Mmes Marilyn Baldeck, déléguée générale, et Sophie Péchaud, présidente de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT)
Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - Nous entendons à présent Mme Marilyn Baldeck, déléguée générale de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Elle est accompagnée par la présidente de l'association, Mme Sophie Péchaud.
Mme Marilyn Baldeck, déléguée générale de l'AVFT . - L'AVFT existe depuis vingt-sept ans, elle est spécialisée dans le droit applicable en matière de violences contre les femmes. Elle émet des propositions issues de son expérience sur le terrain, puisqu'elle accompagne entre 300 et 400 femmes - et quelques hommes - victimes de violences. Ces violences, en 2011, relevaient du harcèlement sexuel pour 43 % des cas. L'association se porte partie civile dans les procédures et nos juristes arpentent les tribunaux à longueur d'année, si bien que leurs constats sont précis, leur expérience, concrète. Ils savent ce que les juges entendent - ou n'entendent pas...
Le délit a été abrogé par le Conseil constitutionnel. Depuis des années, l'AVFT avait tenté d'alerter les parlementaires, les pouvoirs publics, hélas en vain. J'espère que cette audition aura enfin l'écho qu'elle mérite : ce serait la première fois.
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Quelle responsabilité !
Mme Marilyn Baldeck, déléguée générale de l'AVFT. - Elle est à la hauteur de l'enjeu pour les victimes. Nous critiquons depuis vingt ans la définition inscrite dans la loi - nos critiques sont encore plus vives depuis la réforme de 2002. Depuis vingt ans, on nous dit que nous voyons le mal partout, que le problème n'est pas dans la définition mais dans l'application que les juges en font. Avec un aplomb insupportable, les plus hautes autorités de l'Etat affirmaient que le délit de harcèlement sexuel ne posait aucun problème, ni de définition, ni d'application, ni, bien sûr, de conformité à la Constitution. La loi du 22 juillet 1992 a été votée contre l'avis de ceux qui prédisaient que les femmes, vénales et procédurières par nature, allaient envahir les tribunaux. M. Jacques Toubon, alors député, clamait que « le harcèlement sexuel doit rester hors du champ pénal », que « le meilleur moyen d'y remédier est de mieux éduquer les hommes » mais aussi que « les femmes doivent aussi éviter de provoquer »... ! Plus personne aujourd'hui n'oserait tenir de tels propos dans une enceinte républicaine, mais de telles pensées continuent de nourrir le travail parlementaire... J'ai dit cela en audition devant la mission d'information présidée par Mme Danielle Bousquet, à l'Assemblée nationale : mes propos ont été censurés dans le rapport. J'espère qu'il en sera autrement au Sénat ...
Il a été dit ou écrit que la réforme de 2002 avait été faite sous la pression des associations féministes, AVFT en tête. Je m'inscris en faux contre cette affirmation diffamatoire ; nous n'avons pas été consultées et c'est par la presse que nous appris l'adoption de la nouvelle définition. La modification législative ne correspondait en rien à nos attentes. Présidente de l'association à l'époque, Mme Catherine Le Magueresse avait au contraire qualifié cette réforme de « régression ».
Sans surprise, la jurisprudence, après 2002, a connu une évolution catastrophique. Il y aurait depuis lors 80 condamnations par an - 54, selon le chiffre qui figure dans l'annuaire statistique du ministère de la justice. Autrement dit, une demi-condamnation par an et par tribunal. Ceux qui redoutaient « un affront pour la séduction à la française » ont été rassurés... Les spécialistes sont de plus en plus nombreux à penser que le délit de harcèlement sexuel a uniquement servi à déqualifier - et dépénaliser - les violences sexuelles. M. Daniel Caballero, juriste peu suspect de sympathie pour notre cause, le reconnaît lui-même dans Le droit du sexe , paru en 2011.
