposés au Gouvernement et la levée de l'immunité des députés du parti pro-kurde HDP. MM. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, et Martin Schulz, président du Parlement européen, ont rappelé à cet égard que la Turquie devait se conformer à tous les critères de la feuille de route pour parvenir à une libéralisation du régime des visas.
Il convient de noter, par ailleurs, que l'accord de réadmission UE-Turquie n'est toujours pas applicable aux ressortissants de pays tiers , alors qu'aux termes de l'accord, il devait l'être au 1 er juin 2016, ceci bien que la loi turque l'autorisant ait été adoptée et publiée, un protocole d'application faisant encore défaut.
Par ailleurs, à la demande de la France, de l'Allemagne et de la Belgique, le Conseil a adopté le 2 mai 2016 un projet de règlement renforçant l'automaticité de la clause de rétablissement des visas figurant depuis 2013 dans le règlement 539/2001 mais jamais mise en oeuvre, faisant de l'adoption de cette clause de suspension renforcée - actuellement examinée par le Parlement européen - un préalable à toute libéralisation de visas. Le Conseil a également demandé à la Commission de documenter davantage le respect des critères, notamment pour le Kosovo, l'Ukraine et la Turquie.
La clause de suspension renforcée La clause de suspension renforcée consiste principalement à suivre non plus seulement des critères de pression migratoire, mais également le respect continu de l'entièreté des critères que l'État concerné a dû respecter pour obtenir la libéralisation des visas ; elle consiste en outre à charger la Commission d'opérer elle-même ce suivi de façon régulière (au moins une fois par an) et à introduire une dose d'automaticité dans le rétablissement des visas si les conditions pour y procéder sont atteintes. A l'heure actuelle, il revient à la Commission d'évaluer s'il est nécessaire de rétablir l'obligation de visas, de le proposer au Parlement et au Conseil, qui adoptent ensuite en codécision ce rétablissement ; le projet impliquerait de lier en partie la compétence de la Commission, celle-ci devant procéder par actes délégués. Source : DGEF, ministère de l'intérieur, réponse au questionnaire. |
b) Une relance du processus d'adhésion en trompe-l'oeil
Comme prévu par la déclaration du 18 mars 2016, le chapitre 33 « Dispositions budgétaires et financières » a bien été ouvert le 30 juin 2016 . Il s'agit du deuxième chapitre ouvert en quelques mois après le chapitre 17 « Politique économiques et monétaire », le 14 décembre 2015. Si ce rythme contraste avec celui des années précédentes, l'ouverture du chapitre 33 présente néanmoins, comme il a été dit, un intérêt limité dans la mesure où il concerne essentiellement les questions relatives à la contribution de la Turquie au budget de l'Union une fois qu'elle aura adhéré.
Les travaux préparatoires ont été achevés pour les chapitres 15 (« énergie »), 26 (« éducation et culture ») et 31 (« politique étrangère, de sécurité et de défense »), un rapport sur les derniers développements concernant la Turquie devant être publié en novembre prochain dans le cadre d'un « paquet élargissement ».
* 23 Troisième rapport de la Commission européenne sur les progrès accomplis par la Turquie dans la mise en oeuvre de la feuille de route sur la libéralisation du régime de visas, 4 mai 2016.
* 24 http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52016PC0279&rid=1
* 25 Pour rappel, la libéralisation du régime de visas prend la forme d'une proposition de règlement modifiant les annexes du règlement (CE) n° 539/2001 établissant la liste des pays dont les ressortissants n'ont pas besoin de visas pour entrer dans l'espace Schengen. Ce texte doit être adopté par le Conseil « Justice et affaires intérieures » à la majorité qualifiée (16 pays sur 28 représentant au moins 65 % de la population de l'UE) ou par le Conseil européen d'une part, et par le Parlement européen à la majorité simple, d'autre part, pour entrer en application.