Audition du Pr Agnès BUZYN, présidente de l'Institut national du cancer (mercredi 19 décembre 2012)
M. Alain Milon , président. - Nous accueillons le Pr Agnès Buzyn, présidente de l'Institut national du cancer, créé par la loi de santé publique du 9 août 2004 en vue de développer l'expertise dans le domaine des cancers et de la programmation scientifique, de l'évaluation et du financement de projets. Cette agence est aussi chargée du suivi d'une part importante du Plan cancer 2009-2013.
Notre réunion est ouverte au public et à la presse. Un compte rendu en sera publié avec le rapport ; son enregistrement vidéo sera diffusé sur le site du Sénat. Je rappelle au Pr Buzyn que notre commission d'enquête a pour origine une initiative de M. Jacques Mézard, président du groupe RDSE, qui en est le rapporteur.
Je vais, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander au Pr Agnès Buzyn de prêter serment.
Je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 et suivants du code pénal.
Mme Agnès Buzyn, veuillez prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Mme Agnès Buzyn . - Je le jure.
M. Alain Milon , président. - Je vous donne la parole.
Mme Agnès Buzyn, présidente de l'Institut national du cancer (INCa). - Nous sommes sensibles à la question des dérives sectaires parce que les malades du cancer sont souvent très vulnérables, que la lourdeur des traitements peut les inciter à rechercher des traitements alternatifs moins pénibles et que la communauté scientifique admet que les soins de support font partie intégrante du traitement.
Conformément à la définition assez stricte qu'en donne l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ces soins sont des actes de santé ayant fait l'objet d'une évaluation ; ils regroupent habituellement la nutrition et la diététique, la kinésithérapie et la rééducation fonctionnelle, la psycho-oncologie, la prise en charge de la douleur, les soins palliatifs, voire l'accompagnement social. Au-delà, l'on trouve des pratiques relevant de la médecine complémentaire voire de la médecine alternative. Là encore, les définitions sont bien précises : la médecine complémentaire concerne des actes de soins ne s'opposant pas au traitement conventionnel et qui ne mettent pas le patient en danger ; la médecine alternative s'oppose à la médecine conventionnelle et met en danger la personne, par des retards de diagnostic ou de prise en charge, des contre-indications ou en raison des effets secondaires des traitements - c'est là que réside le principal risque de dérive sectaire.
Une proportion de 75 % de la population a eu recours à des médecines non conventionnelles au moins une fois dans sa vie. Seraient concernés 30 % à 50 % des malades du cancer - tous les patients n'en informent pas leur médecin. Les signes d'alerte en matière de dérive sectaire sont le dénigrement des traitements proposés par les médecins, la recommandation de l'arrêt des traitements conventionnels, un règlement financier exigé par avance ou des séances d'essai gratuites. Il peut aussi s'agir de médecines prétendant agir à la fois sur le physique et le mental ou conduisant le patient à s'éloigner de son entourage familial. Les patients les plus exposés sont ceux qui ont été insuffisamment pris en charge à l'annonce du diagnostic du cancer, qui ont perdu confiance dans le personnel médical ou qui ont la sensation que, faute de soins de support, l'équipe n'est pas à l'écoute du retentissement du traitement sur leur état.
En 2011, la Miviludes et l'INCa ont mené une action de sensibilisation avec les différentes fédérations hospitalières, la Ligue contre le cancer, la fondation ARC et le Conseil national de l'Ordre des médecins. Nous avons édité une plaquette d'alerte, qui recense l'ensemble de ces signaux à l'intention des patients, de leurs proches et des médecins. Elle rappelle aux patients qu'ils peuvent recourir à la ligne Cancer-Info, service d'information mis en place par l'INCa. Nous avons publié 10 000 affichettes et 60 000 dépliants, que nous envoyons au réseau institutionnel, aux professionnels de santé, dans les établissements de soins autorisés, aux fédérations hospitalières, aux sociétés savantes, aux réseaux régionaux de cancérologie et aux associations, sans oublier les espaces d'information des patients. Au 15 décembre, nous avions reçu 567 commandes pour 4 700 affichettes et 32 000 dépliants. Un quart de ces commandes provenait d'établissements de santé, un quart de professionnels de santé, 14 % des lieux d'information, 13 % des associations et 8 % des malades ou de leurs proches.
