B. AU PLAN INTERNE, LE RISQUE D'UNE « FUITE EN AVANT » ?

1. Une certaine dérive autoritaire
a) La perspective d'une présidentialisation du régime

Après son arrivée au pouvoir, lors des élections législatives de 2002, l'AKP a été reconduit en 2007 puis en 2011, en faisant constamment progresser son score. En juin 2015, avec 41 % des voix, l'AKP a perdu, pour la première fois, la majorité absolue au Parlement, tandis que le parti pro-kurde HDP obtenait 13 % des voix. En août 2015, soit seulement deux mois après les législatives, des élections législatives anticipées ont à nouveau été convoquées. Elles ont abouti, lors des élections du 1 er novembre 2015, à une victoire de l'AKP, à qui revient la majorité absolue des sièges, grâce à un score de 49 % des voix, tandis que le HDP descend à 10 %, restant toutefois au-delà du seuil nécessaire pour être représenté au Parlement (10 %). Le parti républicain du peuple (CHP) qui est le parti historique kémaliste, demeure stable à 25 % des voix. Par rapport au scrutin de juin 2015, celui de novembre fut marqué par un report de voix du parti nationaliste (MHP) et du parti pro-kurde (HDP) vers l'AKP, que certains experts expliquent par la crainte - alléguée pendant la campagne - d'une déstabilisation du pays si l'AKP devait ne pas l'emporter.

La mobilisation du peuple turc pendant ces élections a été particulièrement remarquable, avec des taux de participation qui ont atteint 85 %.

À la suite de l'attentat de Suruç, l'AKP a misé sur une stratégie sécuritaire, et sur sa domination des médias, notamment télévisuels, pour « gagner par le chaos », selon les termes de M. Ahmet Insel 24 ( * ) . Cette menace de chaos, qui, à court terme au moins, consolide le pouvoir, a toutefois une contrepartie, qui va, pour certains experts, jusqu'au risque d'une déstabilisation incontrôlée du régime. La situation intérieure s'est en effet dégradée à un tel point que certains estiment qu' « aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise » 25 ( * ) .

Le tournant autoritaire du régime ne date toutefois pas de 2015.

Depuis 2010, alors que l'islamisme de l'AKP semblait s'être muté en un conservatisme social, le parti au pouvoir semble se radicaliser, avec la marginalisation de la première génération de dirigeants AKP et le retour en force de ce que certains qualifient de « néo-ottomanisme ».

Plusieurs événements ont accéléré cette évolution.

En premier lieu, le mouvement contestataire, qui s'est exprimé lors des manifestations au sujet du parc de Gezi en 2013, peu après les « printemps arabes », ont inquiété le pouvoir turc : né de l'opposition à la transformation d'un lieu emblématique du centre d'Istanbul, ce mouvement a réuni divers courants contestataires (gauche radicale et libérale, mouvement néokémaliste, jeunes et société civile...) et cristallisé l'opposition à la politique de plus en plus conservatrice de l'AKP sur les plans social et culturel. Réprimées avec violence (7 morts), les manifestations ont pris fin après l'annulation du projet par un tribunal. Ces événements ont suscité des critiques de la part des gouvernements européens et des institutions de l'UE, mettant à mal l'image du pouvoir turc au plan international, jugé jusqu'à lors plutôt positivement.

En deuxième lieu, le pouvoir s'est senti mis en danger par le mouvement religieux de Fethullah Gülen (Hizmet), après la mise en cause de proches du pouvoir, dans des affaires de corruption. Il en a résulté de vastes mouvements dans la justice et la police, qui ont conduit à l'arrestation ou à la mutation de milliers de fonctionnaires (environ 15 000). Le pouvoir accuse le mouvement güleniste d'avoir infiltré les institutions et de fomenter un coup d'État. Cette rupture constitue un nouvel obstacle à la politique d'influence de la Turquie à l'étranger, où le mouvement de Fethullah Gülen, lui-même réfugié aux Etats-Unis, est très influent.

