II. UNE GOUVERNANCE DE L'ARCTIQUE ELLE AUSSI EN ÉVOLUTION

La région de l'Arctique n'est pas en mesure de répondre collectivement aux transformations qui l'affectent. Si la coopération entre les États y est de mise, il n'existe pas de réponse unique ou unie au niveau régional. Le Conseil Arctique est ce qui s'en rapproche le plus, mais il n'est pas - pas encore ? - à proprement parler un organe capable de prendre des décisions politiques. Cependant, il connait ces dernières années des évolutions intéressantes et il émerge parmi les différentes formes de coopérations que l'on trouve en Arctique.

De fait, il existe les coopérations suivantes :

- le Conseil nordique est la seule véritable institution « historique » de la région. Elle regroupe les cinq pays nordiques (l'Islande, le Danemark, la Norvège, la Suède et la Finlande, les pays baltes ayant le statut d'observateur) depuis 1952 et a créé plusieurs institutions secondaires sous son égide, notamment le Forum des garde-côtes (2007). Leur coopération de défense a été réorganisée en 2009 par un arrangement séparé (NORDEFCO) ;

- le Conseil euro-arctique de Barents (institué en 1993) regroupe les cinq pays du Conseil nordique, la Russie et la Commission européenne. Il organise depuis 2001 un exercice annuel de sauvetage, « Barents Rescue ». Il a été qualifié d'institution « vitale » pour la coopération en Arctique par les ministres des Affaires étrangères norvégien et russe en septembre 2010 dans une tribune commune ;

- la Coopération militaro-environnementale dans l'Arctique (créé en 1996) était une initiative trilatérale (Norvège, Russie, États-Unis, auxquels s'était joint le Royaume-Uni en 2003) destinée à faciliter le démantèlement des sous-marins de l'ère soviétique ;

- la Dimension septentrionale de l'Union européenne est un partenariat impliquant l'Union, la Russie, la Norvège et l'Islande. (cf. Troisième partie) ;

- l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et le Conseil OTAN-Russie sont les seules organisations, hormis le Conseil arctique (et l'ONU), qui regroupent l'ensemble des huit États arctiques. Mais ces deux enceintes traitant de questions de sécurité, sept pays (le G8 moins la Norvège) refusent que les enjeux de l'Arctique soient traités en leur sein ;

- le Conseil Arctique regroupe les huit États arctiques depuis 1996 et est l'institution montante de la région.

A. ORIGINE DU CONSEIL ARCTIQUE

Petit historique de l'Arctique,
d'après Ice and Water. Politics, Peoples and The Arctic Council , John English

Un lieu fait d'eau et de glace

La zone arctique présente différentes spécificités: un océan entouré de continents, un "espace" à délimiter dont la multitude de définitions territoriales est fortement liée aux enjeux politiques qui entourent la gouvernance du Conseil de l'Arctique. Historiquement, le Grand Nord a toujours été perçu comme une zone très incertaine, source de nombreux fantasmes. Les Grecs anciens qualifiaient ainsi d'Hyperboréens la population de géants de la zone au nord des montagnes froides riphéennes qui vivaient dans un monde de paix et de lumière. La conquête de l'Islande par les Vikings au IX e siècle, puis celle du Groenland en 982 et du Nord de l'Amérique furent vécues comme une extension des limites de l'imaginaire de l'Europe pour les siècles suivants.

L'Arctique se distingue de l'Antarctique par son peuplement. Ainsi, la partie arctique de l'Amérique du Nord était habitée par les Inuits -- le "peuple de Thulé" -- mais également par les Tuniit, civilisation qui s'éteignit vers 1500 en raison d'un réchauffement climatique. La forte présence inuit, toujours aujourd'hui, de la Sibérie au Groenland confère à ce peuple une forte légitimité qui a pesé dès la création du Conseil de l'Arctique.

