B. L'EXPOSITION AUX « SÉQUESTRATIONS »
En effet, à moins que le Congrès n'agisse, les coupes annuelles prévues par la mise sous séquestre reprendront à l'exercice 2016. Dans cette hypothèse, le département ne sera pas en mesure d'adapter la taille et la forme de la force interarmées selon le modèle envisagé.
Les difficultés en matière de disponibilité opérationnelle du département de la Défense, particulièrement à court terme, « réduiraient nettement les capa c ités » des forces « à mener des activités en régime permanent et à répondre rapidement à une crise 183 ( * ) . ».
Et le département de mettre en garde le Congrès de façon explicite : « Si cette question n'est pas réglée, la poursuite des coupes budgétaires dues à une mise sous séquestre aura une profonde incidence sur ce que les forces armées des États-Unis pourront ou ne pourront pas faire au cours des dix prochaines années. Le peuple américain serait alors contraint d'accepter que le niveau de risque des opérations militaires augmente sensiblement. Nos forces armées seraient déséquilibrées et, à terme, insuffisantes pour répondre pleinement aux exigences de notre stratégie, ce qui déboucherait, en cas de conflit, sur un risque accru de guerres plus longues et potentiellement plus meurtrières pour les États-Unis, nos alliés et nos partenaires. À terme, une dotation en moyens plafonnée continuellement à cause de la mise sous séquestre enhardirait probablement nos adversaires et saperait la confiance de nos alliés et partenaires, ce qui aboutirait à un environnement de sécurité encore plus difficile que celui auquel nous faisons déjà face. »
Cette prévision inquiétante est sans doute en partie à relativiser car elle procède d'une stratégie de lobbying du département de la Défense pour la préservation de ses crédits, il n'en demeure pas moins que les réductions drastiques et surtout non programmées sont déstabilisatrices pour un outil essentiel à la préservation des équilibres mondiaux.
C. DES MARGES DE MANOEUVRE ÉTROITES
Le département de la Défense reconnait qu'il existe des marges de manoeuvre, mais déplore que des rigidités du Congrès ne lui permettent pas de les utiliser pleinement : difficultés à fermer des infrastructures de défense 184 ( * ) et à inciter les industriels à réduire leurs coûts en fermant des unités de production, difficultés à remettre en cause les systèmes de rémunération et d'aide sociale 185 ( * ) . En effet, ces mesures ont un fort impact en termes d'aménagement du territoire, d'emploi et dans le domaine social. À défaut, les réductions de crédits porteront sur les ressources destinées à sa capacité de mettre en service la future force interarmées et pourront avoir des conséquences sur le secteur des industries de défense.
1. La difficulté à toucher aux dépenses de personnels
De fait, les dispositions du Budget Control Act de 2011 ont un effet très perturbant dans la mise en oeuvre de la modernisation de l'outil de défense car elles réduisent la flexibilité du département de la Défense. En effet, les plafonds budgétaires et les compressions automatiques s'appliquent de manière indiscriminée à l'ensemble des autorisations budgétaires à l'exception de celles destinées aux effectifs (solde, programmes sociaux réservés aux militaires d'active et aux retraités ainsi qu'à leurs familles). Or, cette catégorie de dépenses mobilise une part de plus en plus importante du budget de la défense et le département souhaiterait pouvoir la réduire pour gérer la décroissance. Le caractère très sensible sur le plan politique interne de telles décisions portant sur la rémunération et les avantages sociaux des militaires rend difficile l'obtention des autorisations nécessaires du Congrès. Toutes les demandes présidentielles visant à limiter les hausses annuelles des soldes ou à augmenter les primes d'assurances maladies ont été rejetées par le Congrès depuis 2010.
2. Des arbitrages difficiles entre disponibilité opérationnelle et équipements
La diminution de ressources disponibles et l'impossibilité de les répartir en fonction des priorités provoquent deux phénomènes. Le premier est d'amener les décideurs à puiser dans les fonds mis en réserve pour le financement de programmes d'investissement autorisés mais qui n'ont pas encore été démarrés, ce qui posera à terme celui de leur financement. Le second est l'inquiétude croissante soulevée par l'impact sur le noyau industriel de la défense de la trajectoire d'acquisition et de la R&D face à l'effet ciseau créé par les mécanismes du Budget Control Act et la stratégie de gestion mise en oeuvre pour gérer les urgences. Cette dynamique affecterait les dimensions capacitaires, mais pourrait provoquer une onde de choc sur le secteur industriel, la quasi-totalité des projets de R&D et d'acquisition étant confiée à l'entreprise privée.
