CHAPITRE 4 : UNE STRATÉGIE DONT LA PÉRENNITÉ N'EST PAS TOTALEMENT ASSURÉE

La définition d'une stratégie engage pour le moyen et le long terme . Les décisions prises aujourd'hui, notamment celles qui engagent des réorganisations de structures, des acquisitions d'équipements, le lancement de programmes de recherche ne commenceront à porter des effets que dans quelques années, mais elles imprimeront leurs marques et conditionneront la politique étrangère et de défense. C'est ce que l'on appelle l'effet d'inertie.

Pour autant, les États-Unis ont montré dans l'histoire une formidable capacité d'adaptation qui leur a permis de faire évoluer très rapidement leur posture et leurs outils pour répondre à des situations imprévisibles, non prévues ou sous-estimées.

Il n'est donc pas vain de s'interroger sur la pérennité de la stratégie de l'interventionnisme limité, d'autant qu'elle fait l'objet de vives critiques dans les médias, dans les think tanks et au Congrès qui la jugent faible, et que l'évolution des déterminants internes peut donner des marges de manoeuvre supplémentaires pour une politique plus ambitieuse. À partir de ces éléments et avec toute l'incertitude qui pèse sur l'exercice de la prospective, quelques directions, quelques axes pour le futur, pourront être esquissés.

I. LES RISQUES DE L'INTERVENTIONNISME LIMITÉ

Sur le plan interne, la gestion des crises par le Président Obama suscite de fortes critiques . Emblématique d'une politique étrangère jugée « faible », celle-ci aurait envoyé les mauvais signaux aux adversaires et inquiété les alliés.

Quand bien même est-elle en phase avec l'état de l'opinion publique, la stratégie du Président est perçue d'emblée comme l'expression d'une réticence à l'intervention et à l'emploi de la force mais aussi comme l'acceptation de contraintes à la puissance ce qui constitue une inflexion sensible de la tradition politique américaine.

Dès lors, elle alimente la rhétorique sur le thème du déclin des États-Unis sur la scène internationale qui est reprise par les adversaires du Président, au premier chef les « unilatéralistes » et les « néo-conservateurs » qui estiment que le Président abaisse le statut des États-Unis.

Cette perception est renforcée par les actions qui laissent une impression d'indécision, de flottement dans la conduite de la politique étrangère américaine . Elle fait douter de la capacité des États-Unis à faire respecter un ordre international reposant sur un minimum de normes » 189 ( * ) . Les exemples sont nombreux d'atermoiements et d'hésitations, qui systématiquement conduisent au choix de la solution la moins engageante dans l'emploi de la force (Syrie, Ukraine...) et qui viennent accréditer l'impression d'un Président et d'un pays « peu enclins à faire preuve de leadership ».

L'impression de flou est aussi la traduction des difficultés du Président à faire prévaloir son point de vue au Congrès , ce qui constitue un frein au déploiement de sa politique et un risque de contradiction dans ses engagements vis-à-vis des partenaires étrangers : menace de vote de sanctions additionnelles sur l'Iran (jusque-là écartée), réticence de l'aile démocrate à adopter la Trade Promotion Authority pour les accords de libre-échange.

Entre les champs du souhaitable, brillamment exprimés dans les discours du Président et les champs du possible, ceux que traduisent la mise en oeuvre souvent chaotique des décisions ou bien souvent l'indécision, se dressent la complexité du monde et la place de l'inattendu.

L'agenda international des États-Unis est en partie dicté par l'extérieur et place les dirigeants dans une situation de réactivité.

Plusieurs exemples dans l'actualité récente le démontrent.

Dans la gestion de la crise syrienne, après l'emploi des armes chimiques, le Président a examiné l'option militaire qui paraissait s'imposer comme l'issue logique, ayant établi des « lignes rouges ». L'initiative russe d'un démantèlement contrôlé des stocks de gaz syrien a offert l'opportunité d'une voie différente, mais peut-être au prix d'un affaiblissement de l'image des États-Unis : envoi d'un signal à la Russie, déception des alliés prêts à accompagner l'intervention armée, absence d'effet sur la résolution de la crise syrienne, voire doute instillé sur la réalité du soutien des États-Unis, déjà faible, à l'opposition au régime.

