Mercredi 6 juin 2012
Table ronde : organisations des personnels de
la fonction publique
_______
Présidence de Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales -
Mme Annie David, présidente. - Nous accueillons les représentants de plusieurs organisations syndicales de la fonction publique.
M. Christian Lembeye, représentant national CFTC . - Comme médecin de prévention au sein de la fonction publique territoriale, je m'étonne que l'on privilégie le répressif et le curatif tandis que la prévention est peu abordée. Il est temps de libérer la parole et d'appliquer les principes généraux de notre République : liberté, égalité, fraternité. L'OMS définit la santé comme « le bien-être physique, mental et social » : cette question de la santé est à remettre au coeur de la discussion.
Au lieu de définir le harcèlement comme le fait de harceler, il convient de cerner ce que c'est que « harceler », pour ensuite en venir au harcèlement. Limiter le harcèlement sexuel aux relations hiérarchiques est restrictif : il existe des harceleurs à tous les niveaux et il faut viser en particulier les personnes qui profitent de l'état de faiblesse de la victime. La jurisprudence exige des actes répétés. Cependant la cour d'appel de Lyon, dans un arrêt de mars 2011, a rappelé la différence, sur ce point, entre harcèlement sexuel et harcèlement moral, le premier n'étant pas nécessairement caractérisé par une pluralité d'actes. Il faut écrire cela noir sur blanc - d'autant qu'il est bien difficile d'obtenir les témoignages de collègues qui craignent des représailles. La condition de répétition doit donc être supprimée.
Comment concilier la nécessité d'une définition précise et celle d'un champ large permettant de prendre en considération toutes les formes de harcèlement sexuel ? Peut-être par une liste non exhaustive et un recours au « notamment » ...
La loi de 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires traite du harcèlement moral mais non du harcèlement sexuel. Enfin, je salue les propositions de loi et le travail des sénateurs.
Mme Sigrid Gerardin, représentant syndical de la FSU . - Nous souhaiterions ne pas trouver dans la définition un critère d'intentionnalité : le harceleur n'a pas toujours pour motivation d'obtenir des « faveurs » sexuelles, il n'a souvent que la volonté d'exercer un pouvoir. Pour agir contre les harceleurs, il faut des éléments probants. C'est pourquoi la « nature » et la « dignité » ne suffisent pas : mentionner les atteintes aux droits est indispensable, pour faciliter l'administration de la preuve.
La condition d'une subordination hiérarchique n'est pas toujours pertinente, car le harcèlement sexuel peut survenir entre collègues. Quant à la gravité, elle doit s'apprécier du point de vue de la victime, non du harceleur ; évitons aussi de la lier à l'intention de ce dernier, mais prenons plutôt en compte le nombre de personnes impliquées, les moyens employés...
La notion de répétition nous gêne aussi car le chantage opéré une fois, lors de l'entretien d'embauche, n'est pas couvert. D'ailleurs, d'une façon générale, lorsque les victimes osent dénoncer une situation, des faits antérieurs nombreux se sont déjà produits.
Le volet répressif me semble bien faible : les peines sont trois fois plus légères que pour un vol simple. Le code pénal, ne l'oublions pas, est un outil normatif autant que répressif. Comment les enseignants - que nous représentons ici - peuvent-ils transmettre aux enfants le respect des personnes, en l'occurrence des femmes ? Quand les élèves apprennent que les peines sont plus lourdes pour un vol de téléphone portable, ils s'esclaffent !
Les textes actuels ne mentionnent pas d'obligation de prévention dans la fonction publique. Nous venons de vivre des années difficiles en matière d'exemplarité de l'Etat et il est grand temps de mettre en place des outils de prévention. Il n'existe pas, pour la fonction publique, de corps comparable à l'inspection du travail : il est nécessaire de confier cette fonction à des enquêteurs qui ne soient ni juge ni partie.
Les propositions de loi qui conviennent le mieux seraient celles de Mme Brigitte Gonthier-Maurin et celle de M. Philippe Kaltenbach .
Mme Dorine Pasqualini, représentante syndicale de Solidaires . - Il y a eu des tentatives de suicide dans la fonction publique et les comités d'hygiène et de sécurité ont joué un rôle moteur pour examiner les situations, mener des enquêtes. Ils pourraient exercer un rôle similaire en matière de harcèlement sexuel. Nous souhaitons que les syndicats et les associations puissent se porter partie civile, et qu'une obligation de protection et de résultat soit prévue pour l'employeur. Dans les situations de harcèlement sexuel, il y a mise en danger d'autrui, c'est à prendre en considération. Les sanctions sont à revoir.