À partir du XVI e siècle, les aspirations européennes à l'égard de l'Arctique se traduisirent par de grandes expéditions maritimes. Celles-ci répondaient tout d'abord à des motifs économiques, avec la recherche de ressources minières et de nouveaux passages. Mais elles répondaient également au désir des États-nations émergents d'imposer leur religion, leurs règles juridiques et leur souveraineté. Enfin, la croyance que la loi européenne s'appliquant à la propriété et aux personnes s'impose aux réalités et aux peuples découverts était profondément enracinée. Ce "droit de découverte" sur une "terra nullius" autorisait les Européens à développer de "véritables" structures politiques sur les populations découvertes.

La dureté des conditions climatiques provoqua la fin progressive de cette première période d'exploration moderne du Haut Arctique. Cependant, certains explorateurs britanniques (Henry Hudson, William Baffin), danois (Vitus Bering) et russes se montrèrent tenaces et contribuèrent largement à préciser la cartographie de la région. Ainsi, Bering découvrit en 1740 le détroit qui porte son nom et qui sépare l'Amérique de la Russie. Les Russes établirent une présence durable en Alaska. Au XIX e siècle, le second secrétaire de l'amirauté britannique John Barrow reprit l'exploration de l'Arctique, tentant de trouver un passage Nord-Ouest et d'atteindre le Pôle Nord -- tentative qui se révéla infructueuse.

Posséder l'Arctique

En 1867, les États-Unis acquirent l'Alaska auprès de la Russie, et devinrent alors une nation arctique. Dès le début du XX e siècle, à l'époque du développement colonial et de la compétition acharnée entre les grands empires, l'Arctique fut le théâtre de revendications territoriales. La course au Pôle Nord (Robert Peary, américain; Fridtjof Nansen et Roald Amundsen, norvégiens) fut marquée par le symbole des drapeaux dressés sur ces nouvelles terres. Néanmoins, l'émergence contemporaine de l'anthropologie moderne contribua à une meilleure connaissance des cultures non-occidentales.

L'après Première Guerre mondiale marqua le début de la dislocation des empires et l'apparition de nouvelles nations, comme la Finlande en 1917. La formation d'un nouvel ordre mondial eut un profond impact sur l'Arctique. Le développement de la souveraineté nationale exclusive posa les fondations d'une autorité étatique sur le Nord, qui perdure aujourd'hui au sein du Conseil de l'Arctique. Ainsi, le Canada et la Russie en particulier tentèrent d'imposer la présence étatique dans la région, s'assurer la possession des terres et des eaux environnantes, ou encore soumettre les populations locales.

L'Arctique devint ensuite une place majeure de la Seconde Guerre mondiale en Europe, avec par exemple le ravitaillement venu de l'Amérique et de l'Angleterre à destination de l'URSS à Mourmansk et Archangel. Les États-Unis occupèrent le Groenland à partir de 1941. L'Arctique devint ensuite un front majeur de la Guerre Froide. De 1946 à 1957, les régions arctiques se retrouvèrent au coeur des tensions car l'Océan Arctique présentait la route la plus courte entre les États-Unis et l'URSS; elles furent donc le théâtre d'une militarisation croissante. Cependant, il est à noter qu'une coopération importante émergea au sein du bloc de l'Ouest. Entre 1958 et 1980 se développa un intérêt grandissant dans le Nord, dû au développement de la culture nordiste qui appelait à la sauvegarde du peuple inuit, ainsi qu'à un appétit croissant pour les ressources naturelles présentes en Arctique. En 1959, le Traité de l'Antarctique exclut la militarisation de l'Antarctique et affirma que ses ressources n'étaient propriété d'aucune nation; mais l'Arctique, étant une région habitée largement sous souveraineté directe d'États importants, ne bénéficia pas d'un traité semblable. De 1973 à 1982, la Conférence des Nations Unies sur le Droit de la Mer (UNCLOS) établit le droit des pays côtiers à légiférer dans leur Zone économique exclusive.

