M. Pascal Blanchard,
Historien, spécialiste du « fait colonial »
Intervention sur « Le rôle des images
dans la transmission des mémoires »
Mme Françoise Vergès . - La parole est désormais à M. Pascal Blanchard, historien, spécialiste du « fait colonial ».
M. Pascal Blanchard . - Des images, pour une histoire commune au regard de quatre siècles d'histoires coloniales.
Pour fabriquer une mémoire commune, il faut des images communes. Ces images se trouvent dans les livres, dans des films, dans des expositions, mais aussi dans des musées. Et c'est cela qui permet de bâtir une histoire et une mémoire commune. Cette année, les cinquante ans de la Guerre d'Algérie, moment crucial de notre histoire contemporaine, nous rappellent à quel point l'histoire coloniale a pesé sur la société française et combien les traces en sont toujours vivantes. Il est temps que ces histoires soient pleinement dans le récit national.
L'exposition « Exhibitions, l'invention du sauvage » montre que, par des images, on peut associer toutes les histoires : elles font sens pour tout le monde, et l'on n'a pas brûlé de voitures devant le musée pour autant. L'histoire est une rencontre, une reconnaissance, un destin commun...
Benjamin Stora a parlé en début d'après-midi de la vertu des films. C'est essentiel de transmettre, par le livre, l'école ou les films. Je rends d'ailleurs hommage à l'INA qui a enfin entrepris de sauvegarder, à son initiative, les images relatives à l'outre-mer de France Ô et RFO depuis 50 ans, un véritable patrimoine en images, pour les mettre demain à disposition des chercheurs et des documentalistes. C'est dans cette dynamique que nous devons bâtir des lieux de savoir et d'histoire, pour rendre « commun » ce récit de nos outre-mers, de nos passés coloniaux, des hommes et femmes qui en sont les héritiers, de tous, dans le présent.
Les images montrent que nous avons une histoire commune ; elles font naître l'émotion, qui crée du sens dans le présent. C'était déjà l'objet de l'exposition « Images et colonies » il y a vingt ans au MHC au coeur des Invalides (1993) lorsque nous souhaitions faire une exposition pour déconstruire les imaginaires coloniaux, par ces mêmes images, pour passer enfin à autre chose et surtout savoir décoder leurs messages, leurs affects, car elles sont porteuses d'une histoire et d'un récit. Les images sont un moyen de construire une citoyenneté commune et de dépasser la guerre des mémoires, elles sont avec les films et les objets, avec les archives et les témoignages, les témoignages nécessaires pour raconter ces passés dans notre présent.
Dès lors, nous rappelle une enquête réalisée en avril 2011 par Harris Interactive, les trois-quarts des Français jugent que les étrangers ne font " pas suffisamment d'efforts pour vivre harmonieusement en France ", ni pour s'intégrer en France (bien entendu personne n'a posé la question dans l'autre sens !), alors que 54 % d'entre eux jugent que la société française fait suffisamment d'efforts pour permettre aux étrangers de s'intégrer. Les deux tiers pensent que l'intégration fonctionne " mal ". Pour autant il va falloir raconter cette histoire commune, ce passé commun, qui est lié à l'histoire coloniale. En une décennie, les Français ont diabolisé les immigrés (et par effet immédiat, leurs enfants, qui sont français mais restent identifiés à leurs parents) et les immigrés sont devenus les uniques responsables de leur désintégration. Ajouter la crise économique, une " guerre des civilisations " depuis septembre 2001 qui n'a de cesse de s'imposer sur nos écrans et de s'immiscer dans nos vies sous prétexte de nous protéger, une peur de l'islam qui traverse toute l'Europe et quelques populismes tonitruants pour stigmatiser l'autre " trop visible ", les tziganes ou les juifs, et vous obtenez un parfait cocktail qui place la peur au coeur de nos histoires... Du discours de Dakar au discours de Grenoble, du regard sur l'homme noir à celui sur les roms, il convient toujours d'utiliser ce qui fait stigmates ou exclusion. Jean Jaurès écrivait, il y a plus d'un siècle, que " Quelle que fût la race (...) quelle que fût la religion, la forme et la victime de l'oppression et de l'iniquité, nous avons protesté toujours " et cet engagement majeur doit rester, encore plus aujourd'hui qu'hier, une signature des hommes politiques dans leur rapport au monde.