Afin de ne pas culpabiliser les patients, ces documents ne diabolisent pas le recours aux médecines alternatives. Sur un ton factuel et pragmatique, ils expliquent la différence entre le traitement alternatif qui exclut le traitement conventionnel et le traitement complémentaire qui pourrait améliorer leur bien-être sans les mettre en danger.
D'après nos enquêtes, 30 % des patients avouent avoir eu recours à des médecines alternatives ou complémentaires. 85 % d'entre eux l'ont fait afin de mieux supporter leur traitement, tandis qu'ils sont 27,5 % à indiquer que leur objectif était de traiter le cancer lui-même, ce qui constitue pour nous un signal d'alerte.
Quoique considérées comme non dangereuses, les médecines complémentaires comme la sophrologie, la musicothérapie, la rigologie, ne sont ni évaluées ni nécessairement exercées par des professionnels de santé obéissant à une déontologie et soumis au secret médical. Leur hiérarchie et le suivi de leur pratique dans les établissements hospitaliers sont mal connus. Bien que les praticiens soient en général des bénévoles intervenant pour le bien-être du patient, il convient de rester vigilant face à des risques éventuels de dérives sectaires.
M. Stéphane Mazars . - Les médecines complémentaires ne posent a priori pas de problèmes. Mais de complémentaires ces pratiques peuvent-elles devenir alternatives ?
Mme Agnès Buzyn. - Pas à ma connaissance. L'auriculothérapie, la musicologie ou la sophrologie semblent n'avoir jamais conduit les patients à ne plus suivre leur chimiothérapie, mais, si elles le faisaient, elles deviendraient des médecines alternatives. On reste là dans une complémentarité de prise en charge. La limite entre médecines complémentaire et alternative est parfois difficile à déterminer, car elle ne tient pas tant à la discipline elle-même qu'à son inscription dans une démarche de soins globale ou au fait qu'elle s'oppose à la démarche de soin classique.
M. Stéphane Mazars . - Comment expliquez-vous la hausse du recours à toutes ces pratiques de soins non conventionnels ?
Mme Agnès Buzyn. - Je pense que c'est un problème de société. Il y a une défiance de nos concitoyens par rapport aux messages officiels, même en matière de santé publique. On le voit avec la vaccination. Nos concitoyens sont réceptifs à des discours différents qui proposent de les soulager à moindre frais. Ce phénomène est culturel. La défiance est générale face au message public.
M. Stéphane Mazars . - Ne pointez-vous pas ici un déficit de communication auprès du grand public ? Nous avons été confrontés à des témoignages qui sont parfois troublants et inquiétants. Néanmoins, quand nous avons discuté du cancer, nous avons entendu des messages plutôt encourageants, notamment sur le fait que la maladie se chronicise. Sait-on assez que le cancer se soigne ?
Mme Agnès Buzyn. - Je suis d'accord. Si nous étions capables de communiquer sur le fait que l'on soigne de mieux en mieux les cancers, cette attitude changerait. Nous avons mené en 2011 dans l'espace public comme le métro, à la radio et à la télévision une campagne grand public avec pour message : « Changeons de regard sur les cancers ». En 2012, le message était : « La recherche avance ». Nous voulons changer l'image de la maladie, afin que le coup de massue que constitue l'annonce du diagnostic ne détermine le malade à aller chercher d'autres réponses à son angoisse que les traitements conventionnels. La communication de l'INCa fait confiance à l'intelligence collective en étant la plus transparente possible sur ce qui marche et sur les limites de ce que nous proposons, s'agissant par exemple des risques du dépistage. Toutefois, l'on ne change pas l'image d'une maladie en trois ou en cinq ans...
M. Stéphane Mazars . - Avez-vous pu identifier des disciplines accueillantes aux praticiens peu scrupuleux, qui prônent le recours à des techniques alternatives ?
Mme Agnès Buzyn. - Je n'ai pas de données objectives à ce jour. Les patients s'expriment très peu à ce propos sur la ligne Cancer-Info. Je pense que les gens qui vont glisser vers ces médecines alternatives n'en parlent pas. Nous n'avons quasiment pas d'informations sur ce qui se passe dans l'« arrière-cour » des hôpitaux. Or, en tant qu'agence d'expertise, nous nous devons de nous baser sur des enquêtes.
