C. UN OBSTACLE À L'ÉGALITÉ ENTRE HOMMES ET FEMMES

1. L'exercice volontaire d'un « métier comme un autre » : quelle réalité ?

Lors de son audition par la délégation, Janine Mossuz-Lavau 63 ( * ) a relativisé le poids des réseaux et de la traite, estimant que la prostitution indépendante constituait une part non négligeable du phénomène, comme l'attestent les étudiantes se prostituant via Internet pour financer leurs études. La sociologue a également cité le cas de trois prostituées qui se seraient cotisées pour se débarrasser de leur proxénète en recourant à un « mercenaire ». Elle a considéré que la prostitution ne relevait pas de la marchandisation du corps humain, soulignant que les personnes prostituées « repartent avec leur corps » : la prostitution relève, dans cette logique, d'une « prestation » sans commune mesure, selon Janine Mossuz-Lavau, avec par exemple la vente d'organes.

Certains observateurs de terrain 64 ( * ) mettent en évidence, par-delà les réseaux, l'existence de différentes formes de prostitution.

Ce constat appelle selon eux des réponses différenciées, les réseaux ne représentant qu'une partie d'un système qui ferait une part encore importante à la prostitution « traditionnelle » exercée - sans proxénète - par des femmes dont ils soulignent la « normalité » : elles travaillent tels jours, de telle heure à telle heure, prennent des vacances, s'occupent de leurs enfants, ont une vie de famille, certaines ont parfois fait des études... Leur revendication est d'être reconnues en tant que telles, de cesser d'être stigmatisées et d'avoir accès à certains droits.

Selon Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du nid 65 ( * ) , on ne peut toutefois parler de consentement s'agissant de personnes qui « se battent pour survivre », de même que, de son point de vue, l'on ne saurait présumer véritablement consentants ceux qui, pressés par le besoin, travaillent pour un salaire inférieur au SMIC...

Certains observateurs établissent par ailleurs un parallèle entre l'entrée dans la prostitution et l'emprise mentale, qui exclut a priori l'existence d'un véritable consentement. Selon Ernestine Ronai, coordinatrice nationale « Violences faites aux femmes » à la MIPROF, l'entrée dans la prostitution commence par la rencontre avec un « individu à la recherche d'une personne fragilisée » ; « c'est l'agresseur qui va chercher sa victime » 66 ( * ) . Comme dans le cas de l'emprise mentale 67 ( * ) , la victime rencontre la mauvaise personne au mauvais moment...

De nombreux spécialistes du sujet nient de ce fait qu'il puisse exister une prostitution volontaire : « Un esclave peut-il reconnaître qu'il est un esclave ? » 68 ( * ) . On peut évoquer à cet égard la volte-face d'Ulla qui, en 1975, à la tête du mouvement des prostituées, prétendait exercer cette activité librement, indépendamment de tout proxénète : elle révèle aujourd'hui qu'elle était « maquée », comme la plupart des filles, et demande comment l'opinion a pu la croire à l'époque et ajouter foi à ses allégations.

Par ailleurs, de l'avis de certains observateurs, toute activité prostitutionnelle semble vouée à être rapidement repérée par un proxénète ou un réseau. Ainsi, il semble peu fréquent qu'une personne puisse se prostituer durablement de manière indépendante sans tomber sous la coupe d'un proxénète ou d'un réseau.

Les défenseurs du point de vue selon lequel la prostitution serait un métier comme un autre relativisent toutefois le phénomène de la traite des êtres humains, notant, comme « Maîtresse » Gilda 69 ( * ) , porte-parole du STRASS ou Syndicat du travail sexuel, que l'exploitation sexuelle n'est qu'un aspect d'un phénomène qui concerne aussi des secteurs d'activité comme le bâtiment, le textile ou la restauration. Ces secteurs sont responsables tout autant, d'après elle, de l'esclavage de leurs victimes, alors-même que les acheteurs des T-shirts fabriqués dans des ateliers clandestins n'ont pas été pénalisés... Le parallèle contestable ainsi effectué entre l'achat d'un T-shirt et celui de relations sexuelles est éclairant.

D'autre part, le terme même de « travailleur du sexe » auquel se réfèrent les partisans de la liberté d'exercer la prostitution, parmi lesquels le STRASS ou Syndicat du travail sexuel, ne saurait être retenu par la délégation. Au risque que ces propos soient caricaturés au nom d'un prétendu moralisme excessif, le terme de travail doit être vigoureusement proscrit pour qualifier ce qui ne saurait être considéré que comme une aliénation : celle qui consiste, pour un être humain, à louer son corps contre de l'argent.

Dans le même esprit, on ne peut que trouver contestable la logique sous-tendue par les législations des pays qui, comme l'Espagne, les Pays-Bas ou l'Allemagne considèrent le proxénète comme un entrepreneur auquel un statut est reconnu au nom de la liberté d'entreprise.

Les questions qu'il faut que chacun se pose à cet égard sont les suivantes :

- si la prostitution est un travail comme un autre, peut-on souhaiter que son enfant, son compagnon ou sa compagne l'exerce ?

