DEUXIÈME PARTIE : L'ARCTIQUE, ENTRE ENJEUX GLOBAUX ET ENJEUX NATIONAUX
Les transformations de l'Arctique qui favorisent son accessibilité et l'exploitation de ses ressources attirent désormais l'attention de toutes les grandes puissances mondiales, qu'elles soient présentes dans la région ou qu'elles souhaitent tirer profit de toutes ces transformations. En parallèle, la région arctique, bien qu'elle soit un lieu de coopération certaine, souffre d'une faiblesse de sa gouvernance, jalousement verrouillée par les acteurs régionaux.
La présente partie décrit non seulement les stratégies développées par de nombreux pays intéressés de près ou de loin par la situation, mais s'intéresse aussi au mode de gouvernance d'une région du monde en pleine évolution.
I. LES ÉTATS DE L'ARCTIQUE
Selon qu'ils sont grands ou petits, les États présents en Arctique ne peuvent développer une même approche. Face à la volonté des grandes puissances de s'imposer, les petits pays doivent faire preuve d'ouverture.
A. LES GRANDES PUISSANCES RÉGIONALES
1. L'ambition de la Russie
Pays qui possède près de la moitié des terres et les plus longues côtes en Arctique, la Russie est la première puissance dans la zone. Aussi, elle a tout intérêt à l'exploitation et au développement durable des ressources, ainsi qu'à la jouissance totale du passage du nord-est. Si le maintien de la paix et de la sécurité semblent justifier, pour elle, une activité militaire en plein renouveau, la protection des écosystèmes est une exigence qu'elle devra s'appliquer à elle-même. Enfin, la coopération en Arctique vantée par la Russie devra passer des paroles aux actes.
a) L'Arctique, une région d'importance pour la Russie : « notre maison et notre avenir »
Selon le Premier ministre Medvedev, les ressources provenant de l'Arctique représenteraient environ 10 % des revenus liés aux hydrocarbures de la Fédération de Russie. De fait, l'Arctique représente 15 % de son territoire, 20 % de son PIB et 25 % de ses exportations (essentiellement du gaz naturel du site de Yamal). Mais c'est aussi 2,5 millions d'habitants, dont 240 000 issus des 40 peuples de l'Arctique russe. C'est la raison pour laquelle Anton Vassilliev, ambassadeur russe chargé de l'Arctique au Ministère des Affaires étrangères, présente l'Arctique russe comme « notre maison et notre avenir » .
Alors que la région de l'Arctique russe est déjà primordiale pour le pays, les perspectives qu'entraine le réchauffement climatique dans l'ensemble de l'Arctique pourraient profiter d'abord à la Fédération de Russie. C'est principalement vers les eaux russes de la mer de Barents que semblent se destiner les poissons qui remontent vers le nord en quête d'eaux plus froides. Les principales réserves de gaz se trouveraient sur le territoire russe (Yamal et Chtockman). La route maritime du nord-ouest est beaucoup moins praticable que la route au nord de la Russie, et c'est cette dernière qui est envisagée en premier.
Ces perspectives prometteuses constituent un enjeu majeur pour la Russie. Le développement d'activités humaines dans l'Arctique favorisé par le réchauffement climatique constitue pour la Russie un quadruple défi : technique, écologique, culturel et donc politique. Cela l'a entrainée à adopter une véritable stratégie de développement pour la région.
b) L'adoption de la stratégie de développement de la région arctique à l'horizon 2020
En raison de l'enjeu qu'elle représente pour la Russie, une stratégie de développement de la région arctique a été validée par le Président Vladimir Poutine le 21 février 2013. Elle est l'aboutissement d'un projet qui remonte à 2008 et qui s'intègre dans la réflexion plus générale du développement régional : le ministère chargé des régions (Minregion) a défini une politique régionale pour la période 2013-2020, dont la stratégie arctique constituera un des sept sous-programmes. Ce ministère est le chef de file, mais la démarche engagée a associé de nombreux ministères et administrations.
La stratégie traduit la volonté des autorités russes d'ouvrir les régions arctiques et de promouvoir leur développement. Elle s'articule autour de trois volets : déterminer les limites géographiques de la zone arctique ; définir une politique publique spécifique (réglementation, financement) ; veiller à la prise en compte de la stratégie arctique dans les autres politiques publiques fédérales et locales. Deux phases sont prévues.
La première phase devrait permettre l'élaboration du programme gouvernemental, sous l'égide du Minregion, et l'identification des financements correspondants. Un projet de loi fédérale relatif à la zone arctique a été déposé au Conseil de la Fédération, la Chambre haute du Parlement russe, afin de préciser les limites géographiques de l'Arctique russe et de dresser la liste des municipalités présentes dans la zone. Puis la stratégie proprement dite devrait être lancée, accompagnée d'orientations pour son financement.
La seconde phase devrait à terme conduire à la mise en place d'une réglementation et de structures (fonds, transports) spécifiques à la zone arctique, notamment :
• pour le développement économique
et social :
- la formation d'un secteur concurrentiel scientifique et technologique, ainsi que le développement de la coopération internationale dans l'Arctique ;
- le développement de l'exploitation minière, principalement métaux non-ferreux, métaux précieux et terres rares ;
- un soutien public dans les secteurs des transports, de l'industrie et de l'énergie (à noter que le document prévoit la mise en place de centrales nucléaires - y compris sur barge - qui produiront l'électricité et la chaleur - principe de cogénération : le nucléaire aura donc une part importante dans le bouquet énergétique de la région), de la recherche, de la science, de la technologie et de l'innovation, et la définition de grandes orientations de la politique d'investissement public ;
- la création d'un fonds de réserve destiné à garantir la sécurité énergétique et le développement durable sur le long terme, dans la perspective d'une diminution de la production d'hydrocarbures au-delà de 2020 ;
- la création d'un système de transport unique dans les régions arctiques et d'infrastructures portuaires permettant le développement de la route maritime du Nord ;
- l'amélioration des infrastructures de télécommunication ;
- la réglementation des relations de travail et la mise en oeuvre de la politique sociale du gouvernement dans la région de l'Arctique devraient être renforcées ;
• pour la protection de l'environnement :
- l'obligation d'études d'impact environnemental pour les activités commerciales potentiellement dangereuses, créant une « présomption de risques environnementaux » pour certaines activités ;
- la mise en place des mesures de « sûreté écologique », y compris l'assainissement de cette zone des « objets nucléaires et radioactifs » : l'héritage de la guerre froide dans la région demeure très lourd (présence d'une grande quantité de déchets nucléaires sur les sites des anciennes bases navales Andreeva Bay et Grémikha, ainsi que de déchets immergés, notamment les sous-marins K-27 et B-149 avec du combustible nucléaire à bord) ;
- l'établissement de contraintes particulières pour les compagnies aériennes opérant dans l'Arctique, notamment la possibilité de fermeture temporaire de certaines zones au trafic aérien pour motif environnemental ;
- l'encadrement des déplacements terrestres à travers la toundra et la toundra forestière.
