C. UNE LÉGISLATION QUI N'APPELLE PAS DE REMISE EN CAUSE, MAIS UN SUJET QUI PEUT JUSTIFIER DE NOUVEAUX DÉVELOPPEMENTS

1. Des propositions d'ajustement limitées formulées par le Conseil supérieur du notariat

Lors de leur audition par vos rapporteurs, les représentants du Conseil supérieur du notariat, Me Florence Gemignani, présidente de la commission « Transmettre » du 106 e Congrès des notaires de France qui s'est tenu à Bordeaux du 30 mai au 2 juin 2010 et Me Gilles Bonnet, rapporteur de ladite commission, ont présenté quatre propositions se rapportant aux droits du conjoint survivant, formulées à l'occasion du 106 e congrès précité.

Sans les reprendre à leur compte, vos rapporteurs jugent utiles de les verser au débat, en dépit des réserves que certaines semblent appeler à leurs yeux.

1 ère proposition : la suppression du droit de retour légal dont bénéficient les pères et mères 21 ( * ) avec, en contrepartie, son remplacement par une obligation alimentaire viagère à la charge des héritiers acceptant.

Les parents ayant perdu la qualité d'héritier réservataire, il ne leur a été conservé que la possibilité de disposer d'un droit de retour impératif sur les biens qu'ils auraient donnés à leur enfant.

Le CSN note que ce droit de retour, difficile à exécuter, fragilise le règlement successoral et conduit à un certain immobilisme préjudiciable à l'entretien et la conservation du patrimoine familial. En outre, il entre parfois en conflit avec les droits impératifs reconnus au conjoint survivant, par exemple sur le domicile du couple, lorsque ce dernier a été donné au défunt par ses parents.

Le droit de retour légal privilégie la préservation du patrimoine familial au profit du lignage (par opposition à l'union). L'obligation alimentaire viagère répond plutôt à l'impératif de solidarité familiale entre les descendants et les ascendants. Elle se retrouve, sous une autre forme, à l'article 758 du code civil, qui permet aux ascendants du défunt, autres que les père et mère, qui sont dans le besoin de bénéficier d'une créance d'aliments contre la succession du prédécédé, lorsque le conjoint survivant recueille la totalité ou les trois quarts des biens.

Vos rapporteurs notent que, paradoxalement, supprimer le droit de retour aux père et mère aboutiraient à les traiter différemment des frères et soeurs, qui, eux, disposent de ce droit, obtenu par compensation de leur perte de rang de successibilité par rapport au conjoint survivant. Il est vrai cependant que la part successorale revenant aux père et mère est bien supérieure à celles des collatéraux privilégiés et que l'obligation alimentaire peut être plus adaptée à leur situation que le retour d'un bien précédemment donné. En revanche, la créance d'aliments est intransmissible et lèse, in fine , les intérêts des frères et soeurs qui ne la recevront pas de leurs parents à leur décès, contrairement au bien sur lequel a été exercé le droit de retour légal.

La proposition formulée engage par conséquent un équilibre différent de celui retenu par le texte actuel entre les intérêts du lignage et ceux de l'alliance.

2 e proposition : suppression de la règle de l'imputation sur sa part successorale, des libéralités antérieurement consenties au conjoint par le défunt, lorsque le conjoint opte pour l'usufruit sur la totalité des biens au titre de sa vocation successorale légale et que les libéralités ont elles-mêmes été consenties en usufruit. Le défunt pourrait toutefois, par disposition expresse contraire, prévoir cette imputation.

La situation visée par cette proposition est la suivante : les époux donnent à leurs enfants la nue-propriété de la maison qu'ils possèdent, en prévoyant une clause d'attribution de l'usufruit au dernier vif. Lorsque l'un des deux décède, l'autre reçoit donc, en vertu de cette clause et au titre d'une libéralité consentie avant le décès, l'usufruit du domicile commun.

Si le conjoint opte, par ailleurs, pour l'usufruit de la totalité des biens du défunt au titre de la part successorale qui lui revient du fait de la loi, ces biens ne recouvrent pas le domicile, puisque la nue-propriété en a été donnée aux enfants, ni son usufruit, octroyé par la clause du dernier vif, à ce conjoint. En revanche, l'article 758-6 du code civil impose d'imputer sur cette masse de bien une valeur équivalente à l'usufruit antérieurement consenti sur le domicile.

Ceci revient, pour des patrimoines modestes dont le principal élément est le domicile commun, à réduire très sensiblement l'usufruit supplémentaire dont le conjoint peut en principe bénéficier au titre de sa vocation légale 22 ( * ) . Dans une telle situation, il aura intérêt à plutôt opter pour le quart en propriété.

