Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE)
Le questionnement sur ce que constituent les espaces appelés respectivement « outre-mer » et « métropole » ne date pas d'aujourd'hui. Dès que ces termes sont prononcés, une série de remarques fusent : ne continuent-elles pas à créer l'illusion de mondes uniformes inévitablement assignés à une relation binaire ? La pluralité des situations de cesdits « outre-mer » peut-elle être contenue dans cette notion ? Suffit-il d'un pluriel ?
Ces questions récurrentes témoignent de la difficulté qui perdure à penser ce qu'il y a de singulier et de commun entre ces différentes terres liées par l'histoire, celles de la colonisation française à travers les siècles et qui sont aujourd'hui terres de la République. Mais ces notions ont aussi construit une cartographie schizophrénique, pourrions-nous dire, où les outre-mer sont à la fois présents et absents. Ce n'est pas d'aujourd'hui non plus que le constat est fait d'une ignorance sur les outre-mer - leur pluralité, leur histoire, leurs cultures, leurs combats - qui perdure dans la société française et que l'audiovisuel renforce. Présents comme espaces de « crise », de catastrophes naturelles, de requins mangeurs d'hommes, de plages exotiques ou de nature vierge, les outre-mer restent absents comme espaces où s'élaborent d'autres pratiques citoyennes, d'autres approches du monde.
La discussion autour d'une « Mémoire audiovisuelle à partager » ne peut qu'être posée en tenant compte de ce débat ancien et lancinant par sa récurrence. Le monde colonial a construit des regards biaisés, construits dans une asymétrie de pouvoir et d'accès aux outils de production de ces regards ou des images, des sons, et des textes. Une profusion d'images coloniales est venue troubler le regard mais rien n'est resté figé ou linéaire. La fin du monde colonial n'a pas pour autant effacé ses traces, n'a pas empêché ses retours, dans les images et les représentations. Déconstruire ces images et ces représentations fait partie du processus par lequel nous pouvons en retrouver le sens mais il faudra aussi sans doute interroger les publics : qu'ont-ils retenu de ces images ? Quel a été leur impact sur leur vision d'eux-mêmes et du monde ?
Pour partager, il faut déjà savoir ce qui est à partager. Or, qu'est-ce qui rassemble, qu'est-ce qui est commun à des groupes et des individus éloignés les uns des autres mais réunis par une même citoyenneté ? La France est actuellement le seul pays européen et même dans le monde confronté à un défi très particulier : retisser du lien, re-fabriquer du commun à partir d'une situation singulière créée par son histoire. En effet, elle réunit sur son sol à la suite de la colonisation, des femmes et de hommes qui vivent sur des terres géographiquement éloignées les unes des autres, situées dans différentes régions du monde dont les mutations ne sont pas sans effets sur les sociétés des outre-mer, et qui s'identifient à des cultures, des mythes, des croyances, des langues, des histoires distinctes les unes des autres (et ce tout autant sur un même territoire) mais qui sont aussi tous des citoyens français. Il ne s'agit pas ici de l'histoire des migrants venus s'installer sur l'Hexagone et de leurs descendants mais de cette partie importante de citoyens vivant sur des terres chacune remarquable et qui ont des destins individuels et liés.
Il y aurait donc des mémoires qui se croisent, s'interpellent, ou s'ignorent. Un exercice simple pourrait nous aider à commencer à appréhender ces croisements et ces indifférences : nous pourrions choisir une année, disons arbitrairement 1979, et regarder de manière transversale les journaux télévisés de chaque outre-mer et de l'Hexagone pendant un mois. Comment sont traités les sujets ? Qu'est-ce qui est mis en avant, outre les faits locaux, et comment ces derniers sont-ils traités ? Quelles différences, quelles similarités peuvent être dégagées ? Identifier ce qui est à partager relève d'un processus dynamique où les différentes parties, en travaillant ensemble sur ces archives, échangent et s'accordent à reconnaître les différents éléments - asymétrie, clichés, curiosité, présupposés - dans la production d'images-sons témoins d'une époque.
M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :
Merci de votre intervention qui introduit parfaitement la suivante d'Isabelle Veyrat-Masson. Comment identifier les silences, déconstruire les archives et cela va-t-il permettre de construire une histoire commune selon vous ?