M. Éric Fruteau, Maire de Saint-André, Président de l'Union départementale des centres communaux d'action sociale de La Réunion
Je suis honoré de votre invitation à cette conférence-débat sur le développement humain et la cohésion sociale dans les outre-mer. Ce sujet est central pour l'avenir de nos territoires tant les défis à relever sont immenses, soulignés qu'ils sont par la persistance d'une crise financière et économique majeure. Je voudrais aussi dire que si j'ai accepté de participer à cette table ronde, c'est que je veux que chacun mesure bien que le résultat du retard de développement de nos territoires a pour nom inégalités et souffrance sociale des populations et des familles. Aussi, loin d'un simple exercice rhétorique, il s'agit pour moi de porter témoignage de cette réalité, de son ampleur, et de plaider pour un réel aboutissement dans l'outre-mer de la promesse républicaine de l'égalité.
Rappelons-nous que le développement de La Réunion et des DOM s'enracine dans une histoire fondatrice d'une extrême violence, celle d'un crime contre l'humanité, celle de l'esclavage puis de « l'engagisme ». Cette histoire façonne et fait fonctionner pendant près de trois cents ans à La Réunion une société dont l'organisation renie par principe des droits fondamentaux : liberté et égalité en droits depuis la naissance et tout au long de la vie.
Quand le 19 mars 1946 le système colonial prend fin outre-mer, c'est 156 ans après que des révolutions, des régimes politiques différents, des guerres, ont transformé le territoire français, ses départements et leurs populations pour les faire converger vers un projet de développement commun. La Réunion subit alors une mutation sans précédent, en passant d'une économie primaire essentiellement agricole à une société de surconsommation qui voit l'expansion rapide du secteur tertiaire. Ces changements d'une force et d'une rapidité sans commune mesure avec l'évolution de la société française laissent notre île et l'ensemble des outre-mer aux prises avec des inégalités profondes, malgré l'alignement des prestations sociales, avec un malaise certain, et maintenant des situations de crise.
D'abord une crise structurelle car les chiffres attestent que le rattrapage en matière d'accès aux soins, à l'éducation, aux loisirs, à l'information, à l'emploi, reste à réaliser. La démocratie est récente à La Réunion. Il y a trente ans, nous nous opposions encore à la fraude électorale organisée. La décentralisation s'est effectuée de manière incomplète. La Constitution ne peut s'appliquer de façon pleine et entière, notamment son article 73 qui ouvre droit pour les collectivités, en raison de leurs spécificités, d'adapter les lois et règlements tenant à leurs caractéristiques et contraintes particulières. Nous devons bien mesurer l'impact de ce déficit pour notre île.
Puis une crise conjoncturelle qui vit actuellement ses heures les plus dramatiques. 5 500 petites et moyennes entreprises ont accumulé plus de 800 millions d'euros de dettes. Selon la Chambre de Commerce et d'Industrie, plus de 50 000 familles sont concernées. Cette crise a prolongé et densifié les situations de précarité dans lesquelles se trouvent plus de 50 % des familles réunionnaises qui vivent en dessous du seuil de pauvreté métropolitain. Si j'applique ce taux en France métropolitaine, nous obtenons le chiffre de plus de 32 millions de Français qui seraient en dessous du seuil de pauvreté.
Paradoxalement, comme une permanence des racines de l'inégalité évoquée plus haut, plus de 3 000 foyers réunionnais sont assujettis à l'ISF. Vous le voyez, nous assistons à l'éloignement de deux mondes. Les bénéficiaires des prestations sociales n'ont jamais été aussi nombreux avec 150 300 allocataires. Le chômage touche plus de 35 % de la population active, dépassant la barre des 100 000 personnes. Chez les jeunes, entre 18 et 26 ans, il peut atteindre le chiffre record de 60 % ! Vous comprenez que le manque d'emplois reste le problème grave amplifiant les inégalités.
La cherté de la vie et notre vulnérabilité par rapport aux fluctuations des cours mondiaux du riz, du pétrole, du charbon, des matières premières, des denrées alimentaires, posent de façon aiguë les questions de la formation des prix et des monopoles dans la grande distribution. Nous devons faire face aussi à une augmentation du nombre des victimes de grandes maladies : cancer, diabète, Alzheimer. Les retards accumulés dans la construction de logements décents restent prégnants. Les crédits pour le logement social demeurent insuffisants, ce qui engendre encore plus d'inégalités.
Les conclusions présentées en introduction par M. Olivier Sudrie illustrent globalement mes propos. Il montre même que la situation s'est dégradée à La Réunion puisqu'elle se place à la 72 ème place. On le voit bien, la souffrance sociale qui témoigne de la limite d'un système est le résultat d'un modèle qui favorise les inégalités. Il faut traiter ces retards de développement sur des bases républicaines de justice, d'égalité et de fraternité d'autant que le contexte économique et géopolitique international a profondément changé. Une recomposition des hiérarchies économiques mondiales imposée par des pays comme la Chine ou l'Inde impacte nécessairement la cartographie classique des pays les plus riches.
D'une bipolarisation, nous avons basculé vers une multipolarisation au bénéfice de l'Asie et des pays du Sud. Le centre de gravité des échanges économiques et commerciaux change. La mondialisation des échanges économiques, financiers, culturels et l'instantanéité de leurs effets en raison des avancées technologiques majeures ont créé ce village global où le si loin est devenu si proche.
Alors comment freiner le processus d'exclusion ?