Le président Erdogan souhaite aujourd'hui réformer les institutions turques, dans le sens d'une présidentialisation. Cette volonté a été réaffirmée par le nouveau Premier ministre, Binali Yildirim, nommé en mai 2016, en remplacement de M. Ahmet Davutoglu. Dès 2007, le régime turc a amorcé un tournant plébiscitaire, faisant approuver par référendum l'élection du Président de la République au suffrage universel direct tous les 5 ans. Recep Tayyip Erdogan est devenu en 2014 le premier président de la République de Turquie, élu au suffrage universel direct (dès le premier tour). En 2010, un autre référendum a permis l'adoption de réformes, notamment dans le domaine judiciaire, approuvées par l'Union européenne, mais dénoncées par l'opposition turque comme accroissant la mainmise du pouvoir sur les institutions.

Pour faire aboutir son projet de régime présidentiel, le président Erdogan a besoin, d'après la constitution turque, du soutien des deux tiers des députés, avant de soumettre son projet au référendum. Dans la mesure où il ne lui manque que quelques voix pour parvenir à cette majorité des deux tiers, et où les sondages lui sont favorables, s'agissant du référendum, il n'a pas perdu l'espoir d'y parvenir, par exemple grâce à des élections législatives anticipées.

b) Des atteintes aux libertés publiques

Lors de leur mission en Turquie, vos rapporteurs ont été alertés sur la dérive autoritaire du pouvoir, se traduisant par une multiplication des atteintes aux libertés publiques, des atteintes à la séparation des pouvoirs, avec des pressions exercées sur la justice et sur le Parlement, et des atteintes à la liberté d'expression, notamment à l'encontre d'avocats, de journalistes et d'universitaires.

Ces atteintes sont décrites dans un récent rapport de la commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe, de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe 26 ( * ) . Ce rapport, s'inquiète, en particulier :

- d'une escalade de la violence dans les régions sud-est de la Turquie, qui s'accompagne d'« allégations sérieuses de violations des droits de l'homme » ;

- de la décision, adoptée le 20 mai 2016 par la Grande Assemblée nationale de Turquie, de lever l'immunité d'un grand nombre de parlementaires « en suspendant à titre provisoire l'article 83 (première phrase) de la Constitution, ce qui exclut l'examen au cas par cas des éléments de fond des affaires » ;

- de l'extension de l'usage de la notion de terrorisme, reprenant des propos du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe quant à « l'ampleur du recours à une notion extrêmement large du terrorisme pour punir des déclarations non violentes et la criminalisation du moindre message qui semble simplement coïncider avec des intérêts perçus comme étant ceux d'une organisation terroriste » » ;

- des poursuites engagées à l'encontre de journalistes d'investigation, et d'atteintes, plus généralement, à la liberté des médias ;

- d'atteintes au respect de la prééminence du droit et à l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Le 20 mai 2016, en effet, le Parlement turc a approuvé un projet de réforme dont l'effet est de permettre la levée de l'immunité des députés visés par des procédures judiciaires. Ce texte, adopté par 376 voix sur 550, a recueilli l'assentiment des députés AKP et des représentants du CHP (parti républicain du peuple). Il ouvre la voie à des levées d'immunités parlementaires contre 50 députés pro-kurdes HDP (Parti démocratique des peuples), dont les deux coprésidents du parti, MM. Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag. 138 députés, exposés à des poursuites judiciaires, seraient, au total, potentiellement concernés par ces levées d'immunités.

Cette réforme semble illustrer le retour à des pratiques anciennes. Déjà, en 1994, la Grande Assemblée nationale de Turquie avait voté la levée de l'immunité parlementaire de sept députés, arrêtés pour «participation à une organisation terroriste ». Par ailleurs, sept partis pro-kurdes ont été dissous entre 1993 et 2009.

2. Une polarisation des clivages au sein de la société turque

Ces évolutions s'accompagnent d'une polarisation des clivages ethniques, religieux et culturels de la société turque.