- si la profession de proxénète est une profession comme une autre, peut-on concevoir d'encourager son enfant, son compagnon ou sa compagne à l'exercer ?

2. Un argument à rejeter : la liberté de se prostituer au nom de la liberté sexuelle

L'une des justifications de la prostitution résiderait, selon certains, dans la liberté de disposer de son corps .

Cet argument est avancé non seulement par les partisans de la notion de « travail du sexe » 70 ( * ) mais aussi, notamment, par les signataires d'un texte dénommé « manifeste des 343 salauds » publié en octobre 2013 dans le cadre du débat suscité par la proposition de loi de l'Assemblée nationale. Robert Badinter, lors de son audition par la commission spéciale du Sénat, le 14 mai 2014, a fait valoir que le droit pénal n'avait pas à intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles entre adultes consentants, qui constituait un élément de la liberté individuelle.

Dans la logique des auteurs du manifeste précité, contre lequel s'est élevée la délégation aux droits des femmes, le droit à disposer de son corps serait le corollaire du droit de disposer du corps d'une autre personne à des fins sexuelles.

Et le droit de disposer du corps d'une autre personne serait justifié, aux yeux de ceux que cette logique ne révolte pas, par le fait que les hommes ne pourraient lutter contre leurs pulsions sexuelles.

La délégation aux droits des femmes considère que la prostitution ne saurait se justifier par la liberté sexuelle, qui ne doit en aucun cas passer par la marchandisation d'un corps.

La délégation estime qu'aucune pulsion sexuelle n'autorise à louer un corps humain et que la liberté sexuelle suppose le désir partagé de partenaires consentants et égaux .

3. La lutte contre la prostitution s'inscrit dans la lutte pour les droits humains

Face aux affirmations contestables selon lesquelles la prostitution serait une activité comme une autre, voire - ce que la délégation conteste - l'exercice d'une liberté, la délégation considère qu'il faut s'en tenir à des principes fondamentaux simples : la prostitution s'inscrit dans un schéma social où l'appropriation du corps des femmes est possible, ce qui rend impossible toute égalité entre hommes et femmes.

Comme le rappelle le Front des Norvégiennes, qui a formalisé l'ensemble des arguments et contre-arguments relatifs à la prostitution 71 ( * ) : « Les garçons naissent dans une société où ils apprennent que le sexe est basé sur leurs pulsions et leurs besoins, tandis que les filles apprennent à percevoir leur corps comme un objet à façonner pour éveiller la sexualité des garçons, c'est-à-dire au bénéfice de quelqu'un d'autre. La société entraine le garçon à être et à se penser comme sujet, et la fille à être et à se penser comme objet ».

Le préambule de la loi suédoise de 1999 a très clairement posé ce lien étroit entre inégalité et prostitution : « Il n'y aura pas d'égalité possible tant que l'on pourra louer ou acheter le corps des femmes » .

La lutte contre la prostitution s'inscrit donc dans les combats pour les droits de l'Homme , comme le rappelle le rapport de la députée européenne Mary Honeyball, Exploitation sexuelle et conséquences sur l'égalité entre les femmes et les hommes , adopté le 4 février 2014 par la commission des droits de la femme et de l'égalité des genres (FEMM) du Parlement européen et adopté en séance le 26 février 2014.

La résolution adoptée avec le rapport de la députée :

- considère que « la prostitution et la prostitution forcée sont des formes d'esclavage incompatibles avec la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux » ,

- et reconnaît que « la prostitution, la prostitution forcée et l'exploitation sexuelle [...] sont contraires aux principes régissant les droits de l'Homme, parmi lesquels l'égalité entre hommes et femmes » .

La délégation estime que c'est en réalité la question, beaucoup plus large, de l'égalité entre hommes et femmes que pose le débat sur la prostitution.


* 63 Voir le compte rendu du 20 février 2014.

* 64 Voir par exemple l'audition des responsables de l'association « Les amis du bus des femmes » par la commission spéciale de l'Assemblée nationale, 31 octobre 2013, p. 209-223.

* 65 Voir le compte rendu du 14 mars 2013.

* 66 Voir le compte rendu du 6 février 2014.

* 67 Voir par exemple, s'agissant du phénomène d'emprise mentale dans le contexte sectaire, le rapport de notre collègue Jacques Mézard pour la commission d'enquête du Sénat Dérive thérapeutique et dérive sectaire : la santé en danger (n° 480, 2012-2013).

* 68 Compte rendu des auditions de la commission spéciale de l'Assemblée nationale, 30 octobre 2013, p. 204.

* 69 Compte rendu des auditions de la commission spéciale de l'Assemblée nationale, 31 octobre 2013, p. 220.

* 70 Les représentants du STRASS auditionnés par la commission spéciale le 9 avril 2014 ont considéré la pénalisation du client comme une « grave régression en matière de liberté publique » car elle concerne la « sexualité ente adultes consentants ».

* 71 Cité sur Sisyphe.org, site canadien.

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