B. VERS UNE AUGMENTATION DU TRAFIC MARITIME EN ARCTIQUE

En fondant, la banquise disparait et libère les eaux. Ce faisant, elle permet un passage plus facile et plus fréquent de navires.

1. Routes commerciales maritimes : du mythe à la réalité

La recherche d'une route plus rapide permettant de rallier l'Occident et l'Orient est vieille de plusieurs siècles. Dès le XVI e siècle, les Européens ont cherché une route vers la Chine. Verrazano, Cartier, Frobisher, Davis, Hudson ont tenté de contourner le continent américain par le nord, en vain. William Baffin, qui donna son nom à la baie séparant le Groenland du Canada, déclara même qu'il n'existait pas de passage du nord-ouest. L'anglais Willoughby et le hollandais Barents vont eux tenter de passer par la route dite du nord-est (elle longe la côte sibérienne), sans y parvenir, alors que les russes naviguaient déjà dans cette zone durant l'été...

En théorie, c'est-à-dire en imaginant un océan Arctique totalement libéré des glaces, il existe même une troisième voie navigable, la plus directe et la plus simple : une route passant par le Pôle Nord !

Aujourd'hui, alors que les échanges commerciaux se sont accrus sous l'effet de la mondialisation, les grandes puissances exportatrices cherchent à réduire les coûts de transport. Alors que le prix du pétrole est élevé, le moyen d'y parvenir est de réduire la distance. C'est la raison pour laquelle un océan Arctique qui voit sa banquise disparaître une partie de l'année devient une route commerciale possible.

L'Asie est aujourd'hui le premier lieu de production de marchandises dans le monde. À titre d'exemple, la Chine exporte plus de 90 % de ses marchandises par bateau. Leur destination est en premier lieu l'Europe, premier marché du monde, et, en second lieu, la côte Est des États-Unis. Ses principaux concurrents sont la Corée du Sud, le Japon et Singapour.

Depuis plusieurs décennies, pour rallier l'Asie à l'Europe, les navires porte-conteneurs ont le choix entre deux passages : le canal de Suez et le canal de Panama. Le premier souffre d'une part de l'instabilité de sa région (piraterie, révolutions arabes), le second est saturé (un élargissement du canal est en construction). Pour les contourner sans allonger la distance, il n'y a qu'une seule solution : employer la route la plus courte et passer par l'Arctique.

Jusque-là, ce n'était pas possible, mais depuis 2010 les deux routes, celle du nord-ouest et celle du nord-est, sont en partie libres de glace durant l'été. L'emploi de la route du nord-est durant l'été 2012 par un navire chinois a d'ailleurs connu un retentissement médiatique certain. On l'a même, à tort, présenté comme un précurseur sur cette route.

Sur le papier, l'idée est séduisante : en moyenne, passer par la route du nord-est permet de réduire la distance séparant l'Asie et l'Europe d'au moins un tiers (cela peut aller jusqu'à 40 %). Cependant, ce pourcentage dépend énormément du point de départ et du point d'arrivée, comme le montre le tableau ci-après :

Exemples de distance entre des ports de l'hémisphère Nordvia quatre routes distinctes
(Panama, Suez et Malacca, Passage du Nord-Ouest, Passage du Nord-Est)

Source : Lasserre Frédéric, « Géopolitiques arctiques :
pétrole et routes maritimes au coeur des rivalités régionales ? »,
Critique internationale 4/ 2010 (n° 49), p. 131-156

Une analyse particulièrement pertinente concernant le développement des routes commerciales arctiques a été faite dans un rapport de la Fondation pour la recherche stratégique paru en novembre 2013 5 ( * ) . Elle explique pourquoi le développement de ces routes est entravé par un grand nombre de facteurs :