Mme Claire Waquet, l'avocate de M. Gérard Ducray, qui a fait abroger le délit, affirme que l'on ne saurait crier au harcèlement sexuel « quand un homme dépose des roses rouges devant la porte d'une collègue ou d'une subordonnée » pour lui exprimer ses sentiments. M. Ducray avait été condamné pour avoir tenté d'embrasser ou de toucher des collaboratrices contre leur gré. « J'ai arrêté à chaque fois qu'elles m'ont dit non », affirme-t-il : quel aveu dans ce « chaque fois »... « Je persévérais car je pensais que leur refus était de pure forme ». Sic. Parlons clair : le harcèlement sexuel n'a rien à voir avec un bouquet de roses rouges devant la porte. Pas une condamnation n'a été prononcée en vingt ans pour de tels faits. Toutes les condamnations ont concerné des attouchements sexuels. Autrement dit, des agressions sexuelles. Un professeur de droit hostile à la pénalisation du harcèlement sexuel écrit, dans le Manuel de droit pénal spécial paru en 2012 chez Dalloz, qu'en matière de harcèlement sexuel, le plus grand nombre d'arrêts rendus concerne des faits qui « manifestement constituent des agressions sexuelles, voire des viols ». Ce délit sert à minimiser des violences sexuelles, il n'a, dans sa stricte acception, suscité aucune répression. Or les pouvoirs publics ont refusé de le réformer. Que d'occasions ratées ! En février 2010 encore, l'Assemblée nationale a voté à l'unanimité une réforme de la définition ; en commission des lois du Sénat, un amendement inspiré par le Gouvernement l'a écartée, en invoquant la « non-conformité de la définition d'inspiration communautaire à la Constitution française » ! Le harcèlement moral, avec une définition similaire, avait pourtant déjà passé le filtre du Conseil constitutionnel. Quoi qu'il en soit, après la censure de votre commission des lois, l'Assemblée nationale a renoncé à rétablir sa rédaction. Les victimes de harcèlement sexuel ont servi d'élément de négociation. Elles ont été passées par pertes et profits en échange de l'ordonnance de protection des victimes de violences conjugales - au bilan pour le moins mitigé.
Ce n'était pas la première fois que nous tirions la sonnette d'alarme. Nous l'avons fait aussi à propos du délit de dénonciation calomnieuse, épée de Damoclès suspendue au-dessus des victimes déboutées d'une plainte pour harcèlement sexuel. Une présomption de mensonge est une négation de la présomption d'innocence. Or il a fallu que la France soit condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme, saisie par l'AVFT, pour que les pouvoirs publics se décident à réagir.
Dans les deux cas, la légitimité de la parole des victimes, de la parole des femmes, est mise en cause, par antiféminisme, par défiance à l'égard de l'expertise militante. Vous allez durant vos auditions écouter des juristes, des professionnels du droit, qui n'ont jamais rencontré une victime de harcèlement sexuel. Un magistrat en fin de carrière aura eu à connaître d'un ou deux cas au plus, tant le contentieux est rare en cette matière. Pour eux, le harcèlement sexuel est un concept. Pour nous, ce sont des cas concrets que je me dois d'évoquer dans leurs termes mêmes. « Quand vous portez cette robe, vous devriez ajouter une ceinture pour mettre vos fesses en valeur. » : s'agit-il d'un compliment ? Que l'intéressée proteste et sa vie professionnelle devient un enfer. « Je vais mettre la climatisation plus fort, les filles, pour que vos tétons pointent » : une blague ? Celle qui ne l'apprécie pas devient la rabat-joie, la coincée, qui aurait bien besoin de se faire décoincer... Les conditions de travail se détériorent au point que le lien contractuel est rompu. « Ouvrez donc un bouton de votre chemisier afin que je voie votre pendentif ...», « nous déjeunons avec un gros client demain, portez une jupe un peu courte », etc. Voilà ce que l'on trouve dans nos dossiers. Ou encore, un magazine, pas n'importe lequel, jeté sur le bureau : « celles-là, ce ne sont pas des chochottes, toi tu ne ferais pas la même chose ».
Vous noterez qu'il n'y a dans aucun de ces exemples de demande d'actes sexuels. Le harcèlement sexuel n'a pas nécessairement pour seule visée d'obtenir d'une personne des actes de nature sexuelle. Si vous voulez voter une loi efficace, lisible, applicable dans les tribunaux, consultez le texte de loi que l'association a rédigé en 2005. Il avait été présenté au Sénat, salle Médicis, à vos prédécesseurs, et peut-être à certains d'entre vous ; mais personne ne s'en était saisi. Il figure sur notre site internet depuis sept ans, actualisé au fil du temps en fonction des pratiques des tribunaux.
Si vous voulez adopter une loi inapplicable, il faut commencer par éviter de décrire les manifestations du harcèlement sexuel. Ainsi les magistrats ne sauront pas ce qu'il recouvre ; ils ne pourront se fonder que sur ce qu'eux-mêmes, à titre personnel, considèrent comme grave. Or le seuil de tolérance concernant les violences aux femmes est encore aujourd'hui assez élevé. Ce qui est grave, c'est le contact physique, considère-t-on souvent. La directive européenne à cet égard manque de précision. Si l'on ne mentionne pas le caractère verbal, on favorise une confusion avec les agressions sexuelles.