Cette situation est, pour les représentants du CSN, doublement paradoxale : tout d'abord parce qu'en principe, en consentant un usufruit de son vivant au profit de son conjoint, le défunt a, selon toute vraisemblance souhaité majorer et non diminuer les droits de son conjoint et ensuite, parce que le conjoint se doit à lui-même un rapport, puisqu'il est le seul successible en usufruit.

Il convient de préciser que l'exception à la règle de l'imputation proposée par le CSN ne concernerait que les libéralités et les successions uniquement dévolues en usufruit.

M. le professeur Pierre Catala a souligné la difficulté plus large que cause la règle de l'imputation des libéralités sur les droits successoraux du conjoint survivant, qui n'autorisent pas à faire au conjoint de libéralités préciputaires (c'est-à-dire qui ne donnent pas lieu à rapport vis-à-vis de la succession). Il a considéré que si l'on ne touchait pas à cette règle, il fallait, pour équilibrer, éviter de toucher aux règles de l'assurance-vie, qui sont actuellement utilisées pour améliorer la situation du conjoint survivant.

Il a par ailleurs estimé que, même en présence d'enfants d'un autre lit, il pourrait être possible d'autoriser le conjoint survivant à opter pour l'usufruit. Constatant cependant que lorsque le conjoint et les autres enfants sont de la même génération ceci aurait pour conséquence de les priver à vie de la jouissance du bien dont ils sont nus-propriétaires, il a proposé que l'usufruit ne s'exerce alors que sur la réserve des seuls enfants communs.

Il s'agirait cependant là d'une remise en cause importante de l'équilibre de la loi de 2001 relative à l'option entre le quart en propriété et la totalité en usufruit.

3 e proposition : permettre à l'époux bénéficiaire d'une clause de partage inégal de la communauté, de moduler, lors de la dissolution du régime matrimonial, l'émolument qu'il est appelé à recevoir à ce titre.

Les époux qui souhaitent préserver la situation du survivant peuvent utiliser certains mécanismes du régime matrimonial. L'un d'entre eux est la clause de partage inégal qui vise, lors de la dissolution de la communauté pour cause de décès, à prévoir une répartition des biens différente de celle que le régime matrimonial prévoyait : les époux peuvent ainsi décider que le survivant recevra, au moment du partage des biens matrimoniaux consécutif au décès, les trois-quarts de ces biens plutôt que la moitié, comme le prévoit ordinairement le régime légal. Dans ce cas, la succession du défunt portera non pas, comme cela aurait dû être, sur la moitié des biens du ménage, mais seulement sur le quart restant. Pour cette raison la clause de partage inégal diminue la masse des biens susceptibles de revenir aux enfants à l'occasion de ce décès.

Les représentants du CSN observent que parfois, le choix initial des époux s'avère inadapté plusieurs années après, alors que la situation des intéressés a été profondément modifiée. Tel est par exemple le cas lorsque le choix des époux a eu lieu à un moment où le patrimoine propre de l'époux en faveur duquel la clause de partage inégal a été décidée, était peu important. Par la suite cet époux a pu recevoir en héritage de ses parents des biens qui ont considérablement amélioré sa situation patrimoniale et rendu moins nécessaire qu'il reçoive une part majorée lors du partage des biens matrimoniaux.

Si, dans ce cas, les époux négligent de remettre en cause la clause de partage inégal, la masse des biens du défunt qui reviendront aux enfants s'en trouve mécaniquement diminuée, alors même que la situation du conjoint survivant ne justifie plus forcément ce partage inégal, et que lui-même préférerait que ces enfants reçoivent plus au titre de la succession, dans la mesure où il est assuré d'être maintenu dans ses conditions de vie antérieures.

Pour remédier à cette situation, les représentants du CSN ont proposé d'importer du droit des successions au droit matrimonial, le mécanisme du cantonnement de l'émolument perçu par le conjoint.

Le cantonnement de l'émolument désigne la faculté offerte au conjoint de limiter volontairement ce qui peut lui revenir de la succession, afin que les autres héritiers reçoivent la différence. Appliqué à la clause de partage inégal, il s'agirait de permettre à l'intéressé de limiter la part qu'il reçoit de la communauté en vertu du partage inégal, afin que la patrimoine du défunt ouvert à la succession recouvre une masse plus importante des biens matrimoniaux. Ainsi un conjoint survivant bénéficiaire d'une clause de partage inégale des trois-quarts pourrait décider de cantonner sa part à seulement moitié, le reliquat d'un quart revenant à la succession du défunt.