Mme Brigitte Jumel, secrétaire générale de l'UFFA-CFDT. - Sur les aspects généraux - que l'employeur soit privé ou public - notre confédération s'est déjà exprimée. Je m'attacherai ici à la fonction publique, -loi de 1983 et lois statutaires.
La répression comporte un volet disciplinaire propre à la fonction publique ; et les commissions de recours ont déjà eu à se prononcer sur des faits de harcèlement sexuel. Ce ne sont pas des actes légers, sans portée, ce sont des agissements graves. La discipline requise dans la fonction publique vaut aussi en cette matière !
Quant à la prévention, je note que les faits qui peuvent être reprochés à l'employeur public, qui ne se confond pas avec la chaîne hiérarchique, sont très difficiles à faire reconnaître.
Une information des agents serait très utile : souvent ils ne savent même pas que le harcèlement est passible de sanctions. Formons aussi les futurs personnels d'encadrement à l'écoute et la détection. Dans la fonction publique hospitalière, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail intervient ; dans les deux autres fonctions publiques, il pourrait avoir le même rôle.
Enfin, la prise en charge des victimes par les services de santé au travail s'impose. Et lorsque l'on change de service un agent pour mettre fin à une situation de harcèlement, que ce soit le harceleur, non la victime !
M. Marc Benassy, délégué fédéral CFE-CGC. - La complexité des situations de harcèlement sexuel n'est pas réductible à une liste de faits limitative. Le harcèlement s'apprécie autant par ses effets sur le climat de travail. N'attendons pas trop du juge pénal, qui ne prononce guère plus de 80 condamnations par an pour des raisons bien connues : le doute profite à l'accusé, les preuves sont difficiles à apporter. La défense commence par nier ou par minimiser les faits ; elle parle de tentative de séduction acceptée par la victime. Dans un second temps, elle invoque un complot, en particulier si l'auteur est un syndicaliste ou un élu - on l'a vu dans une affaire récente. Ou encore, l'auteur affirme que la victime l'a provoqué, que c'est une nymphomane, etc. Ces arguments portent ! Tel juge de la cour d'appel de Montpellier a par exemple estimé devoir tenir compte « des us et coutumes en vigueur au commissariat de Millau » ; l'arrêt emploie les termes de « plaisanteries, certes pas toujours de bon goût » et conclut à « l'absence de contrainte ou l'absence de conscience d'un non consentement ». Sic.
L'employeur a l'obligation de mettre en oeuvre une prévention efficace ; il doit donc être jugé sur les résultats. Les inspections du travail, les inspecteurs de l'hygiène et la sécurité, doivent intervenir sur ces questions.
Les définitions envisagées sont-elles compatibles avec les exigences du Conseil constitutionnel ? Le risque zéro n'existe pas mais les propositions s'inspirent de la définition européenne et la définition du harcèlement moral donnée par la loi de modernisation sociale de 2002, et qui reprend certains de ses termes, a été validée par le Conseil constitutionnel. Faut-il envisager le harcèlement sexuel comme une sous-partie du harcèlement moral ? Il convient avant tout d'apprécier le climat produit par ces agissements. J'ajoute que dans 20 % des cas de harcèlement, il n'y a pas de lien hiérarchique entre l'auteur et la victime. Enfin, l'acte isolé mais grave, lors de l'embauche ou de la titularisation par exemple, mérite d'être pris en compte. La difficulté est de tracer la frontière entre le climat offensant et la liberté d'expression. Des photos de femmes nues, dans un local de garde auquel le public n'a pas accès, peuvent difficilement donner lieu à une sanction pénale... De telles photos ne seraient pas admissibles en revanche dans un lieu où sont reçus des femmes et des enfants. Le terme de « faveurs » ne convient pas. « Actes » est trop restrictif, « satisfaction » est trop large.
Ce qui compte dans les peines encourues, c'est leur gradation. Les avocats de la défense cherchent à obtenir une requalification sur les délits les moins lourdement sanctionnés. Le harcèlement sexuel se produit ailleurs que sur le lieu de travail, je songe au milieu associatif ou sportif - souvenez-vous du livre de la joueuse de tennis Catherine Tanvier. Un dernier mot pour dire qu'aucune des propositions de loi ne nous convient, nous avons pour notre part opéré une synthèse des six textes. Les règlements intérieurs, je le rappelle, peuvent être modifiés rapidement, il suffit pour cela d'un décret.
Mme Annie David , présidente . - Avant de revoir les règlements intérieurs, il faut définir le harcèlement sexuel dans la loi.
