B. LE PARTENARIAT ORIENTAL NE DEVRAIT PAS ÊTRE INCOMPATIBLE AVEC LE RAPPROCHEMENT UNION EUROPÉENNE / RUSSIE

La mise en place par l'Union européenne d'un Partenariat oriental avec les pays voisins de la Russie a été vécue par celle-ci comme une incursion dans sa sphère d'influence. Le Partenariat oriental s'appuyait en outre à l'origine sur des gouvernements cherchant à s'affranchir depuis des années de la tutelle russe, à l'image de la Géorgie (révolution des roses en 2003), de l'Ukraine (révolution orange de 2004) et de la Moldavie (révolution Twitter en 2009). Il venait en quelque sorte contrarier le retour en force de Moscou sur la scène politique internationale.

Ce nouvel élan à la politique européenne de voisinage s'inscrivait de surcroît dans un contexte marqué par un ralentissement du rapprochement avec la Russie, avant qu'un nouvel élan ne lui soit donné avec le Partenariat pour la modernisation. Censées coopérer, la Russie et l'Union européenne se sont retrouvées de fait en situation de concurrence sur ces territoires, la promotion du modèle européen étant assimilée à une menace sur les intérêts russes dans la région. Cette opposition larvée semblait de fait mue par l'idée que chacun des protagonistes souhaitait faire de cette région un véritable glacis, le protégeant de l'autre.

1. Dépasser la logique de « glacis »

Conçue par l'équipe qui venait de consacrer sept années à préparer l'arrivée de dix nouveaux États membres, la politique européenne de voisinage (PEV) s'efforce de promouvoir les standards européens auprès des pays frontaliers de l'Union, qu'il s'agisse des valeurs ou de la gouvernance économique et politique. Sans offrir des perspectives d'adhésion 2 ( * ) , cette orientation devait déboucher sur un rapprochement concret. Sur le plan géographique, cette politique n'est pas circonscrite aux trois États d'Europe centrale hors Union européenne (Ukraine, Moldavie et Biélorussie), puisqu'elle inclut seize pays, dont toute l'Afrique du Nord, le Proche-Orient (Israël, Palestine, Liban et Syrie), la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan.

Concrétisation de la politique européenne de voisinage à l'Est du continent et pendant de l'Union pour la Méditerranée, le Partenariat oriental a été porté sur les fonts baptismaux lors du sommet de Prague, le 7 mai 2009. Cette initiative conjointe de la Pologne et de la Suède avait pour objectif la signature de nouveaux accords d'association avec six pays - Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine - devant faciliter leur intégration graduelle dans l'économie de l'Union européenne. La mise en place de zones de libre-échange est notamment prévue par le biais d'accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA). Par-delà, l'Union européenne entendait favoriser la liberté de circulation des personnes et surtout, par le biais d'accords d'association, favoriser un rapprochement politique avec ces États, quand bien même ces États n'aspirent pas tous au même statut à l'égard de l'Union européenne (la Géorgie et l'Ukraine ont ainsi signifié par le passé leur souhait d'adhérer un jour). Plus de 2,5 milliards d'euros ont été dégagés par l'Union européenne pour soutenir le Partenariat sur la période 2010-2013. La Banque européenne d'investissement a, quant à elle, triplé son activité de prêt à destination des pays concernés, passant de 631 millions d'euros en 2010 à 1,8 milliard d'euros en 2013.

Le volet politique a été mis en avant en 2011, lors de la révision de la PEV. L'accent a alors été mis sur le concept de « démocratie profonde et durable », sept critères étant mis en avant : élections, liberté des médias, droits d'association et de rassemblement, droits de l'Homme et non-discrimination, indépendance de la justice, qualité de l'administration publique, niveau de corruption et responsabilité politique.

Les avancées du Partenariat oriental restent pour l'heure relativement modestes, surtout si l'on se réfère à ce critère démocratique. Les avancées démocratiques en Géorgie et en Ukraine sont aujourd'hui partiellement remises en question, même si avec la Moldavie, ces États sont les plus proches des standards européens en la matière. L'Arménie sort quant à elle d'une longue crise politique, alors que la Biélorussie et l'Azerbaïdjan constituent de véritables autocraties.