M. Stéphane Mazars . - Les patients éprouvant un sentiment de culpabilité ou de honte se livrent difficilement. L'INCa dispose-t-il des moyens de mener des enquêtes à ce propos ?
Mme Agnès Buzyn. - Nous n'en avons pas fait une priorité, donc ce n'est pas inscrit à notre plan d'action pour 2013. Nous menons beaucoup d'enquêtes sur le ressenti des malades, leur suivi ou sur leur retour à l'emploi, autant de sujets dont ils parlent volontiers. Ces données sont donc faciles à recueillir. Si nous les interrogions sur le recours à certaines pratiques, je doute de la fiabilité des résultats. Toutefois, nous n'excluons pas de le faire au cas où nous percevrions une réelle dérive.
Nous agissons plutôt en amont, en informant patients ou praticiens, ou en renforçant les soins de support. Il importe d'offrir réellement aux patients une prise en charge globale - psychologique, nutritionnelle, de kinésithérapie - qui réduit le risque d'aller chercher ailleurs tout en palliant la brièveté des contacts avec les médecins. L'offre systématique de soins de support figure parmi les critères d'autorisation des établissements à traiter les cancers - les agences régionales de santé (ARS) procèdent à l'évaluation de ceux-ci.
Un moment-clé dans la prévention des risques de dérive est celui de l'annonce du diagnostic. Si une relation de confiance a été établie avec l'ensemble de l'équipe soignante, le malade osera poser des questions. Nous travaillons beaucoup sur le parcours de soins à partir de ce moment et jusqu'à la sortie de l'hôpital.
M. Stéphane Mazars . - Les patients sont-ils informés - oralement ou par écrit -que certains tenteront peut-être de les éloigner de leur parcours de soins ?
Mme Agnès Buzyn. - Cela ne figure pas parmi l'information systématiquement donnée aux malades. L'expérimentation du parcours de soins coordonné a déjà bénéficié à 9 000 malades de trente-cinq établissements. Une infirmière coordonnatrice les accompagne dans toutes leurs démarches comme dans l'accès aux soins de support. Il y a même des offres sur le plan esthétique. L'accompagnement est focalisé sur les risques sociaux tels que la perte d'emploi - le cancer, c'est souvent la double peine. L'infirmière coordonnatrice, qui fournit aux patients toute une série de documents, pourrait tout à fait leur remettre également une fiche d'alerte sur les dérives sectaires. Pour le moment, nous nous sommes concentrés sur les risques sociaux. Une fiche d'alerte sur les dérives sectaires pourrait être donnée aux malades.
M. Alain Milon , président. - Les personnes que l'on laisse entrer à l'hôpital pour y dispenser des soins de support entrent en contact avec les patients et ont connaissance de leur maladie ; n'ayant pas prêté le serment d'Hippocrate, elles ne sont pas soumises à la même déontologie que les médecins ni au respect du secret médical. A l'intérieur de l'hôpital, ces personnes peuvent respecter le protocole, mais qu'en est-il à l'extérieur ? Ces personnes ne risquent-elles pas de se révéler, à l'extérieur, des vecteurs des médecines parallèles ?
Mme Agnès Buzyn. - Personnellement, je n'ai pas d'inquiétude à l'égard des soins de support parce que kinésithérapeutes, diététiciens ou psycho-oncologues, qui dispensent ces soins de support, sont des professionnels diplômés ; qu'ils soient personnels hospitaliers ou liés par une convention, ils font partie des équipes soignantes. J'ai un peu plus d'inquiétude en revanche à propos des médecines complémentaires, comme la musicologie ou l'auriculothérapie. Ces praticiens ne font pas partie intégrante des équipes. On peut imaginer qu'ils soient liés par une convention ou une charte déontologique ; cependant, je constate que l'exigence de diplôme n'est pas la même, qu'ils ne sont pas soumis à la même hiérarchie et qu'ils ne font pas partie de l'équipe. Ce sont des bénévoles. Les malades sont ravis d'avoir accès à ces pratiques... qui ne font l'objet d'aucune évaluation. Ces thérapeutes ne font pas partie de l'équipe médicale. Ils ne sont pas soumis à la hiérarchie de l'hôpital. Je n'ai pourtant aucun élément objectif pour dire que ce sont des vecteurs de médecines parallèles vers l'extérieur.
