VI. AUDITION DE M. JEAN-FRANÇOIS BERNARDIN, PRÉSIDENT DE L'ASSEMBLÉE DES CHAMBRES FRANÇAISES DE COMMERCE ET D'INDUSTRIE
La mission commune d'information sur la désindustrialisation des territoires procède enfin à l'audition de M. Jean-François Bernardin, président de l'Assemblée des chambres françaises de commerce et d'industrie .
M. Jean-Jacques Mirassou , président . - On a vu au cours des auditions précédentes que le mot « désindustrialisation » faisait débat. Il est donc particulièrement intéressant de recueillir le point de vue des chambres de commerce et d'industrie, qui jouent un rôle déterminant dans la politique industrielle.
M. Jean-François Bernardin . - Je suis très heureux que le Sénat ait décidé de créer cette mission commune d'information sur la désindustrialisation des territoires. Nous essayons de lutter contre l'idée selon laquelle on pourrait développer l'économie en négligeant l'industrie. En effet, c'est la productivité de l'industrie qui permet de mettre en place des services, y compris des services publics. Tous les emplois n'ont pas la même fonction économique.
Nous avons réalisé en 2005 une étude sur les délocalisations que nous tenons à votre disposition.
Il faut toutefois, au-delà de l'enjeu de la compétitivité de l'industrie française, considérer la perspective territoriale en particulier, comme l'indique l'intitulé de la mission commune d'information. Comment les collectivités territoriales peuvent-elles se battre pour conserver une industrie ? Comment l'industrie, de son côté, répartit-elle ses activités sur le territoire ? Il est également nécessaire de s'interroger sur le rôle des métropoles, qui peuvent vider le territoire ou au contraire entrainer son développement.
J'ai une conviction forte : les politiques régionales ou territoriales sont essentielles. Nous croyons, dans les chambres de commerce et d'industrie, à la dynamique de la décentralisation.
Nous devons donc examiner quelles possibilités s'offrent à chaque territoire pour mettre en oeuvre une politique de maintien de l'industrie ou de réindustrialisation. Or nous avons trop souvent une vision conservatoire des emplois, alors que certaines industries sont condamnées de toute manière ; nous avons passé trop de temps, dans le passé, à défendre des entreprises qui n'ont finalement pas survécu. Il vaut mieux prévoir quelles activités doivent remplacer celles qui disparaissent et quelles actions doivent être menées en faveur des personnels concernés. Pour cela, une perspective à cinq ou dix ans doit permettre de déterminer les industries que nous voulons conserver. On peut prendre l'exemple de Moulinex, pour lequel il a fallu prévoir la reconversion de centaines d'emplois alors que l'entreprise était condamnée.
Mme Nathalie Goulet . - Le président Alain Lambert estimait que l'entreprise fonctionnait encore sur le modèle du 19 e siècle.
M. Jean-François Bernardin . - Au-delà du maintien des emplois en place, il faut considérer la réalité des marchés de l'emploi d'aujourd'hui : pour prendre un exemple, il y a des centaines de milliers d'emplois dans la téléphonie mobile. Aucun secteur, aucune entreprise ne peut vivre sans s'adapter. Les grandes réussites proviennent souvent d'entreprises créées à partir de rien, telles les entreprises automobiles au début du vingtième siècle ou Google aujourd'hui.
Nous sommes partisans des systèmes productifs locaux (SPL) et des pôles de compétitivité. Toutefois, il ne faut pas considérer ceux-ci comme des systèmes clos mais encourager les coopérations. D'une manière générale, tout ce qui permet de faire travailler les collectivités territoriales avec les entrepreneurs est positif, car la réussite de l'industrie dépend au moins autant des politiques locales que des orientations décidées au niveau national.
M. Jean-Jacques Mirassou , président . - Nous en venons à présent aux questions.
Mme Nathalie Goulet . - Le cas Moulinex soulève un problème plus général. Ne pensez-vous pas que ce dossier aurait été traité différemment dix ans plus tard ? Les aides sont désormais soumises à conditionnalité et les services de l'État s'y impliquent davantage. Je crois aussi que les élus voient différemment leur rôle à l'égard des entreprises. J'approuve le discours de M. Bernardin sur le rôle des politiques locales en faveur du maillage économique et industriel des territoires. Les territoires sont variés et les filières distinctes.
Ne faut-il pas, par ailleurs, considérer que certaines erreurs stratégiques et une tendance à la fonctionnarisation chez les dirigeants sont à l'origine de grandes difficultés ? La DCN a connu une déperdition considérable d'énergie, de savoir-faire et d'emplois, tandis que les Chantiers de l'Atlantique perdaient 2 500 salariés en cinq ans.