Mme Sabine Reynosa, membre du collectif « Femmes mixité » de la CGT . - Nous souscrivons à ce qui a été dit : il y a urgence à réintroduire le harcèlement sexuel dans le code pénal et à toiletter le code du travail et les lois statutaires sur les fonctionnaires. L'intentionnalité est incongrue en matière de droit social. Le terme de « faveurs » est bien sûr à bannir, il n'est pas ici question de marivaudage consenti mais de violence et d'emprise. La référence à des rapports sexuels conduit les avocats à rechercher la déqualification d'agressions sexuelles ou de viols en harcèlement sexuel. Toutes ou presque les condamnations prononcées le sont pour de tels actes.
La définition ancienne n'est pas conforme à celle donnée par les directives européennes, très précise, réprimant toutes les atteintes du point de vue de l'environnement créé. Je songe aux propositions de loi de M. Kaltenbach et de Mme Gonthier-Maurin, dont les définitions s'inspirent des textes européens. Leurs rédactions comprennent l'atteinte aux droits, l'acte isolé ; elles écartent le critère du lien hiérarchique, qui réduit le champ d'application et rend le harcèlement sexuel difficile à réprimer par les juridictions pénales. La relation hiérarchique doit être une circonstance aggravante.
L'échelle des peines est normative, elle est un message, un élément de pédagogie : il faut alourdir les peines sanctionnant ce délit. Quant au devoir de prévention et d'information, il incombe à tout employeur, quelle que soit sa nature, ainsi qu'aux instances telles que les CHSCT. Les associations et les syndicats doivent pouvoir se porter partie civile, avec l'accord de la victime, voire se substituer à elle. La responsabilité morale et pénale de l'employeur est engagée en cas de harcèlement sexuel comme sur d'autres sujets. Il y a, enfin, une obligation de protection des victimes et d'indemnisation.
Mme Annie David , présidente . - Il est choquant qu'un simple vol puisse être sanctionné plus lourdement que le harcèlement sexuel. C'est sans doute l'échelle des peines dans son ensemble qui est à revoir.
M. François Pillet . - Nous devrons nous livrer à un peu de pédagogie sur la rédaction que nous adopterons, d'autant que les magistrats analysent les lois à la lumière des travaux parlementaires. Mme Jumel a fait allusion à l'employeur public comme harceleur. De qui est-il question, s'il ne s'agit ni de supérieurs hiérarchiques ni de collègues ?
Mme Brigitte Jumel, secrétaire générale de l'UFFA-CFDT . - La hiérarchie, la chaîne administrative et l'employeur ne se confondent pas. Je songeais tout simplement, s'agissant de la fonction publique territoriale, aux élus. Je profite de l'occasion pour signaler que certains agents sont aussi au contact direct des usagers : là aussi il s'agit d'une situation à prendre en compte.
Mme Françoise Cartron , secrétaire générale de l'UFFA-CFDT . - Il faut être attentif au caractère symbolique des sanctions encourues. L'atteinte à la dignité d'une femme est plus grave qu'un vol de portable.
Mme Annie David , présidente . - Le problème vient en grande partie de l'aggravation des peines, ces dernières années, pour des délits tels que des vols de portable.
M. François Pillet . - La commission des lois déplore depuis longtemps que ne soit pas engagée la difficile révision globale de l'échelle des peines inscrites dans le code pénal. Une chose du moins est claire, la distinction entre atteintes aux personnes et atteintes aux biens.
Mme Gaëlle Differ, représentante syndicale de Solidaires - Il serait bon de prévoir le déclenchement d'un protocole lorsqu'un harcèlement sexuel est repéré. Les modalités sont à définir avec les organisations syndicales ; le principe serait mentionné dans la loi, au titre de l'égalité entre hommes et femmes.
Mme Brigitte Jumel, secrétaire générale de l'UFFA-CFDT . - Il y a aussi la fonction publique militaire, qui n'est pas exempte de faits de harcèlement sexuel, souvent à la frontière du « bizutage » - terme qui, tout comme les « faveurs », prête à confusion, sur la gravité, sur le consentement.
M. Christian Lembeye, représentant FNACT-CFTC . - Soyons fermes à l'égard du bizutage. Je suis favorable à un plan d'action et une évaluation précise. La prévention apparaîtra clairement dans la loi, j'espère !
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Il faudra prendre en compte l'acte unique, même s'il paraît étranger à la notion de harcèlement, de façon à couvrir l'embauche, la titularisation, le bizutage. Certains actes isolés sont aussi graves, voire plus graves, que des actes répétés. Outre une interdiction et une information, quelles seraient, concrètement, les actions de prévention possibles ?
Mme Virginie Klès . - Il faut à mon sens définir d'abord le harcèlement puis le harcèlement sexuel. Pour moi, le harcèlement implique l'idée de répétition. Mais un acte isolé grave doit pouvoir être puni : peut-être faudrait-il retenir dans ce cas une qualification différente du harcèlement sexuel ?