La volonté d'exploiter les ressources de l'Arctique se heurta néanmoins à la nécessaire reconnaissance des droits des peuples autochtones. Dans les années 1960 et 1970, les organisations naissantes représentatives des populations autochtones associèrent les droits des autochtones à la protection de l'environnement du Grand Nord. En 1973 apparut l'idée d'organiser une conférence des peuples arctiques. En 1977 fut créée la Conférence circumpolaire inuit (ICC), qui deviendrait la principale ONG présente à la création du Conseil de l'Arctique.

Les Finlandais à la manoeuvre

Après un regain des tensions de la Guerre Froide dans les années 1970, le discours de Gorbatchev à Mourmansk en 1987 appela une coopération accrue dans les régions arctiques. Les Finlandais y répondirent avec enthousiasme et proposèrent la tenue d'une conférence internationale permettant une coopération multilatérale des 8 pays arctiques sur la coopération scientifique et l'environnement, thématiques plus fédératrices en Occident que le désarmement. Après des hésitations américaines et soviétiques, cette première conférence eut lieu à Rovaniemi (Finlande) du 20 au 26 septembre 1989, et accoucha de différents groupes de travail. Le Premier ministre canadien, Brian Mulroney, proposa alors la création d'un Conseil de l'Arctique, ce qui eut peu d'écho international en raison notamment de la manière d'associer certains États non-arctiques mais très impliqués dans la recherche polaire (comme la RFA, le Royaume-Uni ou la France).

En avril 1990, la conférence de Yellowknife (Canada) précisa les objectifs de l'Arctic Environmental Protection Strategy (AEPS), fondés sur le développement durable de la région dans le respect des populations autochtones. Après deux nouvelles réunions préparatoires (à Kiruna, Suède, janvier 1991 et Rovaniemi, Finlande, juin 1991), la première conférence des États arctiques au niveau ministériel se tint le 14 juin 1991 à Rovaniemi, avec l'adoption notable de l'AEPS. Le Conseil de l'Arctique sera finalement créé par la Déclaration d'Ottawa du 19 décembre 1996, en présence d'organisations de peuples autochtones et de trois États non-arctiques.

1. De la Stratégie de protection environnementale de l'Arctique au Conseil Arctique

La première réunion des huit États arctiques, proposée par la Finlande en 1989 pour arrêter des mesures visant à protéger l'environnement dans la région, s'est tenue le 14 juin 1991 à Rovaniemi (Finlande). Cette première réunion a permis de mettre en place la structure du futur Conseil arctique, avec la présence d'organisations de peuples autochtones comme « Participants permanents » ainsi que d'États non-arctiques (l'Allemagne, la Pologne et le Royaume-Uni) admis à observer ces travaux.

Par une Déclaration commune, les États ont alors adopté une Stratégie de protection environnementale de l'Arctique (AEPS) visant principalement à : protéger l'environnement et les populations arctiques ; promouvoir l'exploitation durable des ressources ; prendre en compte les cultures et savoirs traditionnels dans la protection de l'Arctique ; faire un point régulier sur l'état de l'environnement et limiter les pollutions.

En septembre 1993, la réunion à Nuuk (Groenland) des ministres des affaires étrangères des États arctiques institutionnalise les groupes de travail internationaux, dont les orientations sont fixées par une nouvelle réunion de l'AEPS en mars 1996 à Inuvik (Canada). Le succès de l'AEPS et l'activité croissante des groupes de travail ont conduit les ministres à organiser une nouvelle réunion en septembre 1996 à Ottawa pour renforcer la coopération pan-arctique et l'étendre à de nouveaux thèmes.

2. Vocation et montée en puissance du Conseil arctique

La Déclaration d'Ottawa du 19 septembre 1996 a créé le Conseil arctique, conçu comme un forum intergouvernemental sans personnalité juridique chargé de promouvoir la coopération et le développement durable en Arctique . Le Conseil arctique est compétent pour traiter de tout sujet arctique, à l'exception de ceux liés à la « sécurité militaire », et se concentre en pratique sur les atteintes à l'environnement, la recherche scientifique, le développement durable, le bien-être des populations locales ou encore la navigation maritime. Enfin, la Déclaration d'Ottawa a entériné l'existence des Participants permanents et la présence d'observateurs aux réunions.