Concernant l'abus d'autorité, la question me semble tranchée : il n'est pas mentionné dans les propositions de loi. Et c'est tant mieux car les 20% de harceleurs situés au même niveau hiérarchique que leur victime bénéficieraient alors d'une immunité légale.
Les articles abrogés citaient la recherche de « faveurs de nature sexuelle ». Ce vocabulaire galant du XVIII e siècle n'a rien à faire dans le code pénal ! « Marque de bienveillance accordée à certains », « gentillesse », « don de soi », y compris sexuel, une faveur n'a rien à voir avec la coercition dont nous parlons ici. Ce terme de la loi de 1992 a engendré de la confusion, plaçant le harcèlement sexuel, non dans le champ des violences, mais dans celui de la séduction consentie. Le remplacer par « la recherche d'un acte sexuel » ne réglerait rien : cela aurait seulement pour effet - ou pour objet ? - d'exclure certaines formes de harcèlement sexuel, celles où l'auteur n'a pas l'intention d'obtenir un acte sexuel. Confidences sexuelles, tentatives pour extorquer des confidences sexuelles, commentaires sous la ceinture, recommandations vestimentaires, réflexions sur les goûts et les pratiques sexuelles présumées, sont en eux-mêmes du harcèlement sexuel. Maintenir l'intention d'obtenir un acte sexuel, ce serait empêcher la preuve du délit. Je m'explique : les éléments matériels prouvant le harcèlement existent, ils fourmillent même, grâce à l'internet, aux SMS, aux enregistrements - qui sont recevables en justice. Il est bien plus difficile d'administrer la preuve de l'intention, car aucun harceleur ne dit : « je te harcèle parce que je veux coucher avec toi » ! En outre, faire reposer l'infraction sur une intention phallo-centrée en dirait long sur notre société...
S'agissant de l'absence de consentement des victimes, la terminologie utilisée exige une grande prudence. Faut-il faire la preuve de propos ou de comportements « imposés », quand il existe dans le monde du travail et sa réalité hiérarchique une subordination, donc de la contrainte ? Il est plus facile de faire la preuve d'un comportement « non désiré ». Il y a une autre formulation, médiane : « faire subir des actes ou des propos... ».
Comment définir une atteinte à la dignité ? Le concept tend à se clarifier au fil de la jurisprudence mais il reste compliqué. Nous préférerions que soit mentionnée une « atteinte aux droits ou à la dignité », car quand un congé ou une formation sont refusés, l'atteinte à des droits précis est facile à démontrer. Cette rédaction serait plus réaliste.
J'en viens à la répétition. Dans 99,99% des cas de harcèlement, les actes ou les propos sont répétés... à l'envi ! Mais reste le cas de l'entretien d'embauche où un recrutement est assorti de propositions à caractère sexuel. Une victime ne porte jamais plainte pour un acte isolé - et pourtant une seule remarque, si l'intéressée proteste, peut déclencher une dégradation des conditions de travail.
Enfin, sur l'échelle des peines, lorsque nous plaidons au tribunal correctionnel, généralement, notre affaire vient après un vol à la tire, avant un outrage à agent. Or, un vol non aggravé est passible de 3 ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende, contre un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende pour le harcèlement sexuel. Nous ne demandons pas que l'on pende haut et court les harceleurs, mais nous souhaitons une cohérence dans la hiérarchie des peines. L'AVFT mène tout au long de l'année des actions de prévention en milieu scolaire. Les jeunes, lorsqu'ils comparent les peines pour un vol de téléphone portable et pour harcèlement sexuel, sont choqués de la disproportion des peines encourues ...
La décision du Conseil constitutionnel vous donne carte blanche, car ses commentaires n'imposent pas un retour à la loi de 1992. Rien n'oblige à retomber dans les mêmes erreurs. Nous pouvons réinventer le délit de harcèlement sexuel. Mais aussi, car cela seul ne suffira pas, accentuer la prévention, les interventions en justice de la part d'associations, de syndicats ; nous pouvons aussi harmoniser les codes, ainsi que le statut de la fonction publique. Voilà comment garantir l'effectivité de la loi.