Le rapprochement économique est, pour sa part, tributaire de réformes structurelles lourdes à mettre en place. Celles-ci visent principalement les normes sanitaires et phytosanitaires (SPS) et la politique de concurrence. La proximité dans ces pays des milieux d'affaires avec le pouvoir politique fragilise une progression rapide vers les standards européens en matière de concurrence et de réforme des aides d'État. En ce qui concerne les SPS, leur adaptation est pour l'heure coûteuse, dans un contexte marqué par les difficultés financières rencontrées par la plupart de ces pays. Un programme européen doté de 167 millions d'euros est néanmoins censé financer la convergence des législations des États concernés avec l'acquis communautaire.

L'influence russe n'a, quant à elle, pas connu de véritable repli, Moscou usant de tous les moyens : promotion du projet d'Union douanière eurasiatique que vient de rejoindre l'Arménie, trois ans après la Biélorussie ; annonce d'une aide économique à l'Ukraine ; menace de rétorsions commerciales, à l'image de l'embargo russe sur les vins moldaves 3 ( * ) ou sur le chocolat ukrainien ; instrumentalisation de l'appui militaire russe en Arménie ; déplacement de la ligne de démarcation en Géorgie ; annonce d'une augmentation des prix de l'énergie pour l'ensemble de la région. Cette pression russe s'est intensifiée à l'approche du sommet du Partenariat oriental organisé à Vilnius les 28 et 29 novembre 2013 et qui devait initialement aboutir à la signature de quatre accords d'association avec l'Arménie, la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine. Elle s'est également traduite par des mesures de rétorsion à l'égard de la Lituanie, principal promoteur du Partenariat oriental. Les autorités douanières russes ont ainsi bloqué des camions de transport à la frontière lituanienne pendant 20 jours en août 2013, provoquant de lourdes pertes pour l'industrie du fret. Entre août et la mi-septembre 2013, la douane russe a, par ailleurs, ralenti le trafic lituanien entrant et sortant de l'enclave de Kaliningrad, ne laissant pas passer plus de deux voitures immatriculées en Lituanie par heure. Les importations de produits laitiers lituaniens en Russie sont, quant à elles, suspendues depuis le 7 octobre 2013.

En tout état de cause, le Partenariat oriental n'a pas réussi à incarner une véritable alternative pour la plupart des États concernés, dont les relations économiques mais aussi militaires avec la Russie ou la situation géographique (Arménie, Azerbaïdjan) fragilisent tout rapprochement définitif avec l'Union européenne. Le cas arménien est particulièrement éloquent, l'Union européenne étant dans l'incapacité d'offrir une garantie de sécurité à ce pays dans son conflit avec l'Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabagh. C'est dans ce contexte qu'il faut analyser le souhait d'Erevan de rejoindre l'Union douanière eurasiatique et de rendre ainsi caduque la possibilité d'un accord de libre-échange complet et approfondi avec l'Union européenne. Le refus de l'Ukraine de signer dès à présent l'accord d'association est motivé par diverses raisons, dont certaines tiennent à des questions de politique intérieure. Il n'en demeure pas moins que le coût de la mise en place de la zone de libre-échange pour l'économie locale - 160 milliards d'euros selon les estimations ukrainiennes, récusées par la Commission européenne - a été mis en avant par le Gouvernement pour justifier l'ajournement de la signature. Un tel argument souligne un peu plus l'absence de séduction du projet européen dès lors qu'il n'offre aucune perspective d'adhésion. S'il ne s'agit pas de légitimer les mesures employées par Moscou pour vider de sa substance le Partenariat oriental à l'occasion du sommet de Vilnius, les hésitations des États concernés doivent être entendues.

