C. LES ATOUTS ET LES FAIBLESSES DU GROENLAND DANS CE CONTEXTE

Ramené au nombre d'habitants, le produit intérieur brut du Groenland est aujourd'hui à peu près similaire à la moyenne européenne - très en-deçà du PIB danois mais au premier rang des Pays et Territoires d'Outre-Mer. L'Indice de Développement Humain y est élevé, le taux moyen d'alphabétisation est de 100 % et l'espérance de vie de 73,5 ans pour les femmes et de 68,7 ans pour les hommes. Le taux de natalité, quant à lui, atteint 1,98 enfant par femme, derrière les Îles Féroé mais devant l'ensemble des pays nordiques européens (Norvège et Islande compris).

Si l'on devait s'arrêter à ces données statistiques économiques et sociales très générales pour caractériser l'état du Groenland, celui-ci ferait ainsi figure de pays relativement riche. La situation n'est cependant pas aussi simple qu'il n'y paraît à première vue. D'abord, en raison du poids relatif du Groenland et de ses 56 000 habitants par rapport aux autres pays arctiques et aux puissances étrangères s'intéressant aux questions polaires. Ensuite par rapport aux faiblesses bien réelles de son économie et de sa société - quand bien même le territoire ne manque évidemment pas d'atouts.

1. Les atouts : de la pêche aux rêves miniers

La pêche constitue - et de très loin - le principal secteur économique de l'île.

L'activité a connu par le passé de très lourdes difficultés, qui ont durement frappé l'économie et l'emploi au Groenland. Elle a connu depuis un regain de force, notamment en raison des dérèglements climatiques actuellement en cours, des modifications des courants océaniques, et donc de l'évolution des stocks halieutiques présents dans les eaux du pays ; à tel point que le solde positif enregistré par le Groenland en matière de commerce extérieur (50,1 millions d'euros en 2013) s'explique presque exclusivement par les produits de la pêche, lesquels représentent près de 90 % du total des exportations. L'Europe, la Russie et l'Asie - notamment le Japon - en sont les principaux destinataires.

Les prises concernent aujourd'hui principalement la crevette, le flétan, la morue et le lump ; mais d'autres pêches encore expérimentales pourraient se développer rapidement, comme dans le cas du maquereau, de plus en plus présent dans les eaux islandaises et à proximité des côtes du Groenland. La moitié des prises part directement à l'export, la seconde est transformée au Groenland même, à terre, afin de garantir un certain nombre d'emplois.

S'il n'existe pas réellement de statistiques relatives au nombre de pêcheurs au Groenland, on sait en effet que le nouveau dynamisme du secteur n'a pas autant profité à la population que cette dernière aurait pu l'espérer, en raison de la modernisation de la flotte (traduite par l'introduction de navires plus importants, plus mécanisés et nécessitant moins d'hommes à la manoeuvre) et de l'installation d'usines de traitement à l'étranger.

On remarquera que ce secteur stratégique, qui constitue également la principale aire de coopération avec l'Union européenne, est géré au niveau gouvernemental par une équipe des plus réduites : seules neuf personnes travaillent sur la question au sein du ministère de la pêche, de la chasse et de l'agriculture.

Les perspectives extractives attisent les convoitises.

Les ressources minérales et les hydrocarbures constituent l'autre grande richesse naturelle du Groenland - richesse non encore utilisée mais dont le réchauffement climatique facilite l'éventuelle exploitation. Surtout la compétence en la matière a été transférée du Danemark au Groenland à l'occasion de l'adoption de l'Autonomie renforcée en 2009.

On trouve dans les eaux et le sous-sol groenlandais du pétrole, du gaz, ainsi que des minéraux et métaux aussi variés que le fer, le plomb, le zinc, le nickel, l'or, le platine ou encore des diamants et des rubis. C'est également au Groenland, dans le sud de l'île, qu'a été découvert ce qui semble être un gisement particulièrement important de terres rares ; l'île en recèlerait même 12 à 25 % des réserves mondiales !