« Plusieurs éléments peuvent être déduits de ce tableau. Tout d'abord, les gains en distance procurés par les deux routes maritimes arctiques sont d'autant plus notables que les ports de départ et de destination se situent au nord de l'hémisphère Nord. Une route Arctique permet de réduire d'un tiers la distance entre Londres et Yokohama, mais entre Marseille et Yokohama, le passage du Nord-Ouest ne sera qu'accessoirement plus court que la route passant par Suez et Malacca. Ensuite, des deux passages arctiques, la route maritime du Nord (le long de la Russie) est celle qui procure, certes marginalement, les meilleurs gains en distance, hormis les deux cas, entre New York et Shanghai, et New-York et Hongkong, où le passage du Nord-Ouest est nettement plus court. Mais plusieurs ports russes se trouvent le long de la Route maritime du Nord, ce qui n'est pas le cas du Passage du Nord-Ouest, où il n'y a aucun port canadien ou américain (pouvant accueillir de grands bateaux) entre Voisey's Bay (Labrador) et Nome (Alaska). Cela devrait contribuer à favoriser un trafic potentiel le long des côtes sibériennes. Enfin, le gain en distance par l'Arctique n'est, de loin, pas universel pour tous les trajets. La route de Panama demeure la plus courte entre les pays d'Europe du Sud et la côte Ouest des États-Unis, et la route de Suez et de Panama reste la plus intéressante en distance entre les pays méditerranéens et l'Asie.

« Toutefois, la réduction de la distance n'est qu'un des éléments de choix d'un trajet maritime, et il existe des obstacles significatifs à la transformation de ces routes en axes commerciaux majeurs.

« Un environnement naturel qui demeurera extrême et incertain.

« La banquise arctique est réputée avoir disparu même lorsque la glace représente jusqu'à 15 % d'une surface observée (par satellite). Une route maritime ouverte peut ainsi encore contenir des blocs de glace d'une grande dureté présentant un danger pour la navigation. Une voie de passage peut également être bloquée, ou son accès ralenti, par un amoncellement de glaces dérivantes porté par des courants ou des vents. La capacité des gros navires à manoeuvrer sera également limitée par une cartographie (récifs, profondeur...) encore très perfectible des deux principales voies maritimes arctiques. À cela s'ajoutent d'autres contraintes de navigation comme la profondeur maximale de ces deux routes (limitée à 13 mètres au mieux). Et la fonte des glaces elle-même pourrait encore accroître les difficultés météorologiques (orages polaires).

« Des obstacles commerciaux.

« Les conditions climatiques estivales génèrent beaucoup d'incertitudes, peu compatibles avec des exigences commerciales. Incertitudes liées tout d'abord à la variabilité interannuelle de la période d'ouverture des routes maritimes arctiques et à sa durée. Incertitudes liées ensuite à la présence de morceaux de glace sur les voies commerciales, ce qui peut conduire à ralentir la vitesse de navigation (d'autant que le brouillard est très présent l'été), voire à bloquer ou à dévier un navire. Cela réduira le type de marchandises (transport de vrac) susceptibles de pouvoir transiter par l'Arctique. L'imprévisibilité de l'état de la glace et des conditions météorologiques rendra difficile le recours aux routes polaires pour le transport « just-in-time ». De plus, l'absence de destinations secondaires (escales) limite l'attractivité commerciale des routes du nord. Rares sont en effet les bateaux parcourant d'aussi longues distances (au moins 12 000 km par les voies arctiques) sans s'arrêter dans plusieurs ports pour procéder à des phases de déchargement/chargement de marchandises.

« De forts surcoûts.

« Au regard des risques de collision avec des glaces dérivantes, seuls des bateaux spéciaux et renforcés (bateau double coque, bateau double action18) devraient pouvoir circuler en Arctique, ce qui implique un investissement initial supérieur à celui que nécessite un bateau classique. Les bateaux devraient être également plus petits, pour à la fois avoir un tirant d'eau limité et être plus maniables. Les gains en distance (et donc en temps de transport) et en carburant que l'on pourrait espérer d'un trajet plus court par les voies arctiques devraient être annulés ou amoindris. En effet, la vitesse de navigation ne pourra qu'être réduite comparée aux routes maritimes classiques (certains blocs de glace affleurent à peine la surface et ne sont pas détectés par les radars, ce qui peut imposer un pilotage à vue à basse vitesse). Et ces bateaux spéciaux ont une hydrodynamique moindre que les cargos normaux, ce qui induit une surconsommation de carburant. À cela s'ajoutent l'élévation des primes d'assurance et la protection éventuelle contre les intempéries (et le froid) des marchandises et du bateau. Au final, un armateur se retrouve ainsi avec un bateau plus cher à l'achat, plus petit, exposé à des risques plus élevés, et aux coûts d'exploitation supérieurs (équipage, assurance...) à ceux d'un bateau plus classique... Et les incertitudes relatives à la période d'ouverture des routes arctiques restreignent encore sa rentabilité potentielle ». »

Et les auteurs de conclure, « en définitive, l'Arctique devrait être davantage une destination qu'un ensemble d'axes majeurs de transit maritime » .