M. Jean-François Bernardin . - Je crois vraiment que, si les collectivités ont abordé la décentralisation avec un certain angélisme dans un premier temps, elles ont amélioré leur approche par la suite. L'État ne peut en effet pas irriguer complètement les territoires. C'est pourquoi le réseau des chambres de commerce et d'industrie est fondamentalement décentralisé et que nous travaillons en coopération avec tous les présidents de régions.
Les Chantiers de l'Atlantique ont connu un problème de compétitivité au niveau mondial, face notamment aux chantiers coréens, que le savoir-faire ne suffisait pas à compenser.
La volonté concertée des chefs d'entreprise et des collectivités permet de gérer la diversité des activités sur le territoire, de laquelle naissent les belles réussites de demain. Pour prendre l'exemple de Bayonne, la chambre de commerce et d'industrie locale a su faire progresser l'activité du port de 2 à 6 millions de tonnes, tout en mettant en place une école d'ingénieurs.
S'il est naturel que l'État dessine des orientations nationales, un système rigidifié et pyramidal, dans lequel l'État déciderait quelles sont les bonnes et les mauvaises industries, ne peut fonctionner. Il n'est pas possible de faire du développement économique sans discuter avec les chefs d'entreprise.
M. Jean-Jacques Mirassou, président . - S'agissant de la décentralisation, quel jugement portez-vous sur la réforme en cours des collectivités territoriales ?
M. Jean-François Bernardin . - Si le sujet est complexe, il est clair que la juxtaposition des cinq ou six niveaux d'administration est coûteuse.
M. Jean-Jacques Mirassou, président . - Quel est plus particulièrement votre diagnostic sur l'articulation des compétences du département et de la région ?
M. Jean-François Bernardin . - Je ne peux donner d'avis tranché sur la question de la répartition des compétences entre les collectivités. Toutefois, pour prendre l'exemple des chambres de commerce et d'industrie, l'évolution est nécessaire mais nous sommes opposés à transférer toutes les attributions des chambres au niveau régional. Les chambres doivent rester attachés aux territoires, tout en étant liées au niveau régional, ce qui leur permet de mutualiser leurs moyens. Nous avons ainsi déjà réduit le nombre des chambres afin de réunir celles qui étaient trop petites. La réforme a pour objectif de fournir, dans chaque chambre de commerce et d'industrie, un socle minimum de prestations. Il faut toutefois faire observer que les innovations viennent la plupart du temps des chambres de petite ou moyenne taille.
M. Edmond Hervé . - Je retire de mon expérience l'impression que notre pays a connu au cours des dernières décennies une fantastique décrispation, qu'il faut savoir utiliser. Un partenariat aux niveaux régional et local est ainsi essentiel, tout en prenant en compte le niveau des métropoles, qui jouent un rôle déterminant.
Au sujet de la politique conservatoire des emplois que vous critiquez, je fais observer que la politique de l'emploi ne doit pas être dictée par les seuls critères financier : il n'est pas acceptable que, par exemple, le cours des actions d'une entreprise augmente le lendemain d'une annonce de suppression d'emplois.
S'agissant de la formation, je considère qu'il y a trop d'écoles de commerce. Il aurait ainsi fallu regrouper les deux écoles de commerce de Bretagne.
D'une manière générale, il faut privilégier la diversification, car l'ultra-spécialisation est porteuse de risques en cas de crise. Il est également nécessaire de régler la question de la succession des dirigeants.
M. Jean-Jacques Mirassou, président . - La métropolisation ne doit pas avoir pour effet de dévitaliser le reste du département. Cela serait d'ailleurs contraire à la mission des chambres de commerce et d'industrie qui est de rapprocher les activités des territoires : les petites entreprises ont leur place en milieu rural.
Mme Nathalie Goulet . - Vous devriez demander votre audition par la commission des lois avant l'examen en deuxième lecture du projet de loi de réforme des collectivités territoriales.
M. Jean-François Bernardin . - L'enjeu est la gestion de l'équilibre entre la productivité du territoire et les besoins humains, comme on l'a vu avec La Poste. Ce débat n'est pas clos. S'agissant des métropoles, le périmètre adéquat sur la plan économique n'est pas forcément le périmètre politique. Il est important qu'elles aient un effet d'entrainement sur les territoires qui les environnent.
Enfin, la question de l'éducation est essentielle : on devrait enseigner dans les écoles que science sans bon sens n'est que ruine de l'âme. La finance n'est pas l'entreprise : elle n'est qu'un moyen et pas un but et la richesse financière n'est qu'une représentation mathématique de la richesse réelle.
Au sujet des écoles de commerce de Bretagne, nous sommes bien sûr favorables à leur rapprochement.