B. UN IMPACT ÉCONOMIQUE POTENTIELLEMENT IMPORTANT

Si, aux États-Unis, l'impact économique de l'exploitation des hydrocarbures de roche-mère est avéré, cet impact est toutefois difficilement transposable à l'Europe, en l'absence de connaissance précise de nos réserves.

Ce qui est certain, c'est que la « révolution énergétique » américaine a des retombées en termes de compétitivité, au détriment des entreprises situées sur le sol européen.

1. Aux États-Unis d'Amérique, un impact économique très important sans effet d'éviction notable sur les énergies renouvelables

Selon les dernières estimations de l'agence américaine d'information sur l'énergie (EIA), les États-Unis recèleraient 1,161 trillion de pieds cubiques (TcF) 83 ( * ) de réserves de gaz non conventionnel et 48 milliards de barils de pétrole non conventionnel. Par comparaison, les chiffres respectifs pour la France seraient de 137 TcF 84 ( * ) de gaz (un peu plus de 8 fois moins) et 4,7 Mds de barils de pétrole (un peu plus de 10 fois moins).

Toute extrapolation de la situation américaine serait hasardeuse, mais on ne peut que constater le très fort impact du développement de la production d'hydrocarbures non conventionnels aux États-Unis depuis 10 ans. Il y a cinq ans, les États-Unis s'apprêtaient à importer massivement du gaz et du pétrole, ils visent désormais une quasi-autosuffisance à moyen terme.

Source : Resources for the future (d'après EIA)-
The state of state shale gas regulation- mai 2013

Source : EIA Annual energy outlook 2013

a) Un impact économique très important

Les schémas ci-dessus dénotent un certain découplage entre le gaz et le pétrole : la production de gaz est significativement accrue, selon l'US Geological Service, les réserves non conventionnelles ( shale gas , tight gas et coalbed methane ) seraient équivalentes à 100 ans de la consommation américaine d'aujourd'hui. Pour ce qui est du pétrole, les réserves non conventionnelles ( tight oil , en jaune) ne font que différer une baisse de production qui paraît inéluctable à moyen terme. Toutefois, à très court terme, on observe actuellement une progression de la production de pétrole non conventionnel, tandis que celle du gaz tend à se stabiliser en 2013 autour de 25 Mds de pieds cubes par jour (bcfd).

Ainsi, selon l'EIA, les États-Unis pourraient devenir exportateurs nets de gaz en 2020, mais resteraient importateurs de pétrole, à hauteur de 37 % de leurs besoins en 2040 (contre 45 % en 2011). 85 ( * )

L'impact économique de la production d'hydrocarbures non conventionnels peut être mesuré à partir de cinq variables fondamentales : les prix, la balance des transactions courantes, la croissance, l'emploi et les déficits publics 86 ( * ) .

Les prix du gaz ont fortement baissé aux États-Unis, passant de 15 dollars/MBtu 87 ( * ) en 2008 à 4 dollars en 2013 (après une baisse jusqu'à 3 dollars), ce qui est 2,5 à 3 fois moins élevé qu'en Europe. Le découplage avec le pétrole s'observe là aussi, car le marché du pétrole reste très mondialisé : si les prix du gaz sont maintenant distincts aux États-Unis et dans le reste du monde, ceux du pétrole restent du même ordre de grandeur. Cela a pour effet d'inciter à la substitution de gaz au pétrole, par exemple dans les services de transports collectifs.

La baisse des prix du gaz pourrait permettre une baisse des prix de l'électricité de 10 % selon IHS 88 ( * ) . Elle a, en outre, un effet favorable sur les industries fortement consommatrices d'énergie : verre, acier, ciment, aluminium, chimie, secteurs dont la production pourrait croître de 2,9 % en 2017 par rapport à 2011, et de 4,7 % jusqu'en 2035. Une partie de cette production supplémentaire proviendrait de la relocalisation d'activités, ou d'investissements nouveaux qui auraient pu être effectués à l'étranger si les prix n'avaient pas baissé. Il faut toutefois observer que la faiblesse du prix du gaz n'est pas favorable aux producteurs eux-mêmes, qui peuvent se trouver aux limites de la rentabilité de l'exploitation, ce qui empêchera très vraisemblablement les prix de baisser davantage (ils resteront au-dessus de 3$/Mbtu).

La balance commerciale liée au gaz s'est améliorée en valeur absolue de 7,6 Mds $ entre 2006 et 2011. Selon IHS, en l'absence de l'augmentation de la production liée aux hydrocarbures non conventionnels de 2008 à 2012, la balance commerciale de 2012 aurait été détériorée de 170 Mds $ (100 pour le gaz, 70 pour le pétrole). Les experts s'attendent à une amélioration de la balance des transactions courantes américaine dans les prochaines années (actuellement très dégradée à -695 Mds $).