Cela contraint le département de la Défense à des arbitrages délicats entre les composantes majeures de son budget, à savoir les dépenses courantes et les investissements.
La compression des dépenses courantes affecte la disponibilité opérationnelle en réduisant les effectifs et les entraînements dans un contexte où l'on attend de l'outil de défense une réactivité et une efficacité fortes. Cette préoccupation que partagent les parlementaires permettra probablement au département d'obtenir quelques assouplissements.
De l'autre, les capacités permettent de préparer l'avenir et donc de mobiliser les moyens nécessaires pour disposer des outils indispensables pour faire face aux conflits de demain. À cette fin, le département essaie de maintenir les financements alloués aux acquisitions, et notamment de protéger une poignée de programmes majeurs qui doivent entrer en production entre 2015 et 2025 et sont destinés à appuyer la stratégie de repositionnement, particulièrement le rééquilibrage vers l'Asie. Dans le domaine de la R&D, l'adoption d'une trajectoire baissière a surpris car le maintien de la supériorité technologique militaire pour assurer la sécurité nationale constitue un invariant de la pensée stratégique et bénéficie d'un consensus dans la société américaine. Les activités amont (recherche fondamentale, recherche appliquée et développement de technologies avancées) devraient être préservées afin de préparer une nouvelle génération d'armement comprenant des technologies de rupture notamment dans le cadre de AirSea Battle .
Le Bipartisan Budget Act a permis un léger allègement du séquestre budgétaire dans l'immédiat. Mais à moins que le Congrès n'agisse, les coupes annuelles prévues par la mise sous séquestre reprendront à l'exercice 2016. Il a, de surcroît, autorisé le Pentagone à ventiler la somme globale allouée avec plus de liberté, ce qui redonne des marges de manoeuvre pour la mise en oeuvre de la transition.
3. Des conséquences pour les industries de défense que le département s'efforce de réduire
Cette nouvelle période aura immanquablement des conséquences sur le secteur des industries de défense affecté significativement par la baisse des investissements. L'État et le secteur industriel convergent sur les moyens à mettre en oeuvre pour modérer cet impact.
a) En facilitant les exportations
Pour Aude-Emmanuelle Fleurant 186 ( * ) , la première conséquence est le choix de pousser la part des recettes d'exportation dans les chiffres d'affaires des entreprises pour compenser le rétrécissement du marché domestique. L'ancrage national et la part relativement faible de ces ventes à l'étranger ne doit pas occulter le fait que les États-Unis sont le premier exportateur mondial d'armement avec un volume de 8,7 milliards de dollars (et une part de marché de 30 % sur la période 2008-2012). Les intérêts politiques et commerciaux coïncident largement car les potentialités d'exportation se situent dans des zones devenues prioritaires en matière de politique étrangères, notamment en Asie. Le département d'État y voit donc une façon de faire progresser les intérêts nationaux (voir supra p. 53). Ils seront nécessairement concurrencés par les industriels européens confrontés aux mêmes problèmes de resserrement des budgets nationaux d'équipement.
(1) La réforme des règles ITAR
Ces constats ont conduit à lancer une réforme importante des règles encadrant les exportations de matériels de guerre (International Traffic in Arms Regulations, ITAR), qui datent des années 1970, et qui étaient considérées comme les plus contraignantes du monde.
Le but affiché des changements proposés est de « recentrer l'effort de contrôle sur les technologies considérées comme étant au coeur de l'avantage militaire du pays, et de dérèglementer une partie de celles qui sont aujourd'hui devenues banales en les soustrayant des listes de contrôle ou en allégeant les restrictions quant à leur transfert. Réclamée par l'industrie depuis les années 1980, cette réforme rationalise et assouplit également le processus de demande de licence, ce qui accélère leur obtention et permet aux entreprises d'engager la transaction plus rapidement ».
(2) Le programme DEF
Le second volet est la mise sur pied du programme « Defense Exportability Features » (DEF) qui a pour objectif de promouvoir les ventes de matériels à l'étranger en vue de « renforcer les capacités des partenaires » tout en protégeant les technologies non transférables au pays client 187 ( * ) ..
(3) Le programme FMS
La politique d'exportation passe également par l'efficacité du programme « ventes militaires à l'étranger » ( Foreign Military Sales Program ), piloté par le département d'État et celui de la Défense. Ce programme a pour but de promouvoir les intérêts sécuritaires américains dans plusieurs régions.