M. le professeur Pierre Catala s'est déclaré favorable à cette proposition.

Vos rapporteurs observent cependant qu'il s'agirait là d'une remise en cause des règles régissant la dissolution des communautés matrimoniales, qui ôterait toute prévisibilité au partage des biens matrimoniaux, puisque celui-ci dépendrait, in fine , de la décision du survivant de limiter ou non la part qu'il pourra recevoir.

En outre, la faculté ainsi offerte au conjoint pourrait se retourner contre lui s'il devait subir des pressions ou être soumis à l'influence de ses proches ou des enfants du défunt pour l'amener, contre son intérêt, à limiter son émolument et renoncer ainsi au bénéfice de la protection que lui garantissait la clause de partage inégal.

4 e proposition : affirmer l'absence d'incidence du décès d'un époux en cours de changement de régime matrimonial. Cette disposition ne concerne cependant qu'une modification apportée par la loi de 2006, qui a réformé le droit de l'homologation judiciaire des changements de régimes matrimoniaux en permettant, en l'absence d'opposition, que l'acte notarié prenne effet sans qu'il ait été homologué par le juge (art. 1397 du code civil).

La situation visée est la suivante : deux époux souhaitent changer leur régime matrimonial et accomplissent les formalités à cet effet. Cependant l'un décède avant que les formalités de publicité et de notification aux enfants ou aux créanciers aient été accomplies. Une telle situation intervient notamment lorsque l'un des époux est gravement malade et que les conjoints souhaitent organiser les conditions de vie de celui qui lui survivra.

Il y a alors deux possibilités :

- si le décès est survenu après ces formalités, et qu'il n'a pas été formé opposition dans le délai de trois mois, l'acte notarié conserve sa validité et le changement est réputé être intervenu à la date de sa signature. En revanche, si une opposition a été formée contre lui il est soumis à l'homologation du juge. Dans ce cas, le juge considèrera que le décès a eu pour conséquence la dissolution du régime et qu'il n'est pas possible de tenir compte du changement 23 ( * ) ;

- si le décès intervient avant la notification, l'acte notarié reste sans effet et la procédure est interrompue. Les représentants du CSN proposent que la notification soit alors possible et que la procédure suive son cours en dépit du décès de l'intéressé, sauf opposition. L'opposition imposerait de renvoyer au juge qui, compte tenu de sa jurisprudence, refusera de prononcer l'homologation.

Une telle modification est susceptible de porter remède à la situation difficile dans laquelle peuvent se trouver certaines familles lorsque le décès annoncé de l'un des époux survient avant l'achèvement de la procédure de changement de régime matrimonial.

Cependant vos rapporteurs s'inquiètent du pouvoir que l'on remettrait ainsi à celui qui , ayant la possibilité, en s'opposant et en provoquant ainsi la saisine du juge, d'empêcher le changement de régime matrimonial, aurait le pouvoir de négocier un arrangement en sa faveur .

Tel est certes d'ores et déjà le cas lorsque le décès survient après l'accomplissement des formalités de publicité. Mais, inversement, on peut relever qu'en présence d'enfants mineurs, l'acte notarié étant toujours transmis au juge, jusqu'à sa décision, le décès d'un des époux interrompt la procédure. La proposition appelle, pour cette raison, une certaine réserve.


* 21 Ce droit de retour légal a été créé par la loi de 2006 en compensation de la suppression de la réserve des parents, et non par celle de 2001 qui avait maintenu leur qualité d'héritier réservataire.

* 22 Par exemple : supposons que le patrimoine du couple se divise en une maison, évaluée à 200 et en des biens financiers, pour la même somme. Par une donation au dernier vif, les époux prévoient que celui qui survivra à l'autre recevra l'usufruit de la maison (soit un usufruit sur une somme équivalente à 200). Assurés que le survivant pourra ainsi continuer à résider dans le domicile commun, ils donnent à leurs enfants la nue-propriété de la maison. À l'issue de cette opération, leur patrimoine n'est plus constitué que des biens financiers, soit une valeur de 200. Lors du décès d'un des deux époux, le conjoint survivant choisit, au titre de la part de succession qui lui revient du fait de la loi, l'usufruit sur les biens restants, c'est-à-dire l'usufruit sur les biens financiers d'une valeur de 200. Comme il a été antérieurement doté de l'usufruit sur le domicile, il convient, en vertu de l'article 758-6 du code civil, d'imputer cette libéralité sur sa part successorale, pour calculer ce qui lui reviendra in fine. Or : usufruit sur la totalité des biens existants au moment du décès (200 en biens financiers) - usufruit sur le domicile (évalué à 200)=0. Le conjoint survivant ne recevra finalement rien de la succession.

* 23 Civ. 1 ère , 12 juillet 2001, Bull. civ. I , n° 223.

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