M. Alain Anziani . - Il est temps en effet de supprimer l'expression « faveurs sexuelles », mais faut-il supprimer toute référence à la connotation sexuelle ? C'est à voir. L'abus d'autorité comme circonstance aggravante, mon texte le retient. Quant aux sanctions, il convient de respecter l'échelle des peines à la fois par rapport aux autres catégories de délits et aux autres délits ou crimes sexuels. Une agression sexuelle est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Enfin, ne conviendrait-il pas de distinguer entre harcèlement sexuel et harcèlement sexiste ? Tous les exemples que vous avez donnés me paraissent plutôt relever du second. Dire à une subordonnée « vous êtes belle, poupée », cela constitue-t-il un acte de harcèlement sexuel ? Le Conseil constitutionnel acceptera-t-il que tout soit mis dans le même sac ? J'ai lu avec attention la proposition de loi rédigée par l'AVFT. Je m'étonne des circonstances aggravantes que vous mentionnez : avec la menace d'une arme ou d'un animal, on n'est plus dans le harcèlement sexuel mais dans l'agression sexuelle.
Mme Esther Benbassa . - Je suis d'accord avec nombre des réflexions formulées par Mme Baldeck. En revanche, l'idée que « une fois suffit » me pose problème. Je partage aussi l'avis de M. Anziani sur les propos machistes : même une femme, du reste, pourrait dire à sa subordonnée qu'elle est belle, sans arrière-pensées sexuelles. Et une blague n'est pas un harcèlement sexuel. Je crains que vous ne rendiez le texte de loi moins précis, en donnant l'impression que tout relève du harcèlement sexuel ou du harcèlement moral. La moindre critique sur la méthode de travail d'un collaborateur pourrait être pénalisée ! Or la rédaction doit éviter le flou. J'ajoute que, si un acte peut suffire en matière de harcèlement sexuel, alors il doit en aller de même en matière de harcèlement moral: il faudra alors modifier sa définition, par parallélisme.
Mme Laurence Cohen . - « Faveurs sexuelles » est effectivement une expression surannée, à proscrire. Insistons sur l'égalité des droits. Un acte unique peut constituer du harcèlement et avoir des conséquences durables. L'exemple de l'embauche est excellent. Du reste, le harceleur se fait prendre pour un acte : cela ne signifie pas qu'il n'en a pas commis d'autres.
Ce qui importe, c'est de définir le climat créé par le harcèlement sexuel, car la victime est paralysée, sous pression. Chaque terme a son importance.
Mme Marilyn Baldeck, déléguée générale de l'AVFT. - La directive européenne opère la distinction entre « sexuel » et « sexiste », plus précisément entre « sexuel » et « à raison du sexe ». Il faut éviter de transposer cette dernière expression dans notre code pénal. Dans les exemples que j'ai donnés, il y a bien un élément connoté sexuellement : « ma femme n'a jamais aimé ça, avec toi ce serait différent », ce ne sont pas des propos sexistes. Le sexisme pourrait intervenir plutôt comme une circonstance aggravante du harcèlement moral. Nous ne sommes pas favorables à l'idée de tout mélanger. Il y a les discriminations, et le harcèlement. Dans la phrase « vous êtes belle, poupée », il y a une connotation non pas sexuelle, mais sexiste. Vous craignez qu'une rédaction comme la nôtre ne passe pas la censure du Conseil constitutionnel. Je crois le contraire, car le Conseil a donné la recette : il eût suffi d'un seul élément de précision pour que la définition lui convienne. Nous apportons plus qu'un élément, parce que nous voulons que la loi, certes soit conforme à la Constitution, mais aussi soit concrètement efficace.
Tel gérant d'un beau restaurant de l'avenue Montaigne se promène toujours accompagné d'un chien de défense, impose ses commentaires graveleux à toutes les serveuses, qui se gardent de protester puisque, sinon, il lâche le chien : ce cas relève du harcèlement sexuel, il n'y a pas de viol.
Dans le texte abrogé, la répétition ne figurait pas dans la définition. Et le législateur en 1992 l'avait exclue des éléments constitutifs de l'infraction. L'introduire serait une régression. Aucune victime n'a jamais déposé plainte pour un acte isolé qui n'aurait pas été d'une extrême gravité.
Quant à l'échelle des peines, elle est respectée puisque nous proposons trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende. C'est moins que les cinq ans d'emprisonnement et les 75 000 euros d'amende qui sanctionnent actuellement les agressions sexuelles.