L'uranium est également présent . Sa possible exploitation a même été l'objet de l'une des plus vives controverses des dernières années, lorsque le Gouvernement d'Aleqa Hammond a décidé à l'automne 2013, avec une seule voix de majorité au sein de son Parlement, d'en finir avec la « tolérance zéro » vis-à-vis de ce minerai (laquelle était en place depuis 1988). Une décision qui continue à faire débat aujourd'hui.

Il faut dire que le potentiel d'exploitation des minéraux et des hydrocarbures se trouve depuis plusieurs années au centre de la stratégie de diversification de l'économie des gouvernements successifs, tout particulièrement de l'équipe sortante conduite par Aleqa Hammond. Ainsi le nombre de licences accordées en vue d'opérations de prospection est passé de 19 en 2001 à 75 en 2011 (le rythme a toutefois diminué depuis, comme on le verra plus loin).

De même, une stratégie pour le pétrole et les minéraux pour les années 2014-2018 a été rendue publique en mai dernier . Le document précise des objectifs à court et moyen terme quant à la délivrance de nouvelles licences d'exploration pour les hydrocarbures (tant onshore , par exemple dans la baie de Disco, qu' offshore , par exemple dans la Baie de Baffin et le Détroit de Davis) et pour les minéraux (exploration pour le zinc au nord du 81 e parallèle, uranium, terres rares, fer et cuivre notamment). Il indique les modèles de taxation et de participation envisagés par le Gouvernement, et met en avant les efforts à réaliser en termes de protection de l'environnement et de formation.

D'ici 2018, le gouvernement d'Aleqa Hammond espérait l'ouverture de trois à cinq mines et le lancement de plusieurs forages pétroliers et gaziers ; s'appuyant sur les calculs du cabinet d'audit PwC, il estimait que le secteur minier pourrait engendrer 1 500 créations d'emplois et des revenus de plus de 30 milliards de couronnes danoises (un peu plus de 4 milliards d'euros) sur quinze ans, tandis que l'ouverture de grands champs pétrolifères devaient permettre d'accumuler plus de 435 milliards de couronnes (plus de 58 milliards d'euros) en quarante ans.

Les énergies renouvelables et le tourisme, facteurs de développement encore en devenir ?

Si les soixante personnes oeuvrant au ministère de l'industrie et des ressources minérales travaillent essentiellement sur les questions minières, deux autres secteurs d'activité dépendant du même ministère pourraient à l'avenir connaître un développement soutenu : les énergies renouvelables et le tourisme.

De par sa situation géographique, le Groenland dispose en effet d'un important potentiel hydroélectrique , aujourd'hui relativement peu exploité même si la tendance est à une nette augmentation. L'hydroélectricité représente l'essentiel de la production électrique locale mais n'apparaît qu'en deuxième position en matière de consommation énergétique, loin derrière le gaz et le pétrole.

S'agissant du tourisme , l'ancien ministre de l'industrie et des ressources minérales, Jens-Erik Kirkegaard estime qu'environ 35 000 voyageurs se rendent chaque année au Groenland par la voie aérienne, tandis que 20 000 personnes emprunteraient la voie maritime (étant entendu qu'il n'existe pas à ce jour de liaison maritime régulière pour passagers en provenance de l'étranger : il s'agit de bateaux de tourisme). Selon Statistics Greenland , sur 214 012 nuitées enregistrées en 2013 (chiffre en hausse par rapport à 2011 mais nettement inférieur aux années 2007-2009), 115 724 concernaient des déplacements effectués à l'intérieur du Groenland par les Groenlandais eux-mêmes, et 55 072 par des Danois. Viennent ensuite les visiteurs en provenance des États-Unis (plus de 10 000 nuitées), l'Allemagne (plus de 5 600) et des autres pays nordiques (la Norvège, la Suède et l'Islande représentent à elles trois 6 000 nuitées). Cette même année, 1 763 nuitées ont été le fait de touristes originaires de France.