À titre d'exemple, on peut citer la loi fédérale n° 132 du 28 juillet 2012 par laquelle la Russie s'est dotée d'un nouveau cadre juridique régissant la navigation commerciale sur la route du nord-est et d'une agence dédiée dont le rôle est de traiter les demandes de passage, de suivre l'évolution des conditions maritimes et d'émettre des recommandations sur le plan de navigation des navires engagés.
De nombreuses étapes restent encore à franchir pour rendre concrets (en termes de financements notamment) les projets de développement de la région Arctique, dans un contexte de révision à la baisse des prévisions de croissance économique et des revenus du budget fédéral. Certains jugent optimiste l'échéance de 2015 pour la mise en oeuvre de la deuxième étape. En outre, l'ambition russe ne correspond pas forcément à ses moyens et elle aura besoin d'accroitre ses coopérations pour y parvenir.
c) La nécessité de la coopération en Arctique : de la parole aux actes
Plusieurs responsables actuels et anciens ainsi que des chercheurs russes éminents mettent en avant la coopération internationale comme élément incontournable pour réussir le développement durable de l'Arctique.
Artur Tchilingarov est l'émissaire spécial du Président de la Fédération de Russie pour la coopération en Arctique et en Antarctique, géographe, vice-président de la société russe de géographie - elle-même présidée par le ministre de la Défense -, explorateur des pôles, « héros de l'URSS » puis « héros de la Russie », ami de Jean Malaurie et de Jean-Louis Etienne. L'Arctique est devenu, selon lui, un enjeu majeur pour la Russie, pour des raisons tant économiques, scientifiques et environnementales que de sécurité nationale. D'où la nécessité d'une stratégie spécifique, les quatre autres pays côtiers de l'Arctique (États-Unis, Canada, Danemark et Norvège) ayant développé leur propre stratégie entre 2008 et 2013. L'Arctique doit rester la seule région où les différends sont réglés par la voie du dialogue, un exemple, partout célébré, de coopération pacifique, en particulier de coopération scientifique.
Alexandre Piliassov, directeur du Centre d'étude des économies arctiques et septentrionales, sous la co-tutelle de l'Académie des sciences et du Ministère du Développement économique, décrit également l'Arctique comme un « laboratoire humain de la coopération pacifique » . Au rebours d'une certaine opinion nationaliste qui trouve un écho dans la presse, il ne croit pas que la région devienne, du fait de la richesse de ses eaux et de son sous-sol, une zone d'affrontement international parce que l'expertise de tous, y compris de pays non arctiques, est indispensable pour l'exploitation des ressources qu'elle recèle, dans un processus « d'apprentissage collectif ».
Pour Anton Vassiliev, ambassadeur russe chargé de l'Arctique, la Fédération de Russie, dont relève presque la moitié des terres arctiques, a une responsabilité particulière. L'approche russe de l'Arctique, telle que la reflète la stratégie de 2013 repose sur quatre piliers : la mise en valeur des ressources, la coopération pacifique pour la stabilité de la région, la protection d'un écosystème fragile, la navigabilité de la route maritime du Nord.
Lors d'une conférence organisée en décembre 2013 par le Russian International Affairs Council et l'Institut d'économie et de relations internationales sur le thème : « L'Arctique, région de coopération de développement », Igor Ivanov, ancien ministre russe des Affaires étrangères de 1998 à 2004, qualifiait l'Arctique de « laboratoire global d'un nouvel ordre mondial » où se croisent les lignes de force des grandes problématiques mondiales :
- développement économique/protection de l'environnement (la problématique la plus importante, comme le souligne notamment Anton Vassiliev) ;
- modernisation des standards de qualité de vie/sauvegarde de traditions culturelles ancestrales ;
- coopération transfrontalière/défense des intérêts légitimes des États.
Partant de ce constat, les intervenants mettaient largement l'accent sur la nécessaire coopération justifiée par les enjeux communs, appelant à l'élaboration d'instruments juridiques afin de réglementer les activités humaines pour une gestion intégrée dans une perspective de développement durable des territoires et d'exploitation raisonnée des ressources. Or, sur ce point, la Russie n'a pas encore une ligne politique claire : la Stratégie de développement de la région arctique 2020 ne mentionne pas la notion de « développement durable ».
En outre, cet affichage correspond mal au comportement de la Russie sur des sujets concrets. Par exemple, on peut mentionner le refus de signer le projet d'accord intergouvernemental sur la pêche dans l'enclave des Tchouktches, alors que l'ensemble des États de l'Arctique le soutiennent. Dans le même ordre d'idées, la volonté de la Russie de cantonner les observateurs du Conseil arctique à un rôle des plus limités participe de ce comportement.
Cela est regrettable, car le développement de l'Arctique russe est un véritable défi. La Russie aura besoin de la technologie et de l'investissement de partenaires étrangers.
d) Une volonté de restauration de la présence militaire russe dans l'Arctique
L'ouverture de l'Arctique à une plus grande présence internationale renforce le sentiment d'encerclement sécuritaire de la Russie. Celle-ci tend donc à dramatiser non seulement l'évolution des politiques militaires des autres États riverains, mais aussi les intentions de l'OTAN dans la région.
En parallèle, après les années de vaches maigres qui ont suivi l'effondrement de l'URSS, les forces russes dans le grand Nord, principalement basées à Mourmansk et à Arkhangelsk, connaissent un lent effort de restructuration, de rattrapage capacitaire et de modernisation. Cet effort est modéré au regard de l'importance de la flotte du Nord, la première du pays, et de l'immensité du territoire à couvrir.
Par ailleurs, des patrouilles stratégiques aériennes et maritimes ont repris en Arctique depuis quelques années. En 2009, des sous-marins stratégiques ont repris des opérations sous la glace arctique. Les garde-côtes norvégiens qui assurent la surveillance maritime de leur pays voient régulièrement passer navires et avions russes en mer de Barents, voire en mer de Norvège.
Au prétexte d'assurer la protection des frontières septentrionales du pays et de sécuriser non seulement les infrastructures énergétiques et la route commerciale du nord-est, le pouvoir russe a pris plusieurs décisions concernant le redéploiement de son armée au nord :
- en septembre 2013, le Président Poutine a annoncé la réouverture d'une ancienne base militaire dans les îles de Nouvelle-Sibérie fermée au début des années 1990, ainsi que la réhabilitation de son aérodrome. Ainsi réactivée, la base accueillera outre des militaires, des officiers des situations d'urgence et des météorologistes ;
- le Ministère de la Défense travaille depuis plusieurs mois sur la création de brigades arctiques (3 puis 2, ce qui reste faible au regard de l'étendue à surveiller). Ce projet nécessite un rééquipement complet adapté au froid extrême (armement, tenues, matériel, notamment camp de campagne) et a pour but de protéger les intérêts de la Russie dans la zone. En 2012, la création de la première brigade était annoncée pour 2015 ;
- le 10 décembre dernier, Vladimir Poutine, dans son intervention lors de la réunion du collège de défense, justifiait la présence militaire dans l'Arctique par un appel à conquérir ce qui s'apparente à une « nouvelle frontière ». Quelques jours plus tard, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou chargeait l'État-Major d'une réflexion sur les infrastructures militaires en vue d'un déploiement d'unités dans l'Arctique.
