VERS DES PROPOSITIONS...
Mme Estelle
Youssouffa,
journaliste, reporter et présentatrice
Beaucoup d'entre nous ont découvert des Histoires que l'on ne connaissait pas, laissant présumer la méconnaissance profonde de ces chapitres par le grand public. Ces interventions démontrent que la France n'a pas toujours été blanche comme neige. Lam Lê parle d'une « mère patrie devenue marâtre ».
Les traces de cette complexité politique et humaine se cristallisent dans des fantômes, des esprits qui nous habitent et traversent les histoires familiales, les discours politiques, le débat public, l'inconscient collectif. Les morts nous parlent, nous interpellent et nous renvoient à nos principes et nos valeurs « universelles ».
Depuis 1789, l'article premier de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen affirme que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. En 1946 seulement, le Préambule de notre Constitution consacre l'égalité homme/femme, et promet aux citoyens d'Outre-mer l'égalité des droits et des devoirs sans distinction de race ni de religion. Écrit toujours noir sur blanc, dans ce même préambule : « La France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires, écartant tout système de colonisation, fondé sur l'arbitraire ».
Ces principes universalistes ne sont plus le soliloque confortable d'un colon face à des indigènes. Lorsque l'autre répond, la remise en question est implicite. Il s'agit aujourd'hui d'un dialogue sur un pied d'égalité, grâce au travail de celles et ceux qui sont ici et qui portent ce discours dissonant dans le débat public, faisant ainsi changer les mentalités.
L'universalité découvre douloureusement l'altérité. L'universalité pour tous est difficile à gérer pour certains. Se retrouver mis au pied du mur par ses propres principes n'est pas chose facile. Pour être fidèle à sa promesse d'égalité, la République doit accepter que tous ses concitoyens aient légitimement voix au chapitre, que tous ont leur place autour de la table républicaine, et non pas sur un strapontin pour faire figuration.
Pour que chacun s'écoute et s'entende autour de cette table républicaine, il faut aussi faire silence, écouter les morts et les vivants. En écoutant ce passé qui nous hante, je pense aux discours populistes des xénophobes, qui prospèrent notamment en manipulant et en mutilant les mémoires.
Le Sénat peut et doit agir. Il doit réaffirmer que la dignité de l'homme prime, que les restes humains restent humains avant d'être des objets culturels du patrimoine. Je demande aux sénateurs de légiférer en ce sens.
Le Sénat peut agir en veillant à ce que les fantômes restent visibles et audibles dans les médias financés par les contribuables. Alors que des choix budgétaires s'opèrent, Radio France et France Télévisions sont naturellement à l'heure des économies. Il ne faut cependant pas que la rigueur signifie le silence sur ces questions de mémoire, de diversité, de nuances et de complexité historique. Ces questions doivent devenir ou rester prioritaires. J'invite nos sénateurs et sénatrices à exiger de France Télévisions qu'elle continue de financer et de mettre à l'antenne des programmes courts, des documentaires, des fictions relatives à ces questions. Je les invite à encourager l'audiovisuel public à s'emparer de ces questions à des heures de grande écoute, sur les chaînes les plus regardées. Ces Histoires racontent les minorités, mais elles ne doivent pas être minorées, ni traitées en catimini, car elles nous concernent tous. Ce passé nous hante aujourd'hui et nous hantera demain. Il faut apaiser les esprits. Le pouvoir prescripteur, générateur, trans-générationnel de la télévision et de la radio offre une formidable plate-forme pour alimenter cette construction collective du récit national. Il faut s'en emparer.
Mme Laurella
Rinçon,
conservatrice du patrimoine,
délégation
générale à la langue française et aux langues de
France
Cette rencontre est une archéologie de la mémoire, un véritable caléidoscope de moments d'Histoire coloniale.
Ces épisodes douloureux mettent en avant une commune relation au pouvoir colonial, et à la résistance à ce pouvoir colonial. Ce lien commun s'exprime d'abord au travers du recueil de la parole. Ces témoignages, ces textes et ces créations littéraires qui ont été évoqués soulignent l'importance de cette mémoire de la parole, et à travers elle, la présence et la valeur des langues qui portent ces mémoires, et dans lesquelles elles s'expriment.