Dans la gestion de la crise ukrainienne, la capacité de la Russie à orchestrer la revendication de la majorité de la population russophone de Crimée comme l'intervention de « forces non identifiées » pour neutraliser les forces fidèles au gouvernement ukrainien et permettre l'organisation du referendum au terme duquel la demande de rattachement à la Russie a été formulée, ont surpris les États-Unis et leurs alliés européens qui n'ont pu réagir que par l'imposition de sanctions dont les effets ne pourront se mesurer qu'à terme. Dans le court terme, la situation de déstabilisation des régions de l'est de l'Ukraine se poursuit. Les pays de l'ex-Union soviétique et plus particulièrement ceux qui aspirent à se rapprocher du modèle européen ainsi que ceux dont une partie de la population est d'origine russe s'inquiètent de la capacité des États-Unis à freiner une tentative de déstabilisation. Les alliés de l'Europe de l'est, voisins de la Russie, demandent des mesures de réassurance plus tangibles... Des doutes seraient aussi apparus chez les alliés des États-Unis en Asie.

Dans la gestion du dossier nucléaire iranien, les États-Unis et les partenaires de l'EU3+3 ont saisi l'opportunité du changement de gouvernement en Iran et de l'attitude plus ouverte du Premier ministre Rouhani, pour ouvrir des négociations qui ont franchi une première étape avec la conclusion d'un accord intérimaire. Les sanctions drastiques imposées à l'Iran par la communauté internationale ont pleinement opéré dans la durée et le spectre d'une intervention armée, régulièrement mis en avant par Israël qui se sent directement menacée, s'est éloigné. Néanmoins, les négociations ne sont pas achevées et d'aucuns craignent que les États-Unis hésitent à aller à l'épreuve de force préférant conclure trop rapidement un accord n'offrant que des garanties limitées.

La gestion prudente et la retenue observée auraient eu de façon rationnelle ou non des effets en cascade, suscité des prises de risques chez les adversaires ou concurrents, et des inquiétudes réelles ou feintes chez les alliés et partenaires qu'il appartient maintenant aux États-Unis de dissiper. Les initiatives prises récemment par le Président lors du sommet sur la sécurité nucléaire de La Haye 190 ( * ) et du sommet Union européenne-États-Unis 191 ( * ) , notamment la revalorisation du rôle de l'OTAN, et lors de sa tournée asiatique 192 ( * ) visent à rassurer leurs alliés. Elles sont marquées par le besoin de redresser cette perception, autant sur la scène politique domestique que sur la scène internationale.

On mesure la difficulté de l'exercice qu'entraîne une évolution aussi importante de la posture stratégique de la première puissance mondiale en contrepoint de la posture de l'équipe précédente, de la tentation qu'elle suscite chez les adversaires et concurrents d'en tester la teneur et les limites, de l'inquiétude qu'elle crée chez des alliés . Les relations internationales reposent sur la confiance et sur la connaissance du partenaire et de l'adversaire, sur un certain conservatisme en somme. Déplacer les repères a toujours un effet perturbateur.

Cette situation peut avoir en retour pour conséquence une certaine incapacité à réaliser véritablement les objectifs stratégiques. Le retour de l'instabilité au Moyen-Orient et les inquiétudes en Europe suite à la crise ukrainienne peuvent obliger les États-Unis à maintenir des dispositifs plus importants que prévus dans ces régions et donc réduire la portée du pivot annoncé vers l'Asie-Pacifique. De même, au sein de cet ensemble, la redistribution de l'investissement entre l'Asie du nord-est et l'Asie du sud-est doit pouvoir répondre aux craintes des alliés japonais et coréens.


* 189 Alain Frachon « Obama et le facteur «mauviette " » - Le Monde, 2 mai 2014

* 190 Les 24 et 25 mars 2014.

* 191 Le 26 mars 2014 à Bruxelles.

* 192 Du 22 au 29 avril 2014.

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