De fait, seules la Géorgie et la Moldavie ont signé un accord d'association, prévoyant l'instauration d'une zone de libre-échange avec l'Union européenne. Cet échec relatif doit déboucher sur une réorientation du Partenariat oriental. Si le rapprochement économique avec l'Ukraine ou l'Arménie ne peut aboutir, rien n'interdit de se concentrer sur la coopération politique avec les six pays, avec une logique de projet. À tout le moins, il convient de ne contraindre quiconque à choisir, au contraire, car ces pays peuvent assister l'Union européenne dans ses contacts avec la Russie. Le Partenariat oriental devrait constituer un levier pour un rapprochement avec Moscou, et non apparaître comme un aspect d'une lutte d'influence.

L'avenir des relations avec la Russie, mais aussi du Partenariat oriental, suppose aujourd'hui une décrispation sur l'énergie et l'engagement d'une coopération avec l'Union douanière eurasienne.

2. Dépasser les conflits d'intérêts dans le domaine de l'énergie

Selon certains observateurs, le refus de l'Arménie et de l'Ukraine de signer des accords de libre-échange avec l'Union européenne résultent pour partie de pressions russes sur le prix de l'énergie. Il est crédible que la menace d'une hausse des tarifs ait pesé sur la décision : l'augmentation du prix du gaz en 2008 avait plongé l'Arménie dans une grave crise économique ; en 2011, l'arme des prix a déjà été employée envers la Lituanie, d'où l'adoption d'un dispositif législatif à même de compromettre la position dominante de Gazprom à la fois producteur et distributeur de gaz. Dans le même esprit, Gazprom avait agité la menace de pannes si les questions gazières venaient à être politisées, après la publication par la Commission européenne d'un Livre vert sur la stratégie européenne de l'énergie en mars 2006. Il convient de rappeler que l'État russe est l'actionnaire majoritaire de cette société.

Signataire du traité sur la Charte de l'énergie dès 1994, la Russie a déclaré en août 2009 ne pas avoir l'intention de le ratifier, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas de participer à son fonctionnement. Les autres États ayant signé ce traité sans l'avoir ratifié sont l'Australie, la Biélorussie, l'Islande et la Norvège.

Ce contexte permet de comprendre le sens du point 8 de la Déclaration commune adoptée lors du sommet inaugural du Partenariat oriental en mai 2009 : « Le Partenariat oriental a pour but de renforcer la sécurité énergétique au travers de la coopération en ce qui concerne la stabilité et la sécurité de l'approvisionnement et du transit énergétiques à long terme ». La suite mentionne « des dispositions relatives à l'interdépendance énergétique ».

Adopté par l'Union européenne en 2009, le « troisième paquet énergétique » participe du même objectif : assurer l'approvisionnement énergétique. La nouvelle réglementation européenne met ainsi en place une clause dite « pays tiers » qui impose une certification à tous les opérateurs détenus par des actionnaires résidant hors de l'Union européenne. Ces dispositions sont parfois désignées comme « clauses anti-Gazprom », une expression qui résume bien les tensions qu'elles suscitent. Les compagnies visées doivent démontrer qu'elles ne portent pas atteinte à la sécurité énergétique de l'Union européenne ; leurs activités de production et de transport d'énergie doivent être dégroupées. Ainsi, la législation européenne vient contrer la stratégie de Gazprom qui approvisionne l'Union européenne via ses gazoducs Northstream , Yamal et à terme Yamal II, voire Southstream . S'appuyant sur le troisième paquet énergétique, la Lituanie a adopté début 2011 une loi que le gouvernement a mise en oeuvre en octobre de la même année en adoptant un plan réorganisant à l'échéance du 31 octobre 2014 sa compagnie de gaz, Lietuvos Dujos, détenue à 38,9% par l'Allemand E.On Ruhrgas, à 37,1% par Gazprom et à 17,7% par l'État lituanien. La Lituanie avait choisi ainsi la voie la plus directe envers Gazprom pour appliquer le paquet énergie. Après que Gazprom a menacé d'engager un contentieux judiciaire, le ministre lituanien de l'énergie, M. Arvydas Sekmokas a saisi la Commission européenne contre Gazprom, en invoquant « des pressions économiques et politiques » destinées à « entraver une concurrence loyale parmi les fournisseurs de gaz ». Cette plainte a débouché en septembre 2012 sur l'ouverture d'une procédure pour entrave à la concurrence au sein des trois pays baltes, en Bulgarie, en Hongrie, en Pologne en Slovaquie et en République tchèque.