Depuis janvier, les annonces continuent de se succéder :
- l'aviation navale de la flotte du Nord devrait étendre ses patrouilles notamment grâce à l'aérodrome de Temp, afin en particulier de collecter des données sur la banquise ;
- selon Dmitri Rogozine, vice-Premier ministre chargé du complexe militaro-industriel, cité par RIA le 21 janvier, l'industrie de défense serait prête à fournir technologies et armements adaptés aux conditions arctiques, invoquant la perspective de luttes pour l'appropriation des ressources de la zone ; un nouveau carburant serait par ailleurs étudié pour les besoins militaires (RIA 5 février), résistant à des températures extrêmes (jusqu'à - 65°C) ;
- d'après le vice-président de l'Académie russe des problèmes géopolitiques, Konstantin Sivkov, cité par RIA le 24 janvier, la création d'un champ de radar de basse altitude représente une tâche clé, le lancement de missiles de croisière de haute précision n'atteignant sa pleine efficacité que depuis cette région.
Ce dernier s'exprimait à l'occasion d'une conférence organisée par l'agence RIA le 23 janvier, sur le thème « l'Arctique et les intérêts de la sécurité nationale de la Russie ». Nikolaï Fedoriak, premier vice-président de la commission Sécurité et défense du Conseil de la Fédération, mettait en avant la nécessité d'une posture volontariste et affirmée dans la région pour faire face aux possibilités croissantes des États-Unis, afin notamment de défendre les intérêts économiques de la Russie. Alexeï Feneko, directeur de recherches à l'Institut des questions de sécurité internationale, soulignait que les États-Unis participaient de plus en plus activement à des manoeuvres militaires organisées par les États scandinaves.
Selon Alexandre Charavine, directeur de l'Institut d'analyse politique et militaire, « la Russie n'a pas besoin d'un important contingent militaire en Arctique » , qu'il serait de toute façon impossible de déployer ; il s'agit plutôt d'une présence de dissuasion. De même, Andreï Zagorski, chef du Département désarmement et règlement des conflits à l'Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO), estime que l'éventualité d'un conflit en Arctique est « absolument minime » , mais la préservation d'un équilibre militaire vis-à-vis des États-Unis est indispensable.
On notera tout de même que la surveillance de la route maritime sera confiée au Service Fédéral de Sécurité (le FSB) qui commande aux garde-frontières. Ce service dispose de plusieurs stations le long de la frontière nordique de la Russie, et onze nouvelles installations devraient être mises en place d'ici à 2020. De plus, les garde-côtes devraient obtenir quatre nouveaux navires, car seuls quelques-uns de leurs bâtiments peuvent naviguer en Arctique et la majorité d'entre eux sont anciens.
Le renforcement de la présence militaire russe dans la zone arctique doit s'interpréter davantage comme la mise en oeuvre d'une vision globale - annoncée dès 2010 dans « la stratégie nationale de sécurité jusqu'en 2020 » - que comme une militarisation de l'Arctique. Et quand bien même l'effort de défense dans la région serait considérable, il s'agira surtout pour la Russie d'y conforter une posture dissuasive, tant le territoire à couvrir est immense.
e) Quelle défense de l'environnement dans l'Arctique russe ?
Une réunion présidée par Vladimir Poutine s'est tenue à Saint-Petersbourg le 5 juin 2014 sur le développement de l'Arctique et le respect de l'environnement. Elle a réuni des acteurs civils du développement de l'Arctique : scientifiques, représentants d'entreprises pétro-gazières, représentants des ministères et de l'ONG WWF Russie.
Le Président russe a tenu à cette occasion des propos encourageants quant à l'aspect prioritaire du respect de l'environnement dans les travaux d'exploration des ressources arctiques. Il a évoqué une « nouvelle logique » et des « principes modernes » de développement en accordant une attention particulière à « l'analyse des problèmes écologiques » . Le Kremlin s'est même dit prêt à « coopérer avec les organisations de défense de l'environnement » .
Ces propos, pour encourageants qu'ils soient, doivent être regardés à l'aune de deux faits récents. Le premier est le dépôt, le 21 avril 2014, d'un projet de loi qui prévoit de ne plus rendre obligatoires les expertises écologiques sur les projets de développement du plateau continental arctique. Il serait soutenu par Rosneft, la grande entreprise énergétique russe qui envisagerait d'investir jusqu'à 400 milliards de dollars en Arctique dans les vingt prochaines années. Le second fait marquant est la brutalité avec laquelle des militants de Greenpeace ont été interpellés durant l'été dernier alors qu'ils venaient manifester sur une plateforme russe.
Aussi, il est vraiment difficile d'apprécier la position russe sur cette question extrêmement sensible dans la problématique arctique. Toutefois, il semble ressortir des travaux du Conseil de l'Arctique que la prise de conscience des autorités russes est réelle. Néanmoins, elles n'agiront qu'à la condition que ça ne lèse pas leurs intérêts. C'est pourquoi il importera à l'avenir, d'une part, de rester vigilant sur ce sujet, d'autre part, de continuer à démontrer à la Russie qu'il est de son intérêt de préserver l'environnement dans l'Arctique.
2. L'affirmation souverainiste du Canada dans le Grand nord
40 % du territoire canadien est situé au-delà du cercle polaire, peuplé par 100 000 habitants, soit seulement 0,3 % de la population canadienne. Par conséquent, l'Arctique représente une des premières priorités de la politique du gouvernement conservateur canadien. Cette politique passe en premier par une stratégie définie en 2009, mais qui manque encore de réalisations concrètes. Elle se traduit également à travers la présidence du Conseil de l'Arctique qu'exerce le Canada depuis le 15 mai 2013 pour deux ans.
a) La stratégie canadienne pour l'Arctique
« Ceux qui veulent voir l'avenir du pays doivent regarder vers le Nord », estime le Premier ministre Stephen Harper, qui mise sur l'exploitation des richesses du sous-sol canadien pour l'économie de son pays. Et c'est avec constance que le Premier ministre se préoccupe du développement économique des territoires du Nord : c'est le seul Premier ministre à s'y être rendu tous les ans depuis le début de son mandat. Cependant, l'opposition regrette qu'il ne s'attaque pas en priorité aux problèmes du logement et de l'alimentation des populations locales, deux sujets qui ont été médiatisés en 2012 lors du passage du rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation.
Le Canada a adopté en 2009 une stratégie qui s'appuie sur quatre piliers : l'exercice de la souveraineté canadienne sur l'Arctique ; la promotion du développement économique et social ; la protection de l'environnement ; l'amélioration et la décentralisation de la gouvernance.