La croissance économique pourrait augmenter structurellement de 2 points de Produit intérieur brut à l'horizon 2035 selon IHS, qui estime la contribution des hydrocarbures non conventionnels au PIB américain à 237 Mds $ en 2012. Selon Price Waterhouse Coopers (PWC), la contribution supplémentaire de l'industrie à la croissance pourrait être de 0,5 point à l'horizon 2025 grâce au surcroît d'activité occasionné par les hydrocarbures non conventionnels.

L' emploi a fortement bénéficié des retombées de l'augmentation de la production et de la baisse des prix. Selon IHS, l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels compte 1,7 million d'emplois (directs et indirects) en 2012 89 ( * ) , chiffre qui pourrait grimper à 3 millions en 2020. Le Dakota du nord est un exemple emblématique du phénomène : 60 000 emplois y auraient été créés en 2011 selon l'Université de l'État, et cet État est, avec 3 % de chômage, le premier des États-Unis en termes d'emploi (il était 10 ème en 2000) selon l'administration du travail des États-Unis. Selon PWC, le nombre d'emplois industriels indirects créés grâce au développement de cette activité pourrait s'élever à 1 million à l'horizon 2025.

Enfin, s'agissant des finances publiques , l'impact est également très positif, puisque selon IHS, le secteur a occasionné 62 Mds $ de recettes fiscales pour l'Etat fédéral, les États producteurs et les communes concernées en 2012. Ce chiffre est attendu à 111 Mds $ en 2020, le total pouvant s'élever à 2 500 Mds sur les 25 prochaines années.

b) L'absence d'effet d'éviction notable sur les énergies renouvelables

À leur arrivée dans la capitale fédérale américaine, vos rapporteurs ont eu une réunion de cadrage avec l'ambassadeur de France, lequel leur a indiqué qu'à son avis, l'essor des hydrocarbures non conventionnels n'altérait pas la volonté de l'administration fédérale de développer les énergies renouvelables et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L'ambassadeur a d'ailleurs ajouté que les États-Unis suivaient de près les avancées du concept de développement durable venues de notre pays.

Cette tendance paraît contraire à l'inquiétude qui se fait parfois jour, d'un éventuel effet d'éviction des hydrocarbures non conventionnels sur les énergies renouvelables : le fait de repousser dans le temps les échéances de l'épuisement des ressources d'hydrocarbures pourrait entraîner une interruption dans le développement des énergies vertes. Il n'est bien sûr pas possible de dire que la nouvelle situation n'a aucun impact, en revanche on peut dire avec certitude que cela ne s'est pas traduit aux États-Unis par l'abandon de ces filières, bien au contraire.

De fait, les énergies renouvelables représentent 13 % du bouquet énergétique des États-Unis (contre 9 % en France). Le graphique ci-dessous (consommation d'énergie de 1880 à 2010) témoigne de l'essor récent des renouvelables avec au premier rang, comme en France, le bois ( wood ) et l'hydroélectricité ( hydroelectric ), très largement dominants parmi les renouvelables, comme en France où le bois et l'hydrolélectricité forment actuellement les deux tiers de la consommation d'énergie renouvelable. Les énergies solaire et éolienne (qui figurent sur la dernière courbe « non-hydro/bio-renewables ») ne jouent encore qu'un rôle très marginal, mais se développent proportionnellement très rapidement, comme on le constate aussi en France.

À la fin de l'année 2012, les États-Unis détenaient une puissance installée d'énergie éolienne de 60 GW, supérieure à celle de l'Allemagne, mais inférieure à celle de l'Union européenne prise globalement (109 GW). La puissance solaire photovoltaïque s'élève à 7,4 GW, inférieure à celle de l'Allemagne (32,2 GW) mais supérieure à celle de la France (4 GW).

Les projets actuellement en cours aux États-Unis sont parmi les plus importants du monde, comme par exemple celui de l'industriel Warren Buffett d'installer avant 2015 une centrale solaire de 579 MW dans le désert de Mojave (Californie), soit une puissance dont l'ordre de grandeur est comparable à celui d'une centrale nucléaire. Vos rapporteurs observent d'ailleurs que la Californie a également été pionnière dans l'énergie éolienne, des milliers d'éoliennes y sont installées et cet État figure parmi les principaux producteurs d'électricité éolienne des États-Unis. Cela n'a pas empêché les parlementaires californiens de rejeter cette année un éventuel moratoire sur l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels.