Il convient de noter que le tourisme souffre encore de prix élevés pour se rendre au Groenland et avoir un séjour sur place - sans oublier l'enclavement du pays et de certaines de ses localités, particulièrement durant les longs mois d'hiver. Le potentiel du secteur n'en paraît pas moins tout à fait intéressant, ne serait-ce qu'en raison du caractère bien souvent unique - ou quasi unique au monde - de ses paysages et des expériences que ceux-ci peuvent offrir. Le pays est d'ailleurs conscient de ce potentiel et tente, notamment via son agence Visit Greenland , d'attirer de nouveaux visiteurs et de développer l'activité tout au long de l'année, en dépit des conditions météorologiques et climatiques bien particulières. L'accent est notamment mis sur les « Cinq grandes activités arctiques » que sont les traîneaux à chiens, les aurores boréales, les paysages de glace et de neige, la culture inuit et sa modernité ainsi que la rencontre avec les baleines, phoques ou ours blancs.

2. Des faiblesses encore considérables

S'il ne fait donc aucun doute que le Groenland dispose de réels atouts en vue du développement et de la diversification de son économie, il n'en est pas moins vrai que le pays souffre de faiblesses parfois considérables - surtout si la perspective d'une indépendance à relativement court terme devait rester un objectif du prochain gouvernement. L'enclavement du pays, déjà évoqué, le manque d'infrastructures ou encore la faiblesse des élites en sont sans doute les exemples les plus frappants.


Kangerlussuaq, seul aéroport « international » d'importance

Le Groenland, on l'a dit, ne bénéficie d'aucune liaison maritime régulière au profit du transport de passagers en provenance ou à destination de l'étranger. Même le transport aérien, principal lien entre les villes groenlandaises, ne comporte qu'une seule ligne internationale d'importance : celle qui relie plusieurs fois par semaine Copenhague à Kangerlussuaq, le principal aéroport de l'île. Kangerlussuaq dispose à ce jour de l'une des deux seules pistes civiles du Groenland aptes à accueillir l'Airbus A 330-200 de la compagnie publique Air Greenland 6 ( * ) , avion disposant de 278 sièges ; il faut dire que Kangerlussuaq était depuis sa fondation en 1941 et jusqu'en 1992 une base militaire américaine 7 ( * ) . Il faut bien avoir à l'esprit que cet aéroport - où il n'existait pas d'installation humaine avant l'arrivée de l'US Air Force - est en réalité particulièrement isolé des zones habitées (la population de l'endroit ne compte que quelques centaines de personnes : essentiellement les employés et leurs familles).

Faute d'un réseau routier, on ne peut quitter Kangerlussuaq pour rejoindre la capitale Nuuk, Ilulissat, ou encore Sisimiut (pour ne mentionner que trois villes de l'ouest du Groenland) que par la voie des airs, principalement à bord de l'un des petits avions et des hélicoptères qui complètent la flotte d'Air Greenland (notamment neuf Dash 7 ou 8 d'une capacité de 37 à 50 sièges). Encore faut-il souligner que plusieurs liaisons aériennes intérieures le sont à titre d'équilibre du territoire, sans tenir compte de la rentabilité économique.

C'est sans doute aussi en raison de l'absence de rentabilité économique qu'il n'existe pour l'heure quasiment aucune liaison internationale outre les vols en provenance et à destination de Copenhague
- à l'exception de quelques vols, parfois saisonniers, vers et depuis l'Islande et le Nunavut au Canada. Cette dernière ligne ayant été mise en place dans le cadre d'une coopération avec le gouvernement local de ce territoire inuit, son maintien dépend en grande partie des subventions allouées.

Ajoutons que les conditions météorologiques et climatiques ne sont évidemment pas sans poser des problèmes récurrents en ce qui concerne la qualité et la régularité des vols.