Le discours volontariste du gouvernement canadien est centré sur la défense de la souveraineté canadienne et de ses intérêts nationaux. Selon l'énoncé de la Stratégie pour le Nord : « le Canada, fort de sa conviction selon laquelle le Nord fait partie de son foyer et de sa destinée, exercera son leadership et travaillera en collaboration avec les autres intervenants de manière à assurer une gérance responsable et à édifier une région sensible aux intérêts et aux valeurs du Canada. Le Canada maintiendra son contrôle des terres et des eaux de l'Arctique, et il réagira lorsque d'autres parties prendront des mesures qui touchent son intérêt national » .
De même, Ottawa revendique une extension du plateau continental canadien dans l'océan Arctique, qui pourrait inclure le pôle Nord (probables chevauchements avec les revendications danoise et russe). Le dossier canadien a été déposé le 6 décembre 2013 devant la commission des Limites du plateau continental des données préliminaires. Là encore, une polémique est née de l'implication du Premier ministre dans le dossier. Ce type de demande est normalement préparé par des spécialistes (juristes et scientifiques), mais Stephen Harper a insisté pour que la revendication sur le pôle Nord figure dans le dossier. Certains craignent que cela ne l'affaiblisse, alors qu'en raison de l'enjeu, le gouvernement canadien aurait dépensé plus de 200 millions de dollars canadiens pour entreprendre les relevés bathymétriques et sismiques dans les océans Arctique et Atlantique.
Par ailleurs, des différends de délimitations opposent le Canada aux États-Unis (en mer de Beaufort) et au Danemark (île Hans et détroit de Lincoln, en voie de règlement).
Concernant le passage du Nord-Ouest, Ottawa défend sa vision du statut juridique et considère qu'il est formé d'eaux intérieures, assimilées juridiquement à ses espaces terrestres. Ce faisant, le Canada conteste l'applicabilité du régime des détroits, qui remettrait en cause sa souveraineté.
En matière de sécurité et de défense, le Canada affiche sa volonté de renforcer ses capacités militaires et de police en Arctique, instruments essentiels d'affirmation de sa souveraineté. M. Harper déclarait ainsi en 2007 : «the first principle of Arctic sovereignty is : Use it or Lose it» (le premier principe de la souveraineté en Arctique est : on l'utilise ou on la perd). Le Canada reste ainsi jaloux de ses prérogatives sécuritaires dans «son» grand Nord et refuse toute implication de l'OTAN dans ce domaine. Quant aux opérations militaires auxquelles assiste le Premier ministre lors de ses tournées dans le Nord, véritables déploiements de forces ultra médiatisés, elles manquent souvent de suivi, car plusieurs programmes d'acquisition militaires (notamment navals avec des brise-glaces, d'observation spatiale et aérienne avec les drones) sont maintes fois retardés devant l'ampleur budgétaire et technique des besoins, ce qui n'est pas sans rappeler que la conquête du Grand Nord Canadien est un projet à long terme.
On remarque d'ailleurs que peu de réalisations concrètes ont suivi les annonces politiques initiales. Le Canada ne compte que deux brise-glace de fort tonnage (aucun n'étant à propulsion nucléaire) dont le remplacement vient d'être encore retardé. Les navires de patrouille arctique de la marine connaissent des difficultés budgétaires et calendaires. Malgré une mise au point laborieuse, les quatre sous-marins canadiens (diesel) ne sont pas prévus pour opérer sous les glaces. Le programme de remplacement des avions de surveillance et de sauvetage, capacité essentielle pour accompagner le développement économique et humain du Grand Nord, est au point mort. Le manque d'infrastructures (routes, plateformes portuaires et aéroportuaires) permettant d'établir une présence humaine permanente aux portes de l'Arctique reste un vrai défi. La base d'Alert, située à 817 kilomètres du pôle Nord, abrite seulement une poignée de militaires armant des installations de renseignement et de transmission. La base Eureka n'est guère plus qu'une station météorologique et de recherche. Les ambitions initiales pour les capacités de la base navale de Nanisivik ont aussi été revues à la baisse face aux défis techniques et financiers.
Pour ce qui est de la protection de l'environnement et de la lutte contre le changement climatique, l'anticipation des marées noires dans la région est notamment au coeur des préoccupations canadiennes. Ottawa suit avec attention le dossier de l'adoption du code polaire dans le cadre de l'OMI. De manière plus générale, le Canada, qui s'est officiellement retiré du protocole de Kyoto en décembre 2012, est critiqué pour son manque d'investissement dans la lutte contre le changement climatique.
L'Arctique est aussi pour le pouvoir en place un enjeu symbolique et de politique intérieure : « nouvelle frontière du Canada », l'Arctique participe de la construction d'un projet à caractère national symbolique par le gouvernement de Stephen Harper. En matière électorale, au-delà de l'objectif de fidéliser les électeurs du Nord, le parti conservateur prend en compte l'opinion canadienne (53 % des Canadiens considèrent que l'Arctique devrait constituer la première priorité de politique étrangère du pays).
Enfin, l'Arctique représente un enjeu scientifique pour le Canada qui souhaite s'affirmer comme chef de file en matière de recherche polaire. Le pays nourrit deux projets : station de recherche du Canada dans l'Extrême-Arctique et réseau de centres d'excellence ArcticNet.
b) Le défi du développement des territoires du Grand Nord canadien
Au regard de l'importance des territoires à couvrir et à développer, le gouvernement fait face à un défi immense. Le Grand Nord canadien, c'est-à-dire la zone située entre le 60 e parallèle et l'océan Arctique, recouvre le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest, le Nunavut et une partie du Québec. Or, ces territoires manquent cruellement d'infrastructures et les conditions climatiques et d'accès y sont beaucoup plus difficiles, ce qui complique le développement local des activités et implique des investissements plus importants.
Le Grand Nord canadien représente une surface supérieure à l'Europe, pour une population totale inférieure à 150 000 habitants, dont plus de la moitié appartiennent à des communautés autochtones (Indiens, Inuits). L'environnement y est source de nombreuses contraintes : conditions de travail extrêmes, distances à couvrir, omniprésence de pergélisol, main-d'oeuvre insuffisante... Pourtant, malgré ces difficultés, le réchauffement climatique associé à l'accroissement des capacités techniques et technologiques ont incité le gouvernement fédéral, depuis 2007-2008, à faire le pari de développer la région. Son objectif est donc d'améliorer le réseau d'infrastructures et les mesures incitatives visant à attirer davantage de compagnies minières dans la zone.
Que ce soit au travers de projets territoriaux spécifiques ou d'enveloppes plus larges telles que le Plan « Un Nord pour Tous » au Québec (re)lancé en 2012, ou encore la Stratégie pour le Nord initiée en 2008 pour les trois territoires, le gouvernement a donc financé de nombreux projets en lien avec le développement de la zone Grand Nord.
C'est l'Agence de développement économique du Nord, dont l'actuelle présidente est la ministre de l'Environnement Léona Aglukkak, qui est chargée de coordonner, en liaison avec les autres ministères concernés, les projets les plus importants dans le secteur des ressources et des infrastructures dans les trois territoires du Nord. Mme Aglukkak exerce également les fonctions de ministre du Conseil de l'Arctique.