Alors que les clivages politiques tendaient à transcender progressivement les clivages ethniques, cette évolution s'est inversée. Des études montrent que la Turquie est l'un des pays au monde où la méfiance entre les individus en raison de leurs origines, croyances ou convictions présumées est la plus forte. La société turque est dominée par un sentiment général de défiance et une absence de culture du consensus.

Comme l'a souligné M. Ahmet Insel devant votre commission, la société turque est traversée par trois clivages majeurs :

- Un clivage ethnique, entre Turcs et Kurdes ;

- Un clivage religieux, entre Sunnites et Alévis (qui représentent environ 20 % de la population) ;

- Un clivage culturel, entre modernisme occidental et traditionalisme religieux.

Dans chacune de ces oppositions, Recep Tayyip Erdogan se place du côté de la majorité (turque, sunnite et traditionaliste) de la population. Le caractère passionnel de ces oppositions, et la peur de l'autre, empêcheraient ainsi l'opposition de parvenir au pouvoir, de façon structurelle. Ainsi, l'« autoritarisme bureaucratique d'en haut » rencontrerait une forme d' « autoritarisme populaire d'en bas » qui consolide le pouvoir en place 27 ( * ) .

D'après certains des interlocuteurs de vos rapporteurs, il n'est pas impossible, étant donné le climat qui règne en Turquie, que l'Europe doive faire face, demain, à une vague de réfugiés issus des minorités politiques, ethniques ou religieuses de Turquie.

3. Une économie émergente fragilisée

La Turquie a subi les effets de la crise financière de 2008, qui ont entraîné une récession en 2009. Toutefois, grâce à la solidité de son système bancaire, elle a connu un rapide retour à la croissance en 2010 (9,2 %) et 2011 (8,5 %). Le taux de croissance de la Turquie était alors le deuxième mondial, après celui de la Chine.

a) Des faiblesses structurelles

Quel est toutefois le bilan des trois décennies d'ouverture de l'économie turque, précédemment évoquées ? « Les performances demeurent mitigées. Souvent citée parmi les pays émergents, la Turquie comporte les caractéristiques d'un pays en passe d'achever les transformations structurelles pour accéder au rang d'une économie développée. L'une des manifestations du caractère inachevé du processus de développement est l'importance relative du secteur agricole ; en 2010, ce dernier, qui ne fournissait qu'un dixième du PIB continuait à occuper environ un quart de l'emploi. Il convient également de rappeler la pression exercée par la croissance démographique (...) accompagnée par les défis d'un processus d'urbanisation rapide (...). Ces observations attirent l'attention sur le caractère dual de l'économie turque, avec d'un côté un secteur compétitif qui a réussi à relever les défis de la mondialisation et, de l'autre, un secteur abrité de la concurrence internationale moins productif et à la traîne. » 28 ( * ) .

Du point de vue macroéconomique, la Turquie pâtit d'une épargne faible et d'un important déficit commercial, ce qui la rend vulnérable à la conjoncture internationale. Sa croissance est tirée par la demande intérieure, notamment le secteur de la construction, à défaut d'un régime de croissance fondé sur les exportations. Le tissu productif turc comporte de nombreuses micro-entreprises peu productives et un secteur informel probablement important, tandis que les entreprises compétitives au niveau mondial sont peu nombreuses. Les secteurs immobilier et financier semblent en proie à une bulle spéculative.

Les privatisations et délégations de services au secteur privé n'ont pas été accompagnées par un retrait de l'État, mais au contraire, par un interventionnisme accru. De grands projets (troisième aéroport d'Istanbul, troisième pont sur le Bosphore...) en sont le symbole. Le pouvoir est en mesure de remodeler des secteurs économiques (construction, logement...) grâce à la commande publique. Ainsi, le secteur du logement est sous l'emprise croissante de l'administration du logement collectif (TOKI), qui est devenues le plus important propriétaire foncier du pays et qui échappe à la réglementation des appels d'offres. Cette entreprise a acquis un rôle pivot dans le secteur de la construction. Elle a contribué à sa reconfiguration, en faisant émerger de nouveaux groupes. L'AKP a ainsi permis à de nombreux groupes sociaux de participer à la croissance économique. Ce système pourrait, à l'inverse, provoquer le mécontentement des groupes sociaux restés à l'écart. Des scandales ont révélé des pratiques de clientélisme et de corruption.