Malgré les encouragements de l'Union européenne, le gazoduc Nabucco - qui devait relier l'Iran et l'Azerbaïdjan au continent européen en contournant la Russie pour conforter la sécurité de l'approvisionnement - parait ne jamais devoir être réalisé. En effet, l'Allemagne a privilégié le gazoduc North Stream promu par Gazprom. La Pologne a signé un accord avec la Russie le 29 octobre 2010 permettant d'appliquer le troisième paquet énergétique sans affaiblir Gazprom, propriétaire du gazoduc Yamal qui débouche en Pologne après avoir traversé la Biélorussie. L'Azerbaïdjan ayant opté le 28 juin 2013 pour le gazoduc TANAP - dont le tracé part d'Azerbaïdjan pour arriver en Grèce via la Turquie - le projet Nabucco semble définitivement écarté.

Il convient dans le domaine énergétique de ne pas céder à une vision réductrice. La dépendance économique russe avérée envers son débouché européen va de pair avec la dépendance énergétique relative de l'Union européenne envers la Russie. L'accord de 2010 entre Varsovie et Moscou sur l'application du troisième paquet énergétique démontre que des terrains d'entente sont possibles entre l'Union européenne et la Russie. Il existe d'ores et déjà un cadre pour ce partenariat : le dialogue Union européenne-Russie sur l'énergie lancé en 2000 et réorganisé en 2008. Cette enceinte doit être le cadre propice pour des négociations techniques dépassionnées permettant de sécuriser l'approvisionnement de l'Union européenne et respecter les préoccupations industrielles russes.

L'indispensable réorientation du Partenariat oriental doit encourager cette décrispation.

3. Créer un partenariat avec l'Union douanière eurasiatique

Lancé en juillet 2010, le projet d'Union douanière eurasiatique réunit pour l'heure la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie. Elle s'est traduite un an après son lancement par la suppression des droits de douane entre les pays associés, combinée avec l'application d'un tarif extérieur commun. La Russie souhaite transformer cette structure en « Union eurasienne » dès 2015.

Ayant annoncé en septembre 2013 son souhait de rejoindre ce dispositif, l'Arménie ne peut signer l'accord de libre-échange avec l'Union européenne, dont les dispositions tarifaires couvraient la quasi-totalité des échanges commerciaux avec l'Union européenne. Dans le cadre de l'Union douanière eurasiatique, les tarifs douaniers seraient négociés entre la Commission européenne et la Commission de l'Union douanière eurasiatique.

La création de l'Union douanière a pu être motivée par la volonté de fragiliser le Partenariat oriental et les accords de libre-échange complet et approfondi, mais ce dispositif ne parait pas sans fondement, puisqu'il correspond aux liens économiques étroits qui existent entre la Russie et les pays concernés, en l'occurrence l'Arménie. La Russie est en effet le premier partenaire commercial de ce pays, dont elle achète l'essentiel des exportations. L'intégration de l'Arménie à l'Union douanière devrait également se traduire par des investissements russes dans les transports ferroviaires : la compagnie RJD (Rossiyskie jelesnie dorogui, Chemins de fer de Russie ) devrait verser 500 millions de dollars pour désenclaver l'Arménie grâce à une voie vers la Russie. Une nouvelle tranche de la centrale électronucléaire Metsamor devrait en outre être construite sur fonds russes.

Dans ces conditions, il pourrait être opportun que l'Union européenne lance des négociations commerciales avec l'Union douanière eurasiatique en vue de créer une vaste zone de libre-échange. De telles négociations favoriseraient indubitablement le renforcement des relations entre l'Union européenne et la Russie.


* 2 L'expression « tout sauf l'adhésion » revient à Romano Prodi, président de la Commission européenne du 16 septembre 1999 au 29 octobre 2004.

* 3 30 % de la production des vins moldaves est vendue en Russie. Le coût de cet embargo est estimé à 5 millions de dollars mensuels pour la Moldavie.

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