Le troisième plan « Corridors for Canada » a permis de débloquer 600 millions de dollars canadiens (MCAD) pour sortir les zones les plus nordiques du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest de leur isolement. Au Nunavut, ce sont 116 MCAD qui sont alloués à la construction d'une installation navale à Nanisivik, et 77 MCAD pour la rénovation de l'aéroport d'Iqaluit. Ou encore, le Mackenzie Gas Project qui vise à relier par pipeline les réserves de pétrole et de gaz de la mer de Beaufort et du bassin de McKenzie au réseau dense de pipelines de l'Alberta, tandis que le développement d'un réseau de télécommunications performant devrait être permis par le projet Mackenzie Valley Fibreoptic Line. On peut enfin citer des projets fédéraux portant sur le Nord dans son ensemble, et notamment GEM - géocartographie de l'énergie et des minéraux - pour lequel le gouvernement a investi 100 MCAD depuis 2008 et qui devrait permettre de répertorier la nature et l'étendue des réserves canadiennes à l'horizon 2020.
Ces investissements commencent à porter leurs fruits, avec pour conséquence un accroissement local de l'exploration et de l'exploitation des ressources naturelles par des entreprises minières. Dans les trois territoires nordiques, entre 2001 et 2011, la valeur de la production minérale annuelle est passée de 1,1 milliard de dollars canadiens à 3 milliards de dollars canadiens, soit une hausse de 160 %. Et ce mouvement se poursuit encore. Les projets nouveaux et existants du Grand Nord ont cependant tendance à se concentrer dans certaines zones : le sud du Yukon, le nord de Yellowknife dans les Territoires du Nord-Ouest et jusqu'au détroit du Sacre (« Coronation Strait » ), en mer Arctique. S'il y a bien certaines exploitations plus isolées (projets à l'Est du Nunavut, Grand Nord du Québec), celles-ci semblent réservées à l'extraction d'or ou de fer. Mais au regard de la surface du Grand Nord, les quelques mines existantes sont pour l'instant en majorité spécialisées dans l'exploitation de minerais précieux ou rares : or, argent, diamants, uranium...
Ces investissements ont également des conséquences au niveau local : outre la stimulation de l'activité économique et, dans une moindre mesure, de l'immigration, il y a aussi des répercussions institutionnelles : à l'instar du Yukon chargé depuis 2003 de la gestion des terres et ressources de son territoire, les territoires du Nord-Ouest bénéficient d'une autonomie supplémentaire à partir d'avril 2014, ce qui les rapproche peu à peu du statut des provinces. Dans le même temps, un nombre croissant de projets visent à favoriser les communautés autochtones locales : élaboration concertée de projets miniers, accès privilégié à l'emploi et à la formation... Il en est ainsi de la construction en cours au Yukon du Centre for Northern Innovation in Mining , pour un coût de 5,6 millions de dollars canadiens sur quatre ans, qui devrait former la main d'oeuvre dont le secteur a besoin.
Les investissements fédéraux visent donc à dynamiser la région, et si leur efficacité reste constante, ils pourraient à terme permettre un développement qui soit à la fois économique, démographique et social. Atteindre un tel objectif permettrait, qui plus est, de relativiser le coût des investissements fédéraux, les transferts annuels aux territoires pour y assurer la qualité et la continuité des services publics étant déjà supérieurs à un milliard de dollars canadiens par territoire.
c) Une vision fermée du Conseil de l'Arctique
À l'origine de la création du Conseil de l'Arctique (déclaration d'Ottawa de 1996), le Canada en assume pour la deuxième fois la présidence, depuis le 15 mai 2013, pour deux ans. Les priorités de l'agenda de la présidence canadienne, centrées sur le développement au service des peuples du Nord sont : l'exploitation responsable des ressources de l'Arctique ; la sécurité de la navigation dans l'Arctique ; le développement de communautés circumpolaires viables ; la création d'un forum circumpolaire sur les affaires assurant la promotion du développement économique de la région et donnant aux entreprises la possibilité de collaborer avec le Conseil.
Le Canada a adopté une position très fermée de la gestion de l'Arctique. Il est opposé à la participation d'États non arctiques à la gouvernance de la région et hostile à toute internationalisation du statut de l'Arctique. Le Premier ministre Harper a récemment déclaré que « le modèle de l'Antarctique est absolument inacceptable pour le gouvernement et le peuple canadiens » . Le Canada plaide pour un renforcement du rôle du Conseil arctique et pousse à la conclusion d'accords contraignants (sauvetage en mer en mai 2011, pollution marine par les hydrocarbures, mai 2013).
Pour le Stephen Harper, l'élargissement du Conseil à de nouveaux observateurs est « déjà allé trop loin » , mais le Canada est prêt à composer « avec un nombre significatif d'observateurs dans la mesure où leur présence n'outrepasse pas ou ne gêne pas les délibérations des membres » .
En outre, le Canada est opposé à la candidature de l'Union européenne comme observateur permanent. En dépit de la signature d'un traité de libre-échange avec l'Union, la relation avec celle-ci est polluée par deux sujets : l'embargo européen sur les produits dérivés du phoque et le refus par l'Union européenne d'accepter les sables bitumineux.
Le Canada a une vision encore plus restrictive et considère que les réunions en format à cinq des États bordant l'océan Arctique, c'est-à-dire les membres du Conseil de l'Arctique sans l'Islande, la Finlande et la Suède, jouent un rôle moteur pour les activités du Conseil.
Des membres du Conseil de l'Arctique, le Canada est celui qui développe le plus ouvertement une position fermée. La Russie, proche sur le fond, est son plus proche allié en ce domaine. C'est notamment à l'égard de l'Union européenne que cela s'est traduit. Toute évolution de l'Union européenne dans l'Arctique ne passera que par une amélioration de ses relations avec le Canada.
3. La stratégie des États-Unis
Première puissance au monde, État circumpolaire par l'intermédiaire de son 49 e État - l'Alaska -, les États-Unis disposent d'intérêts substantiels en Arctique. Comme pour les autres pays, les opportunités offertes par le réchauffement climatique en Arctique attire l'attention des États-Unis.