Les outre-mer sont au centre de ces bouleversements mondiaux. Aussi est-il nécessaire de nouer des partenariats étroits avec les grandes puissances de demain. J'ai bien entendu ce qu'a dit M. Olivier Sudrie tout à l'heure. Les relations historiques que La Réunion et sa population entretiennent avec la Chine, l'Inde ou l'Afrique pourraient faire de notre île une passerelle supplémentaire entre ces pays, la France et l'Europe. À nous d'en inventer les modalités.
Localement, les centres communaux d'action sociale font face à une augmentation croissante de la population et du vieillissement de cette population. Ils répondent à une hausse globale des demandes d'aide. Nos aides financières, alimentaires, énergétiques, pour les loyers ou autres, pour les personnes âgées, pour l'amélioration de l'habitat, les énergies renouvelables, la petite enfance, pour la mobilité des jeunes, apportent des solutions, certes temporaires, mais non négligeables dans la situation actuelle, et freinent souvent les processus d'exclusion.
Nos CCAS ont été obligés de s'adapter et de faire évoluer les modalités d'attribution de leurs aides face à l'apparition de nouveaux publics et à l'accroissement des demandes. Ils permettent de palier la rigidité et la carence des dispositifs légaux. Ceux-ci en effet ne répondent pas toujours à des logiques microsociales, à des besoins particuliers, et difficilement à l'urgence sociale. En réalité, les centres communaux d'outre-mer sont à la fois les premiers et les derniers remparts de l'urgence sociale.
Mais au-delà, nous avons la responsabilité de faire des propositions globales et cohérentes parce que nous avons des atouts : notre jeunesse, son dynamisme, sa matière grise, la connaissance et le capital humain. Que faisons-nous pour dynamiser la recherche et le développement de l'économie immatérielle ? Que faisons-nous pour faire valoir nos atouts touristiques ? Comment répondre demain aux menaces écologiques dans un monde aux ressources limitées ? Se posent bien évidemment des questions d'éducation, de santé, d'urbanisation, d'alimentation. Comment pourrons-nous ne pas subir l'augmentation du prix du riz engendré par des inondations répétées en Asie du Sud-Est alors que le riz est l'alimentation de base du peuple réunionnais ? Comment ferons-nous pour limiter l'impact de l'augmentation du prix des denrées liée à l'envolée du prix mondial du sucre ? Comment faire face et se prémunir demain des fluctuations du prix du pétrole et donc du transport, du prix du charbon et donc de l'énergie, et celui des denrées alimentaires et des matières premières ? Comment se prémunir de la sous-alimentation et des pandémies ? Comment ne pas subir et anticiper ?
Je pense que c'est notre capacité à considérer l'ensemble de ces problèmes et à les resituer dans notre contexte local qui nous permettra de répondre à ces défis de façon globale et cohérente. Cela suppose en fait que nous trouvions la façon d'adapter localement les règlements et les lois pour être réactifs, innovants.
La Réunion, il est vrai, a besoin d'un souffle nouveau. En tant qu'acteur de terrain et de proximité parce que je reste maire, président d'un CCAS et de l'union départementale des centres communaux d'action sociale, je suis le témoin d'une réalité difficile et veux rester pragmatique. Je suis particulièrement attaché à l'idée de communauté de destin que nous devons promouvoir.
En conclusion, je souhaiterais dire qu'en dépit des retards structurels et des inégalités persistantes, les outre-mer et les régions ultrapériphériques assurent à la France une présence mondiale. Elles représentent l'État français aux quatre coins de ce village global. Quel que soit le département, des problèmes équivalents et similaires sont posés aujourd'hui en Guadeloupe, en Martinique, mais aussi à Mayotte, à La Réunion sans oublier la Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Nouvelle-Calédonie, Saint-Martin, la Polynésie... Ensemble, il nous faut donc trouver des solutions qui tiennent compte de façon responsable et pragmatique de nos particularités, de notre potentiel, de notre environnement géopolitique immédiat. Il nous faut donc obtenir des lois adaptées à notre réalité et aux évolutions à venir.
Je pense qu'il faut davantage de souplesse dans l'exercice des compétences décentralisées. Une nouvelle ère de décentralisation est à mon sens incontournable. Elle a été annoncée. On l'attend. Je plaide volontiers pour une décentralisation accentuée avec un État qui n'est ni providence, ni censeur, mais un État régulateur. C'est le processus de co-responsabilité et de co-décision, complété par l'exercice actif de la démocratie participative pour poursuivre la responsabilisation des citoyens, qu'il nous faut impulser.
Se pose alors la question du projet de société. Est-ce un projet basé sur l'individualisme ou au contraire un projet collectif discuté, élaboré, approuvé, décidé par et pour l'ensemble des Réunionnais ? Voilà, c'est un réflexe humain, patriotique, républicain que nous devons avoir. User du droit à l'expérimentation, en se basant sur un service public fort, dynamique, mais aussi sur un modèle innovant servant l'intérêt général et offrant de réelles perspectives de développement durable et solidaire. J'ai tenté de résumer les origines des inégalités et tenté de proposer des solutions ponctuelles que portent nos CCAS d'outre-mer, des propositions pour l'avenir.
M. François-Xavier Guillerm, animateur des débats
Merci M. Éric Fruteau. C'est un autre élu que j'appelle maintenant en la personne de M. Georges Patient, maire de Mana, sénateur de la Guyane, qui va nous faire part de son approche du développement humain.