Extrait de : Center for climate and energy solutions,
«Leveraging natural gas to reduce greenhouse gas emissions», juin 2013.

2. Dans l'Union européenne, un impact économique potentiel difficilement mesurable en raison de l'incertitude sur les ressources

Il ne serait pas raisonnable de tenter de tirer de la situation américaine des enseignements directs pour l'économie de la France et a fortiori celle de l'Union européenne.

Mais les enjeux plaident pour qu'une étude sérieuse de prospective économique soit menée quant aux conséquences de l'éventuelle exploitation des hydrocarbures non conventionnels, comme le propose l'économiste Thomas Porcher 90 ( * ) .

Pour cela, il est nécessaire de connaître les réserves éventuellement recelées par le sous-sol français avec une précision suffisante.

a) Des effets incertains sur les prix de l'énergie et l'emploi dans l'Union européenne

La banque Natixis (M. Patrick Artus), le cabinet SIA conseil, le cabinet Roland Berger se sont livrés à des tentatives d'évaluation de l'impact économique potentiel des hydrocarbures non conventionnels et ont conclu que l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels aurait des effets bénéfiques sur l'économie française, tandis que, à l'inverse, les gains de compétitivité des États-Unis mettraient l'Union européenne en difficulté en cas de statu quo .

Dans le scénario haut du cabinet Roland Berger 91 ( * ) , l'évaluation conduit aux résultats suivants pour l'année du pic de production : 180 000 emplois (directs, indirects et induits) au sein de la filière hors impacts liés à une éventuelle hausse de la compétitivité des entreprises ; une production correspondant à près de la moitié de la consommation nationale de pétrole et près des deux tiers de la consommation en gaz de 2011 ; et, enfin un impact annuel sur la balance commerciale de l'ordre de 30 milliards d'euros. Le prix de revient du baril de pétrole décroîtrait de 31 dollars à 18 dollars entre 2020 et 2030 par effet d'apprentissage. Le prix de revient de production du gaz de roche-mère décroîtrait quant à lui de 25 à 15 euros / MWh sur la même période. Les volumes de production française seraient cependant probablement insuffisants pour faire varier significativement les prix de gros sur les marchés. Quant au nombre d'emplois, l'étude souligne qu'il dépendrait des dépenses d'investissement, donc du nombre de puits en cours de forage, non du nombre de puits en exploitation à un moment donné. Un développement lent du nombre de puits serait donc peu générateur d'emplois pour la filière. Étant donné les incertitudes existantes toutefois, l'étude juge qu'il n'est pas possible de conclure de manière certaine à l'existence d'un manque à gagner lié à l'interdiction de la fracturation hydraulique.

Vos rapporteurs estiment que, si l'on ne connaît pas l'ampleur des effets qu'aurait un développement des hydrocarbures non conventionnels en Europe, cet impact serait quoi qu'il en soit significatif sur la balance commerciale et les bassins locaux d'emplois.

La dépendance énergétique de la France est aujourd'hui presque totale s'agissant du pétrole et du gaz. Notre facture énergétique s'élève à 68 Mds€ en 2012, ce qui représente 83 % du déficit commercial (hors matériel militaire). Cette facture a connu une dégradation importante au cours de la dernière décennie. Nous ne produisons guère plus de 1 % du pétrole et du gaz que nous consommons. Or le pétrole et le gaz représentent toujours une part importante de notre consommation d'énergie primaire (respectivement 31 % et 15 %). La France ne pourra pas se passer des énergies fossiles au cours des prochaines décennies, même si leur place est amenée à décroître à long terme. Tous les scénarios présentés lors du débat national sur la transition énergétique prévoient d'ailleurs que le recours aux hydrocarbures restera significatif aux horizons 2030 et 2050.

Qui plus est, en préambule à son étude précitée, le cabinet Roland Berger mentionne qu'il est « vraisemblable que la France se fournisse déjà en diesel raffiné à partir de pétrole de schiste américain puisque les États-Unis sont un fournisseur historique du diesel français ». Dans la mesure où nos besoins en pétrole et en gaz ne vont pas disparaître du jour au lendemain, il est probable que nous soyons contraints, à l'avenir, de nous fournir en pétrole et en gaz provenant de gisements non conventionnels à l'étranger . Si tel était le cas, il paraîtrait alors encore plus absurde qu'aujourd'hui de refuser d'étudier la possibilité de consommer nos propres ressources plutôt que de procéder à des importations.

ÉVOLUTION DE LA FACTURE ÉNERGÉTIQUE 2003-2012

Il ne s'agit pas, bien évidemment, d'accroître la part des ressources fossiles dans notre bilan énergétique. Il s'agit, au contraire, de poursuivre la transition énergétique, de façon réaliste, en préférant consommer nos propres ressources - si elles existent et que leur exploitation se révèle rentable - de manière à réduire les importations massives de l'étranger.