a) Une Nation arctique
Depuis une directive présidentielle de 2009, les États-Unis se définissent comme une « Nation arctique, avec des intérêts variés et supérieurs dans la région ». Des nombreux enjeux que soulèvent l'Arctique, trois retiennent particulièrement l'attention des États-Unis au regard de leur dimension qui dépassent le seul champ régional :
- la découverte de nouveaux gisements d'hydrocarbures en Alaska participe de la volonté de l'administration de renforcer l'indépendance énergétique de l'Amérique et de promouvoir une approche multifacette en la matière (« all of the above approach »). Selon l'étude de l'agence US Geological Survey (UGCS) de 2008, sur les 13 % des ressources mondiales non découvertes de pétrole localisées dans la zone (90 milliards de barils), l'Alaska en recouvrerait le tiers (soit 30 milliards de barils), ainsi que 6 trillions de m 3 de gaz naturel sur les 47 trillions pronostiqués (30 % des réserves mondiales). Ces nouveaux gisements s'ajouteraient aux réserves dont regorge déjà l'Alaska avec, au total, 28 milliards de barils équivalents pétrole. Bien que cités par l'administration, ces chiffres sont relativisés par d'autres experts en raison d'inconnues : incertitudes sur l'existence de telles réserves, surcoûts engendrés face à un environnement hostile et un manque d'infrastructures, et difficultés voire obstacles techniques à l'exploitation. Si l'Alaska fournissait en 2012 20 % du pétrole américain, l'essor des hydrocarbures non conventionnels a un impact direct sur l'économie de l'État, largement basée sur les ressources conventionnelles (90 % de son économie) : en 2013, l'Alaska est passé à la quatrième place des États producteurs. Cette nouvelle donne pourrait détourner les États-Unis de la compétition en Arctique, difficilement exploitable ;
- la position américaine sur le statut international des passages du Nord-Est (PNE) et du Nord-Ouest (PNO), potentiellement plus facilement navigables sous l'effet de la fonte des glaces, résulte de la position que les États-Unis défendent sur le plan mondial : Washington plaide en faveur de la liberté de navigation en haute mer et d'un droit de passage sans entrave dans les eaux internationales et les détroits internationaux. La souveraineté canadienne sur le PNO ou celle de la Russie sur le PNE ne peuvent être acceptées sans créer un précédent dommageable pour des zones aussi stratégiques pour les États-Unis que les détroits d'Ormuz ou de Malacca ;
- qu'il s'incarne dans des menaces de frappes balistiques ou nucléaires planant sur les grandes villes de l'hémisphère nord, ou dans des actes de terrorisme et de piratage, le défi sécuritaire dans la région reste une préoccupation américaine et nécessite la défense de la frontière arctique. Les dernières provocations nucléaires, balistiques et verbales de la Corée du Nord ont rappelé avec vigueur cet impératif. En conséquence, les États-Unis ont renforcé leur défense anti-missile, y compris sur leur propre territoire, avec l'annonce du déploiement de 14 missiles d'interception antimissile GBI supplémentaires sur leur base de Fort Greely en Alaska.
b) La stratégie nationale pour la région arctique
Publiée le 10 mai 2013, la nouvelle Stratégie nationale pour la région arctique identifie trois lignes d'efforts prioritaires, tout en inscrivant en toile de fond la lutte contre le changement climatique :
- assurer la promotion des intérêts américains en matière de sécurité (notamment permettre la circulation aérienne et maritime dans les zones internationales ; le commerce légal ; une plus grande connaissance de la région grâce à la recherche scientifique ; l'évolution des infrastructures et des capacités américaines) ;
- garantir une gestion responsable de la région (protection de l'environnement arctique et de ses ressources, exploitation des ressources d'une façon compatible avec la préservation de l'environnement, instauration d'un cadre de gestion intégré pour l'Arctique) ;
- renforcer la coopération internationale (recherche de compromis tant au niveau bilatéral que multilatéral, promotion d'une prospérité partagée en Arctique). Ce document-cadre souligne, par ailleurs, quatre principes qui doivent guider la politique américaine en Arctique : la garantie de paix et de sécurité dans cette zone libre de tout conflit ; le recours à la meilleure information possible pour la prise de décisions ; le développement de partenariats innovants avec les différents acteurs impliqués (État de l'Alaska, pays circumpolaires, secteur privé) ; la consultation et la coordination avec la population d'Alaska en les intégrant au processus décisionnel.
À la suite de ce document-cadre, la US Coast Guard (USCG), relevant du Département à la sécurité intérieure (DHS), et le Pentagone ont publié leurs propres stratégies respectivement le 21 mai et le 22 novembre 2013, reprenant en grande partie ces éléments. La US Navy doit également actualiser sa stratégie dans les semaines à venir. Les deux messages relayés par Chuck Hagel lors de l'annonce de cette stratégie en huit points à Halifax donnent une indication intéressante sur l'orientation de la politique américaine en Arctique : l'armée américaine a commencé à s'adapter au réchauffement climatique et aux nouvelles problématiques arctiques, malgré des contraintes budgétaires serrées ; les États-Unis exerceront leur souveraineté sur leur territoire et préserveront la liberté de naviguer dans les eaux sans toutefois accentuer leur présence militaire pour éviter toute escalade.
Les huit points sont les suivants : exercer la souveraineté et protéger le territoire ; travailler avec les secteurs publics et privés pour accroître la connaissance de l'environnement arctique ; préserver la liberté de navigation en Arctique ; adapter les infrastructures américaines aux nouvelles conditions ; s'appuyer sur les accords existants ou en négocier d'autres avec les partenaires de la région pour renforcer la confiance ; apporter de l'aide aux autorités locales ou aux autres États en cas de catastrophe environnementale ou humaine ; coopérer avec les autorités locales et internationales notamment pour les opérations de sauvetage ; soutenir le développement du Conseil de l'Arctique et favoriser le multilatéralisme.
Enfin, la Maison blanche a publié, le 30 janvier 2014, le plan d'action qui décline cette stratégie en 36 objectifs mesurables et vise à coordonner l'action des différents départements en vue de s'adapter aux nouveaux défis de la région.
c) Un réseau varié d'infrastructures et un vaste dispositif sécuritaire
- Les ressources naturelles
En matière de ressources, le North Slope abrite plusieurs champs pétroliers on-shore , parmi lesquels celui d'Alpine, de Kuparuk, de Prudhoe Bay ou encore la Réserve nationale pétrolière d'Alaska ( National Petrochemical Oil Reserve Alaska ). Un oléoduc ( TransAlaska Pipeline System -TAPS), mis en activité en 1977, permet de relier sur 1 300 km les exploitations de Prudhoe Bay au port de Valdez et a, depuis sa création, transporté 16 milliards de barils, soit 600 000 barils/jour (en baisse toutefois en 2013 avec 526 000 barils/jour). En 2012, l'administration Obama a autorisé de nouveaux forages au nord de l'Alaska, en mer de Beaufort et en mer des Tchouktches pour la période 2012-2017.
De nombreux projets de forage, conduits notamment par Shell ou ConocoPhillips, sont cependant aujourd'hui au point mort. Après une série d'incidents en 2012 l'amenant à suspendre ses forages d'exploration en mer de Beaufort, Shell a finalement renoncé à forer en Alaska en 2014. Cette décision fait suite au jugement de la Cour d'appel de San Francisco du 22 janvier 2014 indiquant que l'administration avait fourni des informations inadéquates lors de l'octroi de licences d'exploration dans la région. Ce sujet, toujours sensible à l'image de la controverse récurrente sur la possibilité d'autoriser ou non des forages dans la « zone 1002 », voit s'affronter les partisans du « Drill, baby drill » et les défenseurs de l'environnement.
La demande, en mai 2013, du gouverneur d'Alaska, S. Parnell, de lancer une exploration dans cette zone visant à établir une nouvelle cartographie des ressources (les dernières données sismiques remontant à 1987), avec l'objectif de voir à terme les forages autorisés, a ainsi été refusée par le DoI.