Des infrastructures limitées

Au total, le territoire groenlandais - dont la superficie représente, rappelons-le, la moitié de l'Europe - ne dispose d' aucune voie ferrée , faute de terrain praticable. Il n'existe pas non plus de réseau routier qui permettrait de lier les villes et villages entre eux. Les infrastructures de transport - mais aussi industrielles ou encore touristiques - se retrouvent ainsi concentrées autour de 16 villes portuaires, de 34 villages comportant de petits ports, ainsi que de 14 aéroports, 7 héliports et 37 hélistops.

Il existe de nombreux projets en discussion ou en cours de réalisation afin d'améliorer ces équipements ou d'en augmenter la capacité : agrandissement du port de Nuuk, notamment en vue du développement de nouvelles pêcheries ou de nouvelles liaisons maritimes (cabotage, fret) ; construction d'un nouvel aéroport dans le sud du pays et agrandissement de celui d'Ilulissat (principale destination touristique) ; construction d'hôtels répondant aux standards internationaux notamment.

Des investissements lourds sont indispensables au développement et à la diversification de l'économie mais ils se heurtent à la fois aux difficultés économiques et sociales actuelles du pays (et au manque de moyens financiers qui les accompagnent), aux difficultés techniques liées aux climats arctiques et subarctiques, par ailleurs en plein bouleversement, ainsi qu'aux intérêts contraires qui peuvent animer tel ou tel secteur d'activité
- l'industrie risquant par exemple de mettre à mal les espaces propices au tourisme ou à la pêche, et la hausse générale des activités s'accompagnant d'un risque environnemental accru, sans même parler de leurs effets sur les changements climatiques au niveau global.


Des élites insuffisantes ?

Dernier élément de faiblesse, enfin, que l'on pourra souligner à ce stade : la difficulté du pays à se doter d'élites suffisamment nombreuses, diversifiées et compétentes pour prendre en charge l'ensemble des défis et des attentes, parfois contradictoires, de la société - entre défense d'une identité culturelle originale et adaptation du pays à la mondialisation.

Il y a plusieurs raisons à cela. Comme on le verra plus loin, l'offre de formation disponible dans le pays est relativement restreinte. Beaucoup de jeunes quittent le Groenland au cours de leurs études ou au début de leur vie professionnelle. Par ailleurs, l'obligation de parler groenlandais pour occuper certains postes restreignent de fait le nombre de candidats danois ou étrangers qui seraient susceptibles d'y postuler.

Parmi les conséquences de ce « déficit » en ressources humaines, on pourra notamment remarquer que les secrétaires d'État, hauts fonctionnaires travaillant au côté des ministres, sont pour certains d'une remarquable longévité. L'élite politique, pour ne citer qu'elle, est de taille particulièrement restreinte : on ne compte par exemple que quatre maires et trente-et-un parlementaires, dont deux siègent également au sein du Parlement danois (on ne s'étonnera pas qu'ils figurent souvent parmi les responsables politiques les plus influents). Si ces chiffres sont à relativiser en raison du petit nombre total de Groenlandais, ils montrent une fragilité supplémentaire qui peut également se traduire de manière plus concrète, avec la défiance que peut ressentir la population vis-à-vis de sa classe dirigeante. Au-delà, c'est l'ensemble de la société groenlandaise qui paraît à certains égards fracturée, les problèmes économiques et sociaux pouvant y prendre des dimensions considérables.


* 6 Air Greenland est quasiment la seule compagnie opérant au Groenland ; est également présente l'entreprise islandaise Air Island.

* 7 Narsarsuaq, aéroport du sud du pays où se situe l'autre piste civile suffisamment importante pour accueillir un A 330, a également été construit par les Américains en 1941 : cette base-ci a été rendue au Danemark dès 1958 avant d'être ouverte en tant qu'aéroport civil en 1960.

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