B. ENTRE L'INCANTATION ET LE POINTILLISME, MÉCANISMES DE LA COMPLEXITÉ
L'exposé des motifs du projet de loi présente celui-ci comme un texte « qui opte pour la clarté, la simplicité et la stabilité des règles », une « loi d'incitation qui préfère lever les obstacles plutôt qu'alourdir des contraintes ».
La lecture du texte, tout au moins celle des dispositions applicables aux collectivités territoriales, donne au contraire l'impression d'une complexité peu maîtrisée impliquant immédiatement et plus encore à terme une hausse significative du niveau des contraintes de tous ordres pesant sur les collectivités territoriales.
On introduira l'analyse de l'écriture du projet de loi par quelques remarques sur la notion même de complexité.
1. Éléments pour analyser la complexité normative
Jean-Éric Schoettl, président adjoint de la section de l'intérieur du Conseil d'État, a analysé les principales causes et conséquences de « la loi équivoque » lors d'un colloque organisé par la commission des Lois du Sénat en juin 2014 8 ( * ) . Il a mentionné en particulier « la tendance à évoquer un objectif idéal sans vouloir ou pouvoir en cerner les voies et moyens.
Tendance produisant ces textes bavards d'autant plus difficiles à appliquer par l'administration et par le juge qu'ils instituent des obligations de résultat floues ou inaccessibles (voir notamment les deux décisions du Conseil constitutionnel du 7 décembre 2000, ou encore sa décision du 21 avril 2005, Avenir de l'école). Tendance à laquelle les lois de programmation auraient dû servir d'unique exutoire. Tendance liée à une culture politique nationale prompte à accorder à la loi une fonction propitiatoire, utilisant le « verbe législatif » pour dessiner un monde idéal, consommer une rupture, s'inscrire dans une fresque historique... plutôt que de se borner à poser les règles concrètes du vivre ensemble ».
Se rattachent à cette forme de complexité sans être nécessairement purement incantatoires les « énoncés qui, par maladresse ou par commodité tactique, présentent une portée incertaine ou une charge normative indéterminée (ce qui constitue une source majeure d'insécurité juridique, ainsi qu'une atteinte à la séparation des pouvoirs puisque, in fine , c'est le juge qui décidera du contenu de la loi) ». Ajoutons que derrière le flou normatif se profile la perspective d'une réglementation d'application constructiviste portant atteinte à la libre administration des collectivités territoriales comme à leurs finances dans une mesure difficile à préciser ex ante .
La règlementation d'application joue en effet un rôle majeur dans la création du « désordre normatif ». Jean-Éric Schoettl a relevé à cet égard la tendance de la loi à renvoyer au décret d'application ou à l'ordonnance, « avec des mandats toujours plus sophistiqués, voire alambiqués ». Le moment venu, remarquait-il à ce propos, « il faudra revoir les ambitions à la baisse et ne faire qu'un usage minimal et décevant d'une habilitation qui se voulait autrement prometteuse (...). Ce sera en effet à l'ordonnance ou au décret de mettre en oeuvre l'obligation de résultat instituée par le législateur, obligation dont la complète satisfaction se révélera selon les cas, trop compliquée, trop couteuse, voire carrément impossible ». Notons cependant que le pouvoir réglementaire n'est pas nécessairement dissuadé par la complexité, par le coût ou par l'impossibilité.
Ces tendances sont présentes sous deux formes principales dans le projet de loi.
2. La tentation de donner à l'idéal une expression juridique
Le projet de loi comporte de nombreuses illustrations du penchant qui consiste à confondre l'action avec l'incantation, dessinant le monde idéal de la transition énergétique sans parvenir à dégager clairement son chemin d'accès juridique.
Le titre I er , tout entier consacré à la définition des objectifs de la politique énergétique, est emblématique de cette tentation de donner à l'idéal une expression juridique. À sa lecture, comme à celle des nombreuses dispositions du même ordre spécifiquement applicables aux collectivités territoriales, on ne peut que se reporter aux solutions que Jean-Éric Schoettl avançait à titre de médication lors du colloque précité : « éviter d'utiliser la loi lorsque d'autres méthodes sont possibles (action des autorités décentralisées ou déconcentrées, police administrative, contrat, droit souple, règlement...) ; quitte à légiférer, proportionner le contenu des mesures à l'objectif recherché (...) ; compter sur les navettes successives pour améliorer le texte ; avoir le souci permanent des conséquences, de la faisabilité et des effets collatéraux ou différés ».
Plusieurs propositions de simplification de votre délégation s'inspirent de cet éclairage. Votre délégation insiste en particulier sur la nécessité de proportionner le contenu des mesures à l'objectif recherché, la recherche de l'idéal prenant volontiers, dans ce texte comme dans beaucoup d'autres, la forme d'une accumulation de contraintes excessives et de moyens indisponibles.
3. La solution de l'empilement normatif
L'appel à la vertu propitiatoire de la loi est souvent lié à la difficulté de traduire les objectifs recherchés en commandements aisément applicables. Il en est de la transition énergétique comme de la croissance économique et de la réduction du chômage : 50 millions de décideurs sont d'accord sur l'objectif mais en profond désaccord sur la façon d'y parvenir et surtout celle d'y contribuer. La majesté des grands énoncés, certes bien étrangère dans le projet de loi à l' imperatoria brevitas de la tradition jurisprudentielle administrative, se juxtapose alors à l'éparpillement lilliputien des dispositifs. Par ailleurs, dans un domaine où il ne s'agit pas tant d'innover que de relancer, de créer un régime juridique que de renforcer à la marge les dispositifs existants, les projets de loi sont essentiellement modificatifs. L'emphase procède alors de la recherche d'une lisibilité politique que les dispositions authentiquement normatives de la loi garantissent peu ou pas. Justice ayant été rendue à la majesté des principes et des objectifs, il n'est que plus tentant, pour les rédacteurs des projets de loi, de se livrer à un empilement normatif souvent abscons, parfois incohérent, dont les dispositions d'application auxquelles il est largement fait appel, comme on a vu ci-dessus, renforceront encore, dans un second temps, la complexité et le coût.
* 8 « L'écriture de la loi », colloque organisé par la commission des Lois du Sénat et l'Association française de droit constitutionnel. http://www.senat.fr/notice-rapport/2013/ecriture_loi-notice.html