Cette assertion est confirmée par le Conseil arctique lui-même qui remarque qu'en 2013 un volume de 1,36 millions de tonnes de cargaisons ont transité par la route du nord-ouest (en empruntant la route dans sa totalité), contre 753,4 millions de tonnes par le canal de Suez, soit un rapport de 0,18 %. Ainsi, même si le trafic sur cette route est multiplié par dix, il ne représentera jamais que moins de 2 % du tonnage de marchandises traversant le canal de Suez .

2. La question du tourisme dans l'océan Arctique : un bien pour un mal ?

On se rend dans l'océan Arctique pour trois raisons : sa traversée permet de réduire la distance entre l'est et l'ouest ; on vient y pêcher ; on vient en découvrir les charmes et les beautés, c'est à dire faire du tourisme.

Or, le tourisme connaît une progression exponentielle en Arctique. Alors qu'on dénombrait 28 190 visiteurs au Svalbard norvégien en 2003, ils étaient 80 000 en 2009. 150 000 touristes présents sur 70 bateaux longent chaque année les côtes du Groenland. Au Canada, la première croisière le long de la route du Nord-Ouest remonte à 1984. En 2007, 12 navires assuraient un service touristique dans la région. En Russie, il est possible d'effectuer une croisière à bord d'un brise-glace nucléaire. Enfin, le tourisme pédestre attire les amateurs de nature en Alaska, quelle que soit leur raison : écotourisme, chasse, trekking, parc naturels... Pour leur part, les voyages aériens ont connu une progression de 430 % entre 1993 et 2007 !

Comme sur toutes les mers du monde, les croisières connaissent un certain essor en Arctique. Historiquement, d'ailleurs, le passage du nord-ouest est emprunté depuis le début du XX e siècle par des navires civils dans un but touristique... Aujourd'hui, les Inuits du Groenland voient dans leurs baies des navires plus gros que leurs villes.

Le nombre des croisières est lui aussi en forte augmentation, on est passé d'un million de visiteurs dans les années 90 à 1,5 million au début des années 2010 . On dénombre environ une vingtaine de croisières par an effectuées à bord de navires à coque renforcée ou de brise-glaces russes loués pour faire du tourisme. Le potentiel touristique des croisières polaires est certain. Le potentiel commercial l'est moins. Il se heurte à des difficultés pour assurer la sécurité des passagers : navigation sure, moyens d'intervention rapide pour assurer les sauvetages, proximité de centres de soins, confinement des risques... Tous ces problèmes sont démultipliés en Arctique en particulier et aux pôles en général.

L'exemple fournit par l'échouage en Antarctique d'un brise-glace russe rempli de touristes durant l'hiver dernier est à ce titre révélateur. À la veille de Noël, l'Akademik Chokalskii s'est trouvé pris dans les glaces à une centaine de kilomètres de la base française de Dumont d'Urville. Le comble veut qu'un brise-glace chinois venu le secourir s'est lui aussi retrouvé pris au piège. Il a fallu la réquisition de navires scientifiques comme l'Astrolabe français, qui a été détourné d'une mission scientifique longuement préparée, pour qu'ils parviennent enfin à être tirés d'affaire.

Ainsi, le principal frein au développement du tourisme maritime en Arctique est la sécurité de navigation. On ne navigue pas dans les eaux polaires comme dans les mers tropicales. La croisière implique qu'on puisse intervenir en cas d'urgence. Que ce serait-il passé si le Costa Concordia s'était renversé le long des côtes groenlandaises ?!

3. Pour une réglementation de la navigation dans l'Arctique : soutenir l'adoption rapide du code polaire

Transport de minerais, de gaz, de pétrole, augmentation du nombre de bateaux de pêche et du nombre de porte-conteneurs, accroissement de navires de croisières : s'il est deux choses certaines, c'est que la fonte périodique des glaces a accru la navigation dans l'océan Arctique et va encore l'accroître dans les années qui viennent. Et comme les dernières études sur le climat le montrent, cela pourrait aller plus vite que prévu.