La mine Red Dog, inaugurée en 1987, constitue une autre infrastructure de taille en matière de ressources dans la zone puisqu'elle produit 10 % du zinc mondial et une part significative de plomb.
En raison d'une faune et flore riches, les États-Unis ont, dans le même temps, instauré une législation environnementale visant à protéger cet environnement fragile : protection de forêts (Tongass), développement des parcs nationaux, création de réserves comme l'Arctic National Wildlife Refuge, inscription en 2008 de l'ours polaire sur la liste nationale des espèces menacées d'extinction, ou campagne menée en mars 2013 (sans succès malheureusement) auprès des membres de la CITES (la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction) pour interdire le commerce de l'espèce.
- Le système de défense et de sécurité américain en Arctique
Les systèmes de défense anti-missile et d'alerte avancée en Arctique (par ABM uniquement aérien), et plus généralement du continent nord-américain (NORAD), sont des éléments importants du système de défense et de sécurité des États-Unis. Les trois bases de l'US Air Force (Fort Greely ; Fort Clear en Alaska et Thule au Groenland) font partie de l'architecture américaine globale de défense anti-missile.
Fort Greely, bien que fermée en 1995, a été rouverte en 2004 et accueille des intercepteurs exo-atmosphériques GBI, conformément au plan de défense anti-missile américain lancé par Bush. Le dispositif a été récemment renforcé face à la menace nord-coréenne. Elle abrite le 49 e Missile Defense Battalion , le 59 e Signal network enterprise center , le 12 e Space warning squadron et des membres de l' Alaska National Guard .
La base de Thule fait partie du réseau BMEWS (site I) ; ses radars apportent une capacité de surveillance aérienne et spatiale. La Clear Air Force Station , dotée d'un nouveau radar SSPARS, constitue son équivalent sur le flanc ouest (BMEWS site II).
Au total, ce sont plus de 22 000 militaires ou 65 avions de chasse qui sont déployés en Alaska. Les démarcations incertaines des frontières en Arctique, nouvelle menace potentielle en termes de sécurité et de souveraineté, ont conduit Barack Obama en avril 2011 à réviser l' Unified Command Plan . D'une part, les responsabilités des commandements américains en Arctique se partagent désormais entre le Northern Command (NORTHCOM compétent sur le détroit de Béring et le pôle Nord) et l' European Command (EUCOM, comprenant la mer Laptev et la mer de Sibérie orientale), le Pacific Command (PACOM) étant exclu de la chaîne de commandement. D'autre part, le NORTHCOM voit ses responsabilités élargies puisqu'il est chargé de la sécurisation de l'Arctique.
En outre, la US Coast Gard joue également un rôle de premier plan dans ce dispositif : forte de 5 000 personnes, elle dispose d'un port en eaux profondes à Dutch Harbor, à l'extrémité du chapelet des Îles Aléoutiennes, et s'appuyait, il y a encore peu, sur trois brise-glaces (Healy, Polar Sea, Polar Star). L'USCG est chargée d'appuyer des opérations de secours et de sauvetage en mer, contribue à la protection de l'environnement marin, aide à la navigation et affirme la présence américaine par ses opérations de patrouille.
Le soutien à la recherche scientifique est également l'une de ses missions. Dans ce domaine, les États-Unis se situent à l'avant-garde mondiale, notamment pour les travaux sur le climat : la National Science Fundation (NSF), l' US Arctic Research Commission (USARC), l'USGS, l' Interagency Arctic Research Policy Committee (IARPC), la National Oceanic and Athmospheric Administration (NOAA) et le National Snow and Ice Data Center (NSDIC) figurent parmi les plus grands noms des centres de recherche. À noter également l'installation de « recherche » dans la ionosphère HAARP ( High Atmosphere Auroral Research Program ) à Gakona (AK), utilisée par la Navy et l' US Air force .
d) Une position moins active que celle de ses voisins circumpolaires
Face aux nouveaux défis de l'Arctique, les États-Unis semblent un peu en retrait par rapport à leurs voisins. Dans le double contexte de contrainte budgétaire et de focalisation sur d'autres régions, l'Arctique ne figure pas parmi les premières priorités des États-Unis. À la différence du Canada, de la Russie ou de la Norvège qui font de l'Arctique une pierre angulaire de leur politique étrangère, voire une partie de leur identité, les États-Unis étaient le seul pays circumpolaire, jusqu'à il y a peu, à ne pas disposer d'un cadre stratégique actualisé.
En outre, Washington n'accorde à cette région que peu de ressources nouvelles permettant d'adapter son dispositif existant, et ne dispose pas d'une approche juridique forte qui lui permette de consolider sa position.
L'administration aura finalement attendu le deuxième mandat d'Obama pour publier sa stratégie-cadre sur l'Arctique. Plus que la réviser, cette dernière s'ajoute à la directive présidentielle NSPD-66 du Président Bush, elle-même adoptée en fin de présidence, et régissant jusque-là la politique des États-Unis en Arctique. Consciente de cette attente et du décalage persistant avec ses voisins, Washington a voulu donner un relief important à sa stratégie nationale pour la région arctique en la publiant au plus haut niveau (Maison blanche).
Si le principal think tank à Washington sur les questions circumpolaires, l' Arctic insitute , souligne un « effort de bonne volonté », il déplore que ce document ne fasse qu'avaliser une politique passée. À cette critique s'ajoute celle d'un manque de lisibilité de la politique de l'administration en Arctique en raison d'une myriade de documents publiés par les différents acteurs américains concernés (USCG, DoD, Navy), en cours d'actualisation. La Maison blanche a, par ailleurs, attendu plusieurs mois avant de publier un véritable plan d'action décliné en objectifs intermédiaires mesurables et en actions concrètes qui, pour beaucoup, vise à dresser un état des lieux d'ici la fin 2014 de la situation et des besoins en Arctique, sans traiter la dimension financière.
Les agences américaines convergent toutes vers le constat de l'insuffisance des capacités américaines actuelles, qui peinent à se renouveler. De manière notable, le secrétaire à la Défense a lui-même relayé, dans son discours à Halifax, le dilemme entre de fortes contraintes budgétaires et la volonté pour les États-Unis d'assurer une présence arctique.
Des principaux arbitrages qui devront être décidés, la question de la flotte des brise-glaces est cruciale, en particulier pour répondre au défi de la sûreté maritime ou des opérations de recherche/sauvetage en mer. C'est d'ailleurs ce sujet qui préoccupe également les élus de la région, si l'on en croit le communiqué ou la proposition de loi du sénateur démocrate de l'Alaska Mark Begich visant à autoriser l'acquisition de quatre brise-glaces. Sur les trois brise-glaces (contre vingt-cinq pour la Russie), deux ont atteint 30 ans de service. Le premier, placé depuis 2006 en réserve afin de pouvoir être remis en service pour 7 à 10 années supplémentaires, a fait l'objet d'une décision de réactivation le 14 décembre 2012 et a navigué en Arctique à l'été 2013. Le deuxième est inactif depuis octobre 2011 ; sa démolition, un moment envisagée, a toutefois été reportée. Enfin, le troisième (Healy), de taille moyenne, se consacre à des campagnes de recherche scientifique. Selon la Navy , dix brise-glaces seraient nécessaires (avec un coût estimé à 784 millions de dollars chacun) pour mener à bien ses tâches et combler « son manque d'expérience opérationnelle ». Des infrastructures (port en eaux profondes) au nord de l'Alaska, l'acquisition de matériel de surveillance et des satellites de communication seraient nécessaires.