Mme Brigitte Jumel, secrétaire générale de l'UFFA-CFDT . - On a parlé de l'égalité professionnelle entre hommes et femmes, mais la notion de harcèlement sexuel va au-delà de la question du genre : dans quelques cas ce sont des hommes qui sont harcelés.
Pour répondre au président Sueur, faire connaître la loi n'est pas superflu. Dans les formations dispensées aux personnels d'encadrement, -je songe à l'ENA, aux IRA- les programmes devraient inclure des modules sur le harcèlement sexuel. Enfin, chaque ministère a tout loisir de se doter d'une cellule spécifique.
M. Marc Benassy, délégué fédéral CFE-CGC . - Il faudrait préférer les bureaux individuels, les bureaux à trois ou les open space plutôt que des locaux où un homme et une femme peuvent se retrouver ensemble. De même, il convient d'éviter les couloirs trop étroits ou les lieux mal éclairés...
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je ne peux pas vous suivre sur ce terrain là ! On ne va pas tomber dans les travers américains où lorsqu'un professeur reçoit un étudiant du sexe opposé, il doit ouvrir grand la porte de son bureau ! N'allons pas réorganiser l'architecture pour éviter le harcèlement sexuel !
M. Marc Benassy, délégué fédéral CFE-CGC . - Certes, mais l'employeur a une obligation de résultat et il a sa part de responsabilité en cas de faits de harcèlement trop fréquents.
Un exemple : les services de la Chancellerie vont s'installer à la porte d'Aubervilliers, loin de tout arrêt de bus et de métro. Nous avons attiré l'attention de notre hiérarchie sur les risques encourus par le personnel féminin qui travaille tard le soir ou en horaires décalés. Sur toutes ces questions, la loi seule ne suffit pas et il faut faire confiance aux acteurs de terrain.
Mme Klès s'est demandé si l'on pouvait qualifier de harcèlement un acte unique. Il y a quelques mois, une enseignante de physique est venue au collège avec une tenue jugée « sympathique » par ses collègues. En cours, elle portait une blouse. Le principal-adjoint a voulu apprécier sa tenue par lui-même en la rejoignant dans un couloir et en arrachant les boutons de la blouse de cette femme. Cette attitude peut-elle être qualifiée de harcèlement sexuel ?
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois . - Cela relève à mon sens plutôt de l'agression sexuelle.
M. Marc Benassy, délégué fédéral CFE-CGC . - C'est ce que je pense. En l'occurrence d'ailleurs, il y a eu une lettre d'excuses.
Le harcèlement implique une certaine répétition qui laisse supposer un comportement habituel.
Mme Annie David , présidente . - Dans le cadre d'un entretien d'embauche, il s'agit d'un acte unique, mais celui qui recrute peut exercer systématiquement ce chantage lorsqu'il reçoit une candidate, pourtant différente à chaque fois. En ce cas, il y a répétition mais elle n'est pas avérée tant que la plainte est isolée.
M. Marc Benassy, délégué fédéral CFE-CGC . - En général, ce comportement est rapidement connu.
M. Christian Lembeye, représentant FNACT-CFTC . - La prévention et la formation sont essentielles. Il faut un plan d'action, à l'image de ce qui figure dans la loi réformant les services de santé au travail. Toutes les parties concernées doivent être formées, notamment le centre national de la fonction publique territoriale et les réseaux des écoles de service public.
Nous devons également privilégier la pluridisciplinarité : travailler ensemble permet d'être plus efficace. C'est heureusement le cas pour les médecins du travail qui se concertent avec les psychologues afin d'ouvrir la parole, mais la détection n'est pas chose aisée, car les victimes n'osent pas parler.
Quand on parle de santé et de sécurité au travail, on pense le plus souvent aux accidents, et pas suffisamment aux femmes victimes de harcèlement.
Mme Sigrid Gérardin, représentant syndical de la FSU . - Il est important pour les victimes que la notion de répétition ne figure pas dans la loi. Le harcèlement sexuel n'est qu'un élément du continuum des violences faites aux femmes, qui va de la blague sexiste au meurtre en passant par les mains baladeuses, les coups et les viols.
Les trois fonctions publiques devraient mener une politique plus volontariste à l'encontre de ce phénomène de grande ampleur : les agents, mais aussi les usagers doivent être formés. De même, l'Éducation nationale doit former les jeunes pour lutter contre les stéréotypes actuels. C'est essentiel pour nos sociétés futures.
Mme Sabine Reynosa, membre du collectif « Femmes mixité » de la CGT . - Pour quelles raisons les enseignants n'ont-ils pas de médecins du travail, comme les autres salariés ? Un indicateur sur le harcèlement sexuel devrait être introduit dans les rapports annuels.
Mme Annie David , présidente . - Merci pour toutes ces précisions.