M. Alain Milon , président. - C'est à ces cas que je faisais référence.
Mme Agnès Buzyn. - Toutes les dérives ne sont pas sectaires : ce n'est que dans certains cas que l'on demande de l'argent au patient ou que l'on tente de lui faire arrêter son traitement. Cela dit, toutes ces personnes entrent dans les chambres des malades sans beaucoup de contrôle. J'ai rarement vu des patients refuser ces pratiques.
M. Alain Milon , président. - C'est bien sur ce point que notre commission d'enquête estime qu'il y a problème. Au cours d'une précédente rencontre, le Pr Capron, qui préside la commission médicale d'établissement de l'Assistance publique -hôpitaux de Paris (AP-HP) nous faisait part de son inquiétude face à l'ouverture de cette dernière à des médecines non-conventionnelles qu'il juge dépourvues de tout effet positif.
Mme Agnès Buzyn. - Comme M. Krakowski, j'estime qu'il faut évaluer ces pratiques dont certaines ont peut-être un effet. Il est vrai que l'on voit rentrer à l'AP-HP beaucoup de ces médecines complémentaires, qui n'ont parfois de médecine que le nom. Je ne sais pas ce que c'est que l'auriculothérapie. Des autres professionnels, on exige des diplômes et le respect d'un certain formalisme : qu'on ne soit pas aussi exigeant à l'égard des praticiens de thérapies non conventionnelles sous prétexte qu'ils répondent à une demande du public ne laisse pas d'inquiéter. Je suis d'accord avec vous.
M. Alain Milon , président. - Des conventions sont signées avec les associations qui peuvent employer des gens formés dans des instituts qui ne semblent pas tous très sérieux. Le plus souvent, on peut craindre que certains bénévoles conduisent les malades à délaisser les traitements conventionnels.
Mme Agnès Buzyn. - Potentiellement, on peut craindre ce genre de dérive à terme, en effet. Et certains bénévoles obéissent à un désir morbide d'approcher la maladie. Surtout, les malades font mal la différence par exemple entre un médecin et un musicologue qui rentre dans la chambre : il y a tellement de monde à l'hôpital qu'ils ne sont pas en état de mettre des barrières et de faire la distinction entre les uns et les autres. Leur vulnérabilité les incite à se livrer quand ils rencontrent une personne bienveillante. Je m'inquiète de cette présence non cadrée car le malade n'est pas en état, vu sa vulnérabilité et son épuisement, de « mettre des barrières ».
M. Alain Milon , président. - Nous aussi nous inquiétons. Sortis de l'hôpital, les patients se retrouvent seuls - ou seuls avec la famille mais souvent seuls - sans suivi particulier. Dans ces circonstances, les personnes rencontrées pendant leur séjour à l'hôpital peuvent-elles les entraîner vers les médecines parallèles ?
Mme Agnès Buzyn. - C'est également un grand souci pour nous. Les durées d'hospitalisation sont très courtes, le traitement est de plus en plus basculé vers la médecine en ville alors que les médecins traitants manquent de disponibilité. Dans ces moments de solitude, les malades restent très vulnérables. Voilà pourquoi notre plan d'action pour 2013 comporte un groupe de travail sur le transfert des soins de l'hôpital vers la médecine de ville. L'organisation des soins est l'un des cinq axes du futur Plan cancer retenus par le Président de la République, ce qui nous amènera, dans les années à venir, à agir en vue d'un meilleur suivi des patients hors de l'hôpital de manière coordonnée avec le médecin généraliste. Grâce au parcours personnalisé de soins, nous identifierons mieux les fragilités sociales et détecterons les personnes menacées par la solitude à la sortie de l'hôpital, de façon à pouvoir les orienter vers les associations - ce n'est pour l'heure qu'une expérimentation.
M. Alain Milon , président . - Nous ne pouvons que vous remercier de toutes vos réponses.