Par ailleurs, deux lacunes juridiques posent la question de la lisibilité de la stratégie américaine en Arctique.
D'abord, si les États-Unis reconnaissent en tant que coutume internationale la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), signée en 1982 et en vigueur depuis 1994, son absence de ratification handicape la défense des intérêts américains. Les États-Unis ne peuvent ni déposer une requête de délimitation de leur plateau continental (et revendiquer une zone se situant à quelques 600 km des côtes de l'Alaska), ni siéger au sein de la Commission de l'article 76 chargée d'examiner les demandes des autres États, les plaçant en position de hors-jeu. Toutefois, les États-Unis présentent leurs observations lorsque les États déposent un dossier devant la Commission, et ont rassemblé depuis 2001 leurs propres données pour déterminer l'extension de leur plateau continental.
Le rappel par l'administration Obama de son engagement en faveur de la ratification de cette convention, y compris dans la nouvelle stratégie, semble être peu efficace en raison de l'hostilité du Congrès. Les opposants, en majorité républicains, font en effet valoir que la convention empiète sur la souveraineté nationale des États-Unis et instaure une bureaucratie internationale qui peut agir contre les intérêts américains.
Ensuite, la volonté du Congrès de ne pas se lier plus généralement à un instrument international contraignant en matière climatique renforce l'absence de leadership américain (les États-Unis n'ayant pas ratifié le protocole de Kyoto et privilégiant une approche bottom up ) et contribue à brouiller le message de l'administration sur la défense de sa région boréale immédiate, même si le Président Obama et son secrétaire d'État ont fait du climat une priorité du second mandat.
e) Une volonté de privilégier la coopération
(1) Pour une coopération multilatérale large en Arctique
Dans les différentes stratégies sur l'Arctique, la revue quadriennale de Défense mais aussi les discours de John Kerry à la réunion ministérielle de Kiruna ou de Chuck Hagel à Halifax sur le sujet, les États-Unis soulignent systématiquement leur approche collaborative et équilibrée, qui laisse une large place aux forums multilatéraux.
En matière de gouvernance, les États-Unis accordent une place prépondérante au Conseil de l'Arctique, dont ils assureront la présidence en 2015 après le Canada. C'est dans cette optique que se comprend aussi la publication du plan d'action de la Maison blanche dont l'un des objectifs porte sur la préparation de cette présidence.
Bien que les États-Unis fussent peu enclins à la création du Conseil Arctique en 1996, cette organisation intergouvernementale représente pour Washington le vecteur naturel et légitime pour traiter des défis transversaux de la région. Signe de cet engagement fort, Hillary Clinton s'était déplacée deux fois au Conseil : lors de la réunion biennale à Nuuk en mai 2011, puis à Tromsø (Norvège) en juin 2012, afin de visiter le nouveau secrétariat permanent. De même, le secrétaire d'État, John Kerry, bien que très engagé diplomatiquement sur d'autres fronts, a participé à la dernière ministérielle de Kiruna le 15 mai 2013.
Sur l'échiquier multilatéral, les États-Unis ont publiquement critiqué le format Arctic 5 et la déclaration d'Ilulissat en raison de l'exclusion des trois autres États circumpolaires et des organisations des populations autochtones. Ils sont, par ailleurs, favorables à un rôle plus importants des pays non arctiques au Conseil.
La conclusion par les États du Conseil Arctique d'un accord sur le secours en mer en mai 2011- visant à coordonner la coopération régionale et l'assistance en la matière - et d'un accord sur la lutte contre les pollutions maritimes aux hydrocarbures en mai 2013, est présentée comme un succès important du Conseil et des États-Unis, qui en ont été les instigateurs.
En revanche, invoquant la sécurité nationale, Washington refuse que les sujets ayant trait à la sécurité soient traités dans le cadre du Conseil, ce qui affaiblit sa portée au regard des défis sécuritaires de la région. De même, les États-Unis sont hostiles à l'établissement d'un instrument juridique sur le modèle du traité de l'Antarctique de 1959 qui sanctuarise le pôle Sud face à toute revendication territoriale ou exploitation économique des pays.
(2) Pour une approche bilatérale constructive
Sur le plan bilatéral, bien qu'ils connaissent des contentieux avec le Canada (statut du PNO, différend en mer du Beaufort) et avec la Russie (statut du PNE, frontière maritime en mer de Bering), les États-Unis cherchent également à développer une approche constructive.
Avec le Canada , un statu quo a été adopté sur le PNO : en 1988, les deux pays ont conclu un accord de coopération par lequel Washington, sans modifier sa position de principe sur la liberté de navigation, s'engage à demander la permission avant chaque traversée du passage, permission qui lui est toujours accordée. Dans le même temps et face aux préoccupations en matière de sûreté maritime, Washington s'est engagé à appuyer les actions de « gardiennage » du Canada.
Cette coopération entre les deux alliés se concrétise également s'agissant du recueil des données pour le dépôt de la demande canadienne sur le plateau continental (campagne menée en août 2010 en mer de Beaufort). Dans sa lettre d'information préliminaire portant sur l'extension de son plateau continental du 6 décembre dernier, le Canada n'aborde d'ailleurs pas le différend potentiel avec les États-Unis en mer de Beaufort et se borne à parler de cette campagne. L'un des objectifs du plan d'action alloués au Département d'État vise en la recherche d'une solution à ce différend.
Les opérations conjointes des Garde-côtes, la participation historique du Canada au NORAD, la conduite d'exercices conjoints (opération Nanook en août 2013) ou le renouvellement en décembre 2012 de deux arrangements portant sur la coopération dans l'Arctique des trois commandements renforcent la relation sur le plan militaire. L'annonce à Halifax de la stratégie américaine du Pentagone en Arctique confirme aussi la relation solide entre les deux alliés sur les problématiques du Grand nord.
De son côté, la c oopération avec la Russie en Arctique est jugée comme importante par Washington. Le QDR (Quadriennal Defense Review) indique la nécessité de : « chercher des opportunités pour travailler avec Moscou sur les nouvelles problématiques comme le futur de l'Arctique » et l'Arctique est souvent citée comme une aire où la coopération russo-américaine est bonne et doit se poursuivre. La sécurité maritime dans le détroit de Béring figurait ainsi dans la lettre d'avril 2013 du président Obama à l'attention de V. Poutine afin de tenter de relancer des relations bilatérales globalement compliquées et auxquelles la crise ukrainienne n'a rien arrangé.