La Turquie connaît une situation sociale tendue, avec des grèves notamment dans le secteur automobile (usines Renault et Fiat de Bursa), et des tensions sociales, par exemple après l'accident de la mine de charbon de Soma, qui a fait plus de 300 morts.

Le gouvernement a décidé, pour 2016, une hausse de 30 % du salaire minimum, qui aura probablement des conséquences macro-économiques positives à terme. Malgré sa compensation partielle par l'État, cette mesure renchérit toutefois les coûts de production en Turquie et met en évidence une certaine instabilité juridique.

L'instabilité des règles de concurrence et des politiques publiques est le principal frein à l'investissement étranger en Turquie : « Les disparités observées quant au respect de la législation exacerbent la segmentation du secteur des entreprises et ont tendance à éroder la confiance. En conséquence, le développement des entreprises institutionnalisées se heurte à divers obstacles. (...) Tous ces facteurs entravent la croissance de la productivité et pérennisent une fracture sociale entre les travailleurs des différents segments du secteur des entreprises, en termes de niveaux de rémunération, de conditions de travail et de perspectives de développement du capital humain. Une confiance plus marquée dans un environnement d'affaires fondé sur le respect des règles pourrait favoriser une croissance plus rapide des entreprises issues de l'investissement direct étranger » 29 ( * ) .

b) Les effets négatifs de la situation régionale au plan économique

A ces faiblesses structurelles viennent s'ajouter les effets négatifs de la situation régionale, dont il est trop tôt pour mesurer l'ampleur.

Les responsables politiques turcs chiffrent le coût de l'accueil des réfugiés à 10 milliards de dollars depuis avril 2011, pour une population de réfugiés de 2,7 millions. Ce chiffrage ne repose toutefois pas sur une méthodologie publiée. Cette présence massive des réfugiés comporte certains effets positifs pour l'économie turque. Mais les coûts économiques et sociaux de cette situation sont élevés : tensions sur le marché du logement, risque d'effet d'éviction des travailleurs turcs et de hausse du taux de chômage. Ces effets sont difficiles à distinguer de ceux du conflit syrien, qui a un impact économique très négatif sur les échanges des régions de l'est de la Turquie avec les pays voisins.

La situation sécuritaire et les sanctions russes ont un impact sur le tourisme, qui représente environ 5 % du PIB. La Turquie est la sixième destination touristique mondiale, l'Allemagne, la Russie et le Royaume-Uni étant les trois premiers pays de provenance des visiteurs 30 ( * ) .

Les sanctions russes, dont les effets sur le tourisme sont d'ores et déjà visibles, remettent par ailleurs en cause les échanges et investissements bilatéraux. La Russie a ainsi suspendu les travaux de la construction de la centrale nucléaire d'Akkuyu, au sud de la Turquie, de même que le projet Turkish Stream, successeur de South Stream, qui doit faire de la Turquie un hub énergétique vers l'Europe.

La Turquie est contrainte de multiplier les initiatives pour trouver des sources d'approvisionnement gazier autres que la Russie, et donc d'améliorer ses relations avec l'Iran, l'Azerbaïdjan et Israël.


* 24 Audition figurant en annexe au présent rapport.

* 25 Audition de Mme Dorothée Schmid, en annexe au présent rapport.

* 26 « Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie », Rapport de la commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi), Corapporteurs: Mme Ingebjørg GODSKESEN, Norvège, Groupe des conservateurs européens, et Mme Nataa VUÈKOVIÆ, Serbie, Groupe socialiste (6 juin 2016).

* 27 Audition de M. Ahmet Insel (précitée).

* 28 « La Turquie, d'une révolution à l'autre ». Ali Kazangicil, Faruk Bilici, Deniz Akagül, Fayard/Pluriel, 2013.

* 29 Synthèse de l'étude économique de la Turquie 2014 (OCDE).

* 30 Source : Service économique régional d'Ankara (Direction général du Trésor).

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