Selon un rapport du groupe de travail pour la protection de l'environnement du Conseil arctique (le groupe PAME), 1 347 navires ont navigué en Arctique en 2012. Il s'agit en majorité de navires de pêche (42 %) et de remorqueurs et petits transporteurs (17 %). Mais, en tonnage, 75 % des marchandises sont transportées par de grands navires utilisant du fuel lourd à l'impact environnemental déplorable.

Or, comme il vient d'être démontré, l'Arctique non seulement présente un environnement fragile, mais également un environnement qu'il faut protéger de tout risque de catastrophe maritime. En raison de la faible activité microbienne dans la région, tout accident aura des conséquences sur le très long terme comme nous le rappelle la catastrophe de l' Exxon Valdez en Alaska en 1989.

Si la fonte de la banquise rend la navigation possible, elle ne la rend pas aisée. Le risque d'accident demeure plus élevé qu'ailleurs : cartographie incomplète, profondeur limitée, imprévisibilité de l'état de la banquise et de la météo, icebergs dérivant, faiblesse (insuffisance et éloignement) des infrastructures... L'environnement arctique reste un environnement extrême qui nécessite des capacités adaptées de navigation.

C'est ce qu'a compris l'Organisation maritime internationale, l'OMI, qui élabore actuellement un code polaire visant à encadrer l'exploitation des navires dans les eaux polaires afin d'y renforcer la sécurité de la navigation et d'atténuer son impact sur la navigation.

En 2002, le Comité de la sécurité maritime et le Comité de la protection du milieu marin de l'OMI ont élaboré des lignes directrices à valeur non contraignante. L'accroissement du trafic dans les eaux polaires ces dernières années ont convaincu l'OMI de les rendre obligatoires. Dès lors, deux lignes ont opposé les États membres de l'organisation : amender les conventions techniques existantes pour leur ajouter des dispositions relatives aux pôles ou adopter un corpus de règles propres au milieu polaire.

Le projet de code polaire est un compromis entre ces deux positions, puisque ses dispositions, qui sont rassemblées dans un document unique pour une meilleure visibilité, amendent les conventions techniques. Il est composé de deux parties, la première relative à la sécurité des navires et la seconde consacrée à la prévention des pollutions. Chaque partie comporte des dispositions obligatoires et des recommandations facultatives. En leur sein, chaque chapitre énonce l'objectif global de ses dispositions et les prescriptions fonctionnelles nécessaires pour atteindre cet objectif, ainsi que les prescriptions normatives.

Le code vise la construction (structure, propulsion, stabilité), l'équipement (engins de sauvetage, radiocommunication) et l'exploitation des navires (procédures de navigation), la qualification des équipages, ainsi que la protection de l'environnement.

Dans un premier temps, le champ d'application du code sera limité. Il ne concernera pas les bateaux de pêche et ceux effectuant une circulation nationale (principalement les navires russes et canadiens). Une seconde phase de travaux devrait commencer en 2016 afin d'élargir le champ d'application.

Selon le Sous-directeur du droit de mer, du droit fluvial et des pôles du Ministère des affaires étrangères et du développement international, M. Olivier Guyonvarch, le code polaire devrait être adopté définitivement en novembre 2014 et entrer en vigueur en 2016. En effet, la première partie a été partiellement adoptée lors du 93 e Comité de la sécurité maritime qui s'est tenu entre le 14 et le 23 mai dernier et la seconde partie sera présentée lors du 94 e Comité de la protection du milieu marin qui se tiendra en octobre prochain.

Toujours selon Olivier Guyonvarch, ce code ne devrait concerner que les nouveaux navires qui viendront dans les eaux polaires. Les normes qu'il impose forment en effet un minimum à respecter, mais les marins déjà présents en Arctique et en Antarctique savent que la navigation polaire demande plus d'exigence en termes de sécurité, de protection, d'équipement.

Aussi, il convient de relativiser la portée de l'adoption du Code polaire : il s'agit avant tout d'un seuil de garantie et le signe qu'il existe une réglementation propre à la navigation en milieu polaire.

La France soutient activement l'adoption de ce code. On ne peut que l'enjoindre à rester vigilante dans les années qui viennent afin que la généralisation de règles essentielles à une navigation respectueuse des environnements polaires voie le jour au plus vite !


* 5 Alexandre Taithe, avec Isabelle Facon, Patrick Hebrard et Bruno Tertrais, Arctique : perspectives stratégiques et militaires, Fondation pour la recherche stratégique, Novembre 2013.

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