(4) Les accords bilatéraux de défense
Elle prend également appui sur l'effort plus soutenu de négociation d'ententes bilatérales avec des États situés dans les zones jugées prioritaires en matière de défense. Historiquement ces accords ont été conclus avec des pays alliés, entremêlant formation et exercices communs, transferts d'armes, aide et assistance militaire. On observe aujourd'hui une certaine volonté de moduler ou de graduer ces relations selon les pays. « Par exemple, les relations avec le Royaume-Uni et l'Australie, déjà importantes, se sont nettement approfondies au cours des dernières années, avec des traites bilatéraux de facilitation d'échange de biens de défense. De son côté, l'Inde fait l'objet, depuis 2005, d'un traitement particulier via la Defense Trade Initiative , qui mène aujourd'hui les gouvernements des deux pays à envisager des programmes communs de développement. Enfin, on note une certaine hyperactivité des autorités américaines en termes de conclusion d'ententes de coopération en matière de sécurité et de défense depuis quelques années. C'est notamment le cas du côté de l'Asie Pacifique où le pays renoue avec d'anciens alliés, comme les Philippines, ou développe de nouveaux partenariats, comme avec le Vietnam ».
b) La réorganisation de la base industrielle de défense
Elle recouvre deux grandes préoccupations. La première concerne les impacts des compressions budgétaires sur leurs chaines d'approvisionnement. Cette dimension est au coeur des préoccupations de l'État et des firmes. La seconde touche les possibilités de restructuration des grands intégrateurs et maitres d'oeuvre (MO).
(1) Les impacts des compressions budgétaires sur les chaines d'approvisionnement
Les reformes des années 1990, notamment des processus d'acquisition incitaient à un recours accru aux composants commerciaux pour réduire le coût des équipements. Ceci a conduit à l`inversion de la proportion des tâches réalisées en interne par les maitres d'oeuvre par rapport à celles accomplies par leurs fournisseurs (aujourd'hui 70 % des coûts).
La réduction des investissements présente « un risque tangible d'affaiblissement de ces fournisseurs et sous-traitants, voire de disparition s'ils font faillite ou s'ils décident de réorienter leurs activités vers d'autres marchés. Or, certains d'entre eux disposent de capacités critiques pour la réalisation des grands programmes d'armement, ce qui représente un enjeu majeur ».
Ce constat inquiète d'autant plus les autorités qu'elles ont une connaissance imparfaite de ces chaines comprenant des dizaines de milliers d'entreprises. Un projet de cartographie de l'industrie de défense, secteur par secteur, niveau par niveau a été lancé afin de constituer une base de données visant à « surveiller l'ensemble des composants de la BID et à alerter les autorités compétentes lorsqu'un maillon critique est en difficulté » 188 ( * ) .
(2) Les possibilités de restructuration des grands intégrateurs et maitres d'oeuvre
Pour les maitres d'oeuvre et grands intégrateurs de systèmes qui occupent le sommet de la chaine de développement et de production de défense, le département de la Défense a annoncé dès l'amorce de la décroissance budgétaire qu'il s'opposera à des regroupements entre les cinq plus grands groupes, mais qu'il est favorable à des rapprochements entre entreprises de plus petites tailles.
Cette directive indique sans ambiguïté que les autorités jugent qu'il n'y a plus de place pour des fusions à l'échelon supérieur sans risque pour la capacité du gouvernement de faire jouer une concurrence déjà fragilisée par le niveau de concentration sectoriel hérité de la consolidation des années 1990. Cette fois, l'inclination semble plutôt aller dans le sens d'un amincissement de la taille des grands groupes. Avec la bénédiction des autorités et de leurs actionnaires, ces derniers recentrent leurs activités sur certains créneaux plus prometteurs pour l'avenir et procèdent depuis quelques années à des cessions d'actifs, donnant naissance à des firmes d'envergure intermédiaire qui sont aujourd'hui en train de consolider leur position dans le marché.
Les principaux groupes industriels américains en 2011
Ventes d'armes |
% du chiffre d'affaires |
Profit |
Nombre d'employés |
Classement mondial |
|
Lockheed Martin |
36 270 |
78 % |
2 655 |
123 000 |
1 |
Boeing |
31 830 |
46 % |
4 018 |
171 700 |
2 |
General Dynamics |
23 760 |
73 % |
2 526 |
95 100 |
4 |
Raytheon |
22 470 |
90 % |
1 896 |
71 000 |
5 |
Northrop Grumman |
21 390 |
81 % |
2 118 |
72 500 |
6 |
BAE Systems Inc |
13 500 |
94 % |
5 178 |
37 300 |
8 |
L-3 communications |
12 520 |
83 % |
956 |
61 000 |
9 |
United Technologies |
11 640 |
20 % |
5 347 |
199 900 |
10 |
Sources : SIPRI 2013
Les grandes entreprises sont aussi encouragées à diversifier leurs activités en explorant les marchés considérés comme adjacents, c'est-à-dire ceux pour lesquels les compétences développées dans le cadre des grands projets de défense peuvent être mises à profit plus rapidement. On pense ici aux marchés de sécurité publique et civile, aux nouvelles technologies médicales, par exemple.