L'une des principales recommandations de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France est une réalisation plus systématique de collectes orales, pour permettre la connaissance et la reconnaissance de ces mémoires. Elle rejoint les préconisations de Françoise Vergès dans un rapport de 2011, à l'occasion de la polémique autour du Jardin d'Acclimatation : réunir cette parole dans des corpus, constituant des ressources documentaires pour nourrir la recherche, permettra de se retrouver dans le même « espace d'entendement ».
M. Marc Cheb Sun,
auteur,
éditorialiste
Cette confrontation de chiffres et de faits glaçants à l'humanité des visages, à la parole, aux solidarités est une sacrée force. Cette initiative est essentielle, et nous en sortirons tous un peu changé dans notre appréhension des choses. Tout doit être fait pour que ces histoires, ces récits, ces mémoires, ces paroles, ces faits, rayonnent.
Je pense notamment aux plus jeunes, qui, faute de transmission, peuvent être tentés de s'inventer eux-mêmes une forme de récit. Personne n'est suspendu à un fil ; si une société ne recrée pas ce lien, on se le fabrique soi-même.
Ma proposition concrète est que toute cette matière récoltée et livrée aujourd'hui soit donnée à des conteurs de 2013 - auteurs, dessinateurs, chanteurs, slameurs, etc. - et qu'ils créent à partir de cette matière pour la transmettre à d'autres. Le rayonnement de cette matière pourrait aider les enseignants à aborder ces sujets. De nombreux enseignants expriment en effet la difficulté émotionnelle induite ; or une juste distance semble s'être établie cet après-midi. Sans déshumaniser, elle a permis de comprendre, d'analyser.
Cette matière devrait être publiée. Un site Internet pourrait regrouper tous ces récits, et leur interprétation par ceux qui peuvent la transmettre, sous d'autres formes mais avec le même pont.
Cette matière est vivante, elle appelle au mouvement. Une identification à cette société doit être créée ; or on ne peut s'identifier qu'à une société qui appelle à un regard sur elle-même. Cette contribution pourrait aider à ce que la parole se diffuse.
M. Lilian
Thuram,
Fondation Éducation contre le racisme
En écoutant les intervenants, j'essayais de comprendre le lien entre les massacres de jeunes Algériens survenus en Algérie, à Madagascar, à Paris - ou celui d'un jeune Algérien dans un train - avec ce qui se passe aujourd'hui en France avec Madame Taubira.
Ce lien est culturel, il constitue une tradition hiérarchisant les personnes selon leur couleur de peau, de la même manière qu'une hiérarchie entre les hommes et les femmes. On est raciste par tradition. Tant que cette hiérarchie n'est pas déconstruite, les problèmes resurgiront.
Lors de l'une des interventions, une image a été montrée, sur laquelle un jeune garçon algérien brandissait une pancarte : « Non au contrôle au faciès », en 1952. J'ai eu peur ; les choses n'ont pas évolué car cette hiérarchie est encore présente. Le fait qu'un enfant puisse tendre une banane à Madame Taubira prouve que des enfants sont encore conditionnés.
La première des choses est de discuter autour de cette notion de race, de la déconstruire, via des outils pédagogiques et le plus tôt possible. Le phonème dont nous parlons aujourd'hui est culturel.
L'idéal serait d'avoir un lieu qui nous inviterait, au-delà de la colonisation, à réfléchir intelligemment à l'égalité et aux inégalités qui traversent nos sociétés. Toutes les inégalités doivent être liées afin de garantir une société pacifique. Si demain les enfants peuvent savoir que des hommes et des femmes ont lutté pour l'égalité, cela leur permettra de savoir qu'ils auront, eux aussi, à lutter pour elle.
Rien n'est acquis. Des reculs peuvent se produire.
Il est nécessaire de centrer ce lieu, ces outils pédagogiques sur cette hiérarchie entre les personnes, car il est encore dit dans nos sociétés que la couleur de peau, la religion, le sexe d'une personne sont déterminants.
On se permet de faire des choses à d'autres car on ne le perçoit pas comme un égal. Ces histoires croisées et invisibles appellent à être reconnues, comme l'égal des histoires régulièrement racontées.