Et bien, pour faire aimer la France à ceux qui la découvrent ou à ceux qui sont nés ici et qui ne l'aiment plus, il va falloir reparler d'histoire. Il va falloir parler de nos histoires communes (y compris des moments difficiles), rénover nos quartiers en déshérence (sans oublier les outremers), lutter contre les discriminations (sans oublier de pouvoir les mesurer avec précision), valoriser les diversités (sans tomber dans le fétichisme " Colors is beautifull "), désenclaver ces territoires, encourager l'initiative économique, agir sur l'insécurité, réaffirmer que toute politique d'intégration efficace s'attache d'abord à promouvoir la langue et à transmettre les principes fondateurs de la République. En premier lieu, dans cette politique repensée, il convient de privilégier les jeunes, à la fois les enfants des primo-arrivants et les enfants issus de l'immigration, en concentrant sur ces populations les moyens des politiques d'intégration, y compris en repositionnant le service civique vers des actions territoriales fortes.
Cela n'a rien d'extraordinaire et nous avons réussi à le faire avec les mémoires juives tout en luttant contre l'antisémitisme et en offrant une lecture renouvelée d'épisodes traumatiques de l'histoire de France que sont l'affaire Dreyfus ou Vichy. Nous savons que les populations de confession juive sont aujourd'hui sensibles à la manière dont le récit national intègre la mémoire de leurs ascendants ou des générations précédentes. Il est donc possible de le comprendre pour beaucoup d'autres populations issues du récit migratoire, de l'histoire de l'esclavage ou des histoires de la colonisation. Il est fondamental d'engager toutes les forces de la nation dans ce combat, car l'égalité est la matrice de notre vivre ensemble, comme l'affirmait Pierre Mendès-France pour qui la " République doit se construire sans cesse car nous la concevons éternellement révolutionnaire, à l'encontre de l'inégalité, de l'oppression, de la misère, de la routine, des préjugés, éternellement inachevée tant il reste de progrès à accomplir ".
Pour tout cela il va falloir bâtir un lieu référence, un lieu où les histoires se croisent dans une tribune collective publiée par Libération, nous écrivions qu'il fallait un lieu de tous, pas un lieu parcellaire. car « nous pensons que cette approche par communauté et par territoire risque de favoriser la fragmentation et la segmentation des récits. Elle risque aussi d'encourager une approche où la société est appréhendée comme une juxtaposition de communautés perçues comme permanentes et figées alors qu'elles sont toutes soumises à des reconfigurations et des interactions. » Il est temps d'innover et d'oser. C'est pourquoi « nous revendiquons la création d'un grand lieu unique, fédérant ces récits et mémoires, capable de dépasser l'histoire de chacun pour bâtir une histoire commune, permettant à tout un chacun de s'approprier de manière critique la complexité et la dimension plurielle de l'histoire de France, en Europe et hors de l'Europe. Un véritable lieu de culture et d'histoire, ambitieux dans sa programmation, grand public dans ses objectifs, fédérateur dans sa démarche. Un lieu des mémoires de la France qui pourrait également renouveler le projet « Maison de l'Histoire de France », encore en réflexion sur ses contenus et ses objectifs. » Cela devra être un lieu pour tous, un « lieu pour mettre en contexte et en conversation ces passés, où croiser les mots et les représentations des peuples autochtones, des esclaves, des colons, des travailleurs migrants dans les colonies, des travailleurs immigrés et de leurs enfants dans l'hexagone, des anciens combattants, des supplétifs des armées coloniales, des harkis, des rapatriés, des bagnards aux colonies, des nouveaux migrants... tous citoyens français, tous ceux sans qui la France ne serait pas la France. Un lieu pour inscrire l'histoire de la société française dans l'histoire globale. Un lieu innovant et nécessaire. Un lieu exemplaire ».
C'est un des enjeux majeurs du présent. Bâtir avec les images et les récits, une histoire en partage en lien avec les passés coloniaux. ( Applaudissements. )