Enfin, le secteur pétrolier et parapétrolier français a fait naître des entreprises de stature internationale (Total, Schlumberger, Technip, CGG, Vallourec...). La France est le deuxième exportateur mondial d'équipements et de services à l'industrie des hydrocarbures. Cette compétence doit continuer à être développée, faute de quoi ces entreprises iront les exercer à l'étranger. Aujourd'hui, le fait est que les entreprises françaises cherchent surtout à se positionner à l'étranger, aux États-Unis notamment, ce qui est un enjeu beaucoup plus important pour elles que la France.

LES COMPÉTENCES FRANÇAISES

Source : SNF Floerger 92 ( * )

b) La « révolution énergétique » américaine : une menace pour l'industrie européenne

L'impact économique régional d'une exploitation gazière peut être fort, comme ce fut le cas pour le bassin de Lacq, qui a attiré tant des industriels que des universitaires et qui a créé un environnement favorable au développement économique régional.

L'exploitation de nouvelles ressources est, plus généralement, à l'échelle du territoire national, susceptible de contribuer à la compétitivité de l'industrie dans d'autres secteurs. Aux États-Unis, le prix du gaz pour les industriels est aujourd'hui trois fois inférieur à son prix en France. Des délocalisations d'entreprises françaises outre-Atlantique sont à craindre , en raison de l'écart de compétitivité que la manne gazière et pétrolière a créé entre les États-Unis et l'Europe.

La situation est particulièrement inquiétante pour l'industrie pétrochimique européenne. Les hydrocarbures représentent, en effet, la principale matière première de cette industrie. Comme le montre un récent rapport 93 ( * ) de l'Institut français des relations internationales (IFRI), la baisse du prix de l'énergie est un atout considérable pour l'industrie pétrochimique des États-Unis, actuellement en plein essor. L'éthane , gaz naturel contenu dans les gisements non conventionnels, est la matière première principalement utilisée par les industriels américains pour la fabrication d'éthylène, dont le prix a chuté de 55 % entre 2008 et 2012. Contrairement aux Américains, les industriels européens utilisent principalement le naphta , issu du raffinage du pétrole. Son prix, lié à celui du pétrole, a augmenté de 19 % entre 2008 et 2012.

Dès lors, les pétrochimistes européens vont se trouver très bientôt confrontés à une vive concurrence en provenance des États-Unis, dès lors que les investissements actuellement en cours produiront leurs effets. À l'avenir, il est probable que l'Union européenne deviendra importatrice d'éthylène et d'éthane américains.

L'avantage compétitif acquis dans le domaine de la pétrochimie se répercute, en aval, sur une grande partie de l'industrie manufacturière. En effet, comme le remarque le rapport précité « les produits issus de la pétrochimie vont servir à fabriquer des matières plastiques (et autres dérivés) utilisés dans pratiquement toutes les branches de l'industrie manufacturière. Il s'agit donc d'un précurseur de la bonne ou mauvaise santé à venir de l'économie d'une région ».


* 83 Soit 32 800 milliards de m 3

* 84 Soit 3 900 milliards de m 3

* 85 Réponse écrite de Mr Christopher Smith, Secrétaire adjoint à l'énergie (Principal Deputy Assistant Secretary and Acting Assistant Secretary for Fossil Energy).

* 86 La plupart des études sur les effets économiques globaux des hydrocarbures non conventionnels ont été réalisées par le cabinet d'expertise économique pour l'industrie IHS (www.ihs.com).

* 87 Mbtu : million de British technical unit, unité utilisée sur le marché du gaz.

* 88 Information Handling Services (société de services d'information économique et de marché).

* 89 Il s'agit du nombre d'emplois total du secteur et non d'un nombre d'emplois « créés », lequel devrait tenir compte d'éventuels effets de substitution entre cette activité et d'autres.

* 90 « Le mirage du gaz de schiste », Thomas Porcher, Max Milo Éditions (2013).

* 91 « Les hydrocarbures non conventionnels en France : la décision du Conseil constitutionnel, et après ? », Roland Berger Strategy Consultant (RBSC), octobre 2013.

* 92 SNF Floerger est une entreprise française spécialiste, au niveau mondial, de la production de polymères solubles dans l'eau.

* 93 « Impact du développement du gaz de schiste aux États-Unis sur la pétrochimie européenne », Institut français des relations internationales (IFRI), Sylvie Cornot-Gandolphe (octobre 2013).

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