CONCLUSION
Stéphane Rozès
Président de Cap et enseignant à Sciences-Po et HEC
« Comment voulez-vous gouverner un pays qui possède 360 fromages ! », disait le général de Gaulle. Comment faire la synthèse de travaux si variés et l'analyse transverse de réalités si diverses et si singulières ? C'est une gageure.
Relater la richesse des débats, c'est se rapprocher d'un tableau impressionniste pour en saisir toute la diversité et tout le contraste.
Les réflexions issues de mes propres travaux depuis 25 ans dans la métropole nantaise, les Pays de Loire, la Bretagne, l'Oise et le Dauphiné viendront compléter ce qui me semble avoir été commun aux interventions et débats du colloque.
Historiquement, la sociologie s'est tout d'abord intéressée, d'une part, à la ville, lieu de concentration de la bourgeoisie et de la classe ouvrière, d'autre part, au monde rural, à la paysannerie. Dès son émergence, le monde périurbain a été un centre d'intérêt de l'imaginaire collectif non pour son territoire, mais pour les questions sociales et les situations politiques dont il est le terreau. Ce monde rurbain s'est révélé comme un no man's land qui s'est fait entendre, connaître, et ausculter au travers du vote Front National, comme je l'ai analysé par exemple dans l'Oise.
Ce postulat liminaire constitue la base d'une réflexion menée depuis plusieurs années par des universitaires et des professionnels, et ce colloque a permis de dégager plusieurs constats.
Tout d'abord, les représentations sont fixes là où les réalités bougent. Cela induit une déconnexion entre les représentations et les conduites effectives des individus. Plus les réalités bougent et plus les imaginaires doivent se figer pour se l'approprier.
Le travail des universitaires vise à s'interroger sur l'articulation entre les conduites et les représentations. Les métropoles urbaines sont le moteur de la croissance et de l'emploi, mais également sources de fractures du territoire : les contraintes imposées par le marché foncier et la forte concurrence pour l'attractivité des territoires génèrent une ségrégation tant spatiale que sociale. La congruence de ces mécanismes conduit à un hiatus entre les conduites des citoyens au quotidien sur les territoires et les représentations qu'ils en font. Ainsi, alors que le citoyen professe la République et la mixité sociale, l'habitant accompagne et accélère les fractures géographiques des territoires. La gestion de ces contradictions entre identités locales et représentations nationales, intrinsèques aux individus, est laissée au politique.
Ensuite, l'absence de réflexion menée au niveau national sur la définition du territoire exacerbe les tensions. Ces tensions apparaissent en premier lieu entre les différents échelons territoriaux : l'unicité de l'Etat-nation s'oppose à des logiques départementalistes, régionalistes, et métropolitaines de plus en plus marquées. La tension entre l'efficience économique et l'égalité des territoires est également présente. Le retrait de l'Etat et l'affaiblissement des solidarités verticales au travers des péréquations de service public ont redoublé la concurrence entre les territoires. Enfin, les tensions entre les évolutions du foncier et les différentes stratégies de mobilité géographique ont également été mentionnées au cours des diverses interventions.
Cependant, le seul recours aux tensions entre conduites et représentations, intérêts et idéologies, ne permet pas d'expliquer les particularités des territoires et les singularités de leur fonctionnement. Il y a un esprit des lieux qui, pour être mis en place, recourt à la mise en perspective individuelle et collective des individus et des territoires, sur leur façon de s'assembler et de fonctionner ensemble. L'imaginaire, c'est-à-dire la façon dont les individus s'approprient le réel au travers des représentations, joue ici un rôle primordial ; à la fois individuel et collectif, il est une composante majeure de l'identité socio-territoriale.
Lorsque le territoire ne nourrit pas un sentiment d'identité locale - parce que l'individu ne travaille pas sur le territoire où il habite, par exemple - la construction d'une identité particulière, de nature défensive, peut mener à des votes Front National. Il y a donc un lien entre la déliaison sociale et le besoin de s'abriter derrière la préférence nationale. Cela n'empêche pas pour autant, aux élections locales, de se reconnaître dans des élus d'autres tendances politiques. Les processus d'insertion sociale et territoriale sont complexes, et force est de constater qu'au bout d'un certain temps, une matrice, un imaginaire collectif du lieu imprègne les imaginaires individuels. Ainsi, 50 % des individus arrivés dans l'Oise depuis moins de cinq ans se sentent proches des idées du Front National, sur un territoire historiquement bonapartiste.
Finalement, les identités politiques ne sont qu'un vecteur du besoin qui nous est propre de construire les modalités de nos rapports aux autres au travers de projections, qui ont pour objet de faire vivre ensemble nos différences. Mais la fragmentation des disciplines qui travaillent sur les territoires et leurs représentations ne permet pas de rendre compte de la richesse et de l'inventivité des pratiques, d'un réel qui s'inscrit entre permanences historiques et constantes mutations économiques et sociales.
Vu de loin, le tableau impressionniste de la France est gris ; vu de près, il est multiple, grouillant et tacheté de couleurs.