Il a également été décidé à Ottawa que l'AEPS serait absorbée par le Conseil arctique à l'issue de sa dernière réunion en 1997. L'architecture du Conseil a ensuite été complétée avec l'adoption d'un règlement intérieur, l'admission formelle des premiers Participants permanents et observateurs et la constitution de nouveaux groupes de travail, augmentant leur nombre à six.

3. Orientations de la dernière réunion du Conseil Arctique le 27 mars à Yellowknife au Canada

Le Canada a voulu donner à sa présidence du Conseil Arctique deux axes principaux : le développement d'un volet économique du Conseil et la meilleure prise en compte des populations autochtones. C'est surtout sur le premier axe que la réunion du 27 mars des Hauts responsables pour l'Arctique a présenté une orientation nouvelle.

Création d'un futur Conseil économique de l'Arctique ( Arctic Economic Council )

Une "task force" avait été mise en place suite à la réunion ministérielle de Kiruna en 2013 en vue de créer un conseil économique de l'Arctique. Celle-ci a présenté son projet.

Conçu comme indépendant du Conseil Arctique, il doit promouvoir le développement économique durable dans l'Arctique en facilitant les activités économiques et les investissements, notamment au bénéfice des peuples autochtones et des PME. Le Conseil pourra aussi formuler des recommandations au Conseil Arctique et il sera ouvert aux observateurs. Les États et les Participants permanents ont été appelés à nommer des représentants issus des milieux d'affaires, en vue de la première réunion qui devrait établir ce Conseil. Si toutes les délégations se sont félicité de ce projet, l'Inuit Circumpolar Council a appelé à la vigilance, car certaines activités économiques pouvaient être destructrices des modes de vie traditionnels. Il n'en demeure pas moins que les Participants permanents, qui portent la voix des peuples autochtones, soutiennent ce projet dont ils attendent des améliorations de leur niveau de vie.

Ce projet marque une nouvelle étape dans la vie du Conseil Arctique, qui se renforce et se structure un peu plus. À terme, ce nouveau Conseil économique de l'Arctique devrait fédérer, voire remplacer les différents fora qu'organise chaque Participant individuellement.

Concernant le mieux vivre des populations autochtones , plusieurs travaux sont en cours sur une meilleure prise en compte des savoirs traditionnels :

- promotion des modes de vie traditionnels. Le groupe de travail sur le développement durable (SDWG) préparerait un compendium des meilleures pratiques en matière de préservation et d'adaptation des modes de vie traditionnels. Ce projet, piloté par le Canada, est justifié par l'importance des modes de vie traditionnels pour le bien-être des populations autochtones. Il doit établir trois indicateurs de mieux-vivre (contrôle de l'individu sur son destin, identité culturelle des personnes et des communautés, rapport avec la nature) et élaborer une stratégie de communication afin de diffuser les bonnes pratiques auprès des communautés autochtones et des décideurs ;

- promotion des savoirs traditionnels et locaux. Sur la base de la déclaration ministérielle de Kiruna, les Participants permanents ont commencé à identifier dans le cadre du SDWG les moyens d'intégrer les savoirs traditionnels dans les travaux du Conseil Arctique et dans les processus de décision locaux. Un pré-rapport comportant 7 grands principes et les moyens de mettre en oeuvre les meilleures pratiques est en cours de préparation et des recommandations devraient être formulées en 2015 ;

- facilitation de l'adaptation au changement climatique. Le SDWG travaille à la création d'un portail internet qui permettra de regrouper et d'échanger les bonnes pratiques en matière d'adaptation des communautés autochtones au changement climatique. Le défi est de rendre ce portail dynamique et son contenu suffisamment concret pour qu'il suscite les échanges et la participation. Le projet est mené avec le soutien du gouvernement du Yukon et en partenariat avec l'université de Fairbanks (Alaska).

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