Comme le remarque Aude-Emmanuelle Fleurant, « en matière d'ajustement de l'outil industriel, on observe donc une importante convergence sur des dimensions clés, qui visent à préserver la BID en créant, d'une part, les conditions nécessaires pour que les firmes compensent le rétrécissement du marché national (exportation, diversification) et d'autre part, en mettant en place des garde-fous visant à protéger les capacités critiques de la base de fournisseurs pour réaliser les programmes d'armements futurs. Cette entente, qui résiste malgré d'importantes tensions entre les entreprises et les autorités de défense, notamment autour de la question de l'approche de la séquestration et de la planification, reflète le caractère stratégique de la BID pour les décideurs » .
* 183 « Les programmes critiques de modernisation seraient freinés ou tronqués, ce qui induirait des carences dans les capacités technologiques ». « Les États-Unis devraient vraisemblablement compter davantage sur les contributions de leurs alliés et de leurs partenaires (...). Les réductions de moyens et de compétences remettraient de façon appréciable en question nos capacités à répondre à des imprévus stratégiques, (...) ».
* 184 « D'importantes économies à long terme seront réalisées si le département est autorisé à éliminer les infrastructures superflues. Selon nos estimations, nous possédons davantage d'infrastructures que nécessaire, un phénomène qui prendra de l'ampleur au fur et à mesure de la réduction des effectifs finaux. La seule véritable méthode pour éliminer les infrastructures superflues aux États-Unis passe par le processus Base Realignment and Closure (BRAC - Réalignement et fermeture des bases militaires). Par deux fois au cours des deux dernières années, le Congrès a rejeté la demande de BRAC déposée par le département. Pour que ce dernier puisse faire un emploi plus efficace de l'argent des contribuables, il est impératif que le Congrès autorise un nouveau cycle BRAC en 2017. ».
* 185 Dans un environnement budgétaire difficile, le département propose de limiter les hausses annuelles des salaires au cours des cinq prochaines années ; de ralentir le taux de croissance des allocations logement non imposables ; de simplifier et moderniser les programmes d'assurance santé TRICARE (augmentation modeste des franchises et des parts payées par l'assuré de façon à encourager les militaires à avoir recours aux soins de santé les plus abordables, ajustement du barème des parts payées par l'assuré pour les médicaments et la mise en place de cotisations modestes pour la couverture TRICARE-for-Life des retraités admissibles à Medicare ; et de diminuer les subventions aux économats. Si ces mesures étaient entièrement mises en oeuvre, elles permettraient d'économiser environ 12 milliards de dollars sur les cinq prochaines années et nettement plus d'ici dix ans.
* 186 Directrice du domaine d'études « Armement et économie de défense » à l'IRSEM - « Budget et industrie : un nouveau cap défini dans la tourmente » Cahier de l'IRSEM n°29 2013.
* 187 Il consiste à intégrer des mécanismes empêchant l'accès et la manipulation des systèmes dès la conception plutôt que de procéder aux modifications une fois qu'il est mature, ce qui est la pratique aux Etats-Unis. Cette approche aurait le double avantage d'être moins coûteuse, et d'accélérer la vente à l'étranger en proposant des versions « internationales » des systèmes plus rapidement.
* 188 Aude-Emmanuelle Fleurant : « Budget et industrie : un nouveau cap défini dans la tourmente » Cahier de l'IRSEM n°29 2013 : « Pour l'administration, l'idée est double : d'abord, pouvoir agir en amont pour aider une entreprise en mauvaise posture plutôt que de la sauver une fois qu'elle est en faillite, ce qu'elle avait l'habitude de faire et qui est couteux ; ensuite, disposer d'une vision d'ensemble des fournisseurs à tous les échelons pour mieux mesurer les conséquences des suppressions de programmes à court terme, mais aussi pour évaluer les impacts de la redéfinition des priorités technologiques dans le cadre de la transition stratégique. En effet, la combinaison de contraintes budgétaires et de volonté de développer une nouvelle génération d'armements force à faire des choix qui feront en sorte que certaines capacités considérées critiques aujourd'hui